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Le
débat sur le burkini et le bikini revient, est en
phase de devenir l'indispensable de l'été au même titre que le parasol et les
tongs.
Cette année, c'est de ce côté-ci de la Méditerranée que la polémique est partie : certaines pages sur les réseaux sociaux ont initié des campagnes pour dissuader les femmes algériennes de porter un maillot de bain à la plage, notamment en recourant à la menace de publier leurs photos sur internet. Selon les initiateurs, une femme musulmane devrait respecter le code vestimentaire qui lui est imposé par la religion musulmane, religion d'Etat en Algérie. Aucune mesure administrative ou juridique n'a été prise contre les bikinistes mais le bikini est tacitement interdit sur la majorité des plages publiques algériennes. Sur les plages où on les tolère, les bikinistes doivent supporter beaucoup de désagréments, cela va de l'agression, à l'insulte aux regards insistants. Plages et piscines privées deviennent la seule échappatoire pour les femmes en maillot de bain. L'année dernière c'est en France que la tenue des femmes sur la plage avait fait la polémique pendant des semaines. Des maires français avaient pris des arrêtés interdisant le port du burkini sur les plages de leurs communes. Etaient invoqués, entre autres, la sécurité, la laïcité, les troubles à l'ordre public etc. En France mais également en Algérie les avis étaient partagés : certains dénonçaient la mesure prise en invoquant le racisme, l'islamophobie ; les autres la défendait au nom de la lutte contre l'islamisme et/ou le nécessaire respect de la culture nationale. Dans les cas français et algérien, une minorité de femmes a choisi des standards vestimentaires étrangers à ce que certains appellent «la culture nationale». C'est ainsi que la bikiniste est rejetée en Algérie par une majorité pro-tenue pudique (islamistes ?), et la bukiniste est rejetée en France par une majorité pro-maillot de bain (extrême droite ?). Ces deux expériences mises l'une face à l'autre permettent de mettre tous les protagonistes face à leurs incohérences mais sont également une merveilleuse occasion de repenser la question de la liberté individuelle. La culture nationale comme statu quo On pourrait admettre que consacrer l'islam comme religion d'Etat ou la laïcité comme principe de la République n'empêchent pas les femmes de jouir de la liberté de choisir leur façon de s'habiller mais la réalité est toute autre : femmes en burkini en France et femmes en bikini en Algérie subissent une pression de la part de certains politiques, de la population et des médias. Cette appréhension, ce rejet, dans les deux cas n'est pas un rejet de la tenue en elle-même mais du projet de société dont elle constituerait le symbole. Nous avons beau penser que le voile ou le bikini sont une tenue comme une autre, elles sont, quelques fois pour les gens qui les portent mais souvent pour les gens qui y sont opposés, l'uniforme de l'ennemi. Ainsi, le bikini serait le symbole de la femme moderne libérée dans cette culture nationale française, le symbole de la femme aliénée par la culture occidentale dans la culture nationale algérienne. Le burkini quant à lui est le symbole de la piété et le signe de la musulmanité de la femme en Algérie, il est le symbole de l'islamisation, de l'aliénation de la femme musulmane en France. Au «vous êtes dans un pays musulman (en Algérie)» ici répond un «vous êtes dans un pays laïc (en France)» là-bas. Certains conservateurs et certains islamistes, certains laïcs et certains partisans de l'extrême droite sont d'accord sur un point : les minorités doivent respecter la culture du pays, résultat d'un long processus historique. Et ici est niée quelque chose de très élémentaire (mais dérangeante aussi), c'est qu'une culture nationale se fait et se défait par l'action des hommes, souvent d'un groupe d'hommes. Et la «nouvelle» culture nationale n'est pas plus imperméable aux changements que ne l'était la plus ancienne. Et puis la liberté dont se réclament les uns et les autres consiste-t-elle à défendre «ce qui est» au détriment de «ce qui risque d'advenir» par le fait des expériences de liberté des uns et des autres ? Peut-on parler de liberté dans le cas de la femme en bikini en France et de la femme en burkini en Algérie quand ces femmes font ce que la grande majorité attend d'elles ? Est-il question de liberté lorsque nous respectons la norme sociale ? Sans s'en soucier, les personnes souhaitant l'interdiction d'une tenue ou de l'autre enfoncent les femmes faisant partie objectivement de leur camp et vivant à l'étranger. Le Français qui fait référence à la culture nationale pour interdire à une minorité de femmes de porter le burkini renforce la position des islamistes qui recourent au même argument dans les pays musulmans contre le bikini. Et si nous sommes des adversaires de l'islam politique dans nos pays dits «musulmans», nous sommes condamnés par un certain discours français à arrêter de nous battre pour acquérir plus de libertés (changer la culture nationale). De leur côté, les islamistes, par leurs condamnations régulières des mœurs jugés «légères» de certaines femmes algériennes et qui violeraient nos codes sociaux musulmans, condamnent également les musulmanes pratiquantes vivant en France où d'autres codes sociaux ont cours. L'appartenance à la minorité comme simple gage Nous avons tendance à penser que les individus et les groupes «opprimés» par les défenseurs officiels de la culture nationale, ont une idée plus grande que leurs «oppresseurs» de la liberté. En ayant été privés du droit de choisir, ils seraient plus enclins à défendre la liberté individuelle. En réalité il n'en est rien, et l'affaire du burkini en est un très bon exemple. En effet, beaucoup de burkinistes d'Europe défendront le caractère musulman de leurs pays d'origine au nom de quoi «tout ne doit pas être permis», et beaucoup de bikinistes encourageront les pays européens à prendre toutes les mesures contre la visibilité de la communauté musulmane, cette communauté qui les étouffe chez eux. La liberté au nom de laquelle les minorités défendent leur droit de se démarquer n'est, très souvent, qu'un argument de circonstance, une simple rhétorique générée par la faiblesse. Il y a, sur les minorités (les faibles) un autre point à soulever : à l'idée qui prévaut chez les majoritaires selon laquelle il faut respecter la culture nationale répond souvent un autre présupposé chez les minorités dans ces pays : l'expérience de la liberté est forcément plus authentique chez eux, eux qui rejettent les principes et valeurs établis par la majorité. Appartenir à la majorité justifie pour beaucoup de groupes minoritaires le qualificatif d'aliéné. Il est pourtant aussi mal aisé de contrarier sa communauté d'appartenance (minoritaire), que la majorité. Une femme qui porte le bikini en Algérie parce qu'elle est née dans une famille où la norme est de porter le bikini à la plage peut-elle sérieusement donner des leçons d'émancipation aux femmes qui choisissent le burkini parce que norme sociale ? Faire partie d'une majorité ou d'une minorité ne peut être en soi un gage de liberté ou d'aliénation. L'individu peut, doit pouvoir heurter sa culture nationale mais la liberté s'exprime aussi (avant tout ?) contre notre communauté d'appartenance, quelle que soit sa supposée faiblesse structurelle. La liberté individuelle : une menace et une opportunité Nous sommes tentés d'affirmer que la liberté n'est défendue par aucun des protagonistes mais nous admettrons plutôt que majoritaires et minoritaires défendent «de bonne foi» ce qu'ils appellent la liberté, la conception qu'ils s'en font. Mais il nous semble que ce qui produit les incohérences relevées c'est que la liberté est appréhendée par les uns et les autres comme «un rapport entre le désir et la satisfaction»(1); tous ceux qui viendraient «déranger» ce rapport seront désignés comme ennemis à éradiquer, alors que l'insécurité, le «dérangement» est consubstantiel à la notion de liberté. Chaque individu libre est un individu qui offre une opportunité pour les uns et une menace pour les autres. C'est la liberté offerte aux individus qui peut faire espérer aux majoritaires que des individus constituant le groupe minoritaire (parfois subversif) détruisent ce groupe de l'intérieur et opte pour le choix de la majorité. C'est aussi cette liberté individuelle qui peut faire espérer à minorités (subversives) le ralliement d'autres personnes à leur projet de société s'ils en ont. Simone Weil a très bien résumé cela quand elle a écrit: «L'ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu'il soit. On ne peut reprocher à ceux qu'il écrase de le saper autant qu'ils peuvent ; quand ils se résignent, ce n'est pas par vertu, c'est au contraire sous l'effet d'une humiliation qui éteint chez eux les vertus viriles. On ne peut pas non plus reprocher à ceux qui l'organisent de le défendre, ni les représenter comme formant une conjuration contre le bien général. Les luttes entre concitoyens ne viennent pas d'un manque de compréhension ou de bonne volonté ; elles tiennent à la nature des choses, et ne peuvent pas être apaisées, mais seulement étouffées par la contrainte. Pour quiconque aime la liberté, il n'est pas désirable qu'elles disparaissent, mais seulement qu'elles restent en deçà d'une certaine limite de violence.»(2) Ainsi, parce que les luttes doivent rester «en deçà d'une certaine limite de violence», parce que la liberté doit être appréhendée comme un rapport entre «la pensée et l'action»(3), il s'agit pour les individus de «réfléchir», et pour réfléchir ils ont besoin et le devoir de confronter leurs points de vue (l'objet de leur liberté) au point de vue de l'autre. L'espace qui permet cette confrontation EST la véritable liberté. Dans ce sens Hannah Arendt pense que la liberté «(?) est un attribut désignant une forme précise d'organisation des hommes entre eux et rien d'autre. Elle ne trouve jamais son origine dans quelque intériorité de l'homme, dans sa volonté, sa pensée ou ses sentiments, mais dans l'espace entre les hommes qui ne surgit que là où plusieurs individus se rassemblent et qui ne peut subsister que tant qu'ils restent ensemble.»(4) Les majorités françaises et algériennes ont parfaitement raison quand elles pensent que la simple visibilité des femmes en bikini et en burkini constitue une menace pour «la culture nationale», mais la menace du changement est justement ce qui se joue perpétuellement dans la liberté comme espace, car cet espace est ce qui permet les authentiques défaites et les authentiques victoires, en deçà de toute forme de violence. La liberté menacée par le relativisme Nous avons tenté de corriger ce qui nous semblait biaiser la bonne compréhension du concept de liberté, et nous avons ciblé les arguments qui reviennent le plus souvent chez les protagonistes (personnes actives sur le sujet). Il est important de compléter notre exposé en nous intéressant au discours de certaines personnes se présentant comme «neutres», des personnes qui se contentent d'avancer que les femmes ont le droit de porter ce qu'«elles veulent». Nous pouvons tout à fait ne pas nous sentir concernés par un débat, mais affirmer que nous sommes pour que chacun fasse ce qu'il a envie de faire ne peut prétendre à être un argument, et risque justement d'affaiblir la liberté comme espace entre les hommes. Lorsque nous avançons que les individus ont le droit de se confronter dans un espace, nous ne le faisons pas pour réconforter les protagonistes, pour les mettre au même niveau. Défendre la liberté des personnes à se confronter, parfois par la simple visibilisation, a un objectif ultime : toucher la vérité de plus près. C'est cet espace qui nous garantit l'accès à tous les arguments constituant les points de vue, arguments qui nous permettront de nous faire notre propre opinion, ensuite de passer à l'action. Ainsi, je peux reconnaître la liberté d'une femme en Algérie à porter le bikini et/ou à en défendre les bienfaits, car elle a sa place dans la liberté comme espace. Et je pourrais en même temps m'engager à convaincre les femmes de ne pas porter le bikini en présentant des arguments contraires ou en vibilisant d'autres tenues sur la plage (l'espace comme lieur de confrontation). La même chose s'appliquerait au burkini : il n'y aurait aucune contradiction à affirmer que la femme est libre de le porter (liberté comme espace) et à expliquer pourquoi je suis contre (espace comme confrontation). Ainsi, ne pas se sentir concerné par un débat est une chose, mais y participer en donnant à tous un peu de «liberté» comme on donnerait un bout de gâteau à des enfants qui se chamaillent, entretenir «la pacification intellectuelle»(5) c'est proprement vider la liberté de son essence et de sens le plus noble. La liberté vise à nous permettre d'approcher la vérité de plus près jusqu'à ce que d'autres individus viennent et s'en approchent encore mieux parfois en contredisant ce que nous aurons élevé nous-mêmes au rang de «principe». Notes 1- Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, Paris: Éditions Gallimard, 1955, p.58 . Disponible sur le lien suivant : http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/reflexions_causes_liberte_oppression/reflexions.html 2- Ibid., p.136. 3- Ibid., p. 58. 4- Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, Paris : Editions du Seuil, 2014, p. 264. 5- Jean Stuart Mill, de la liberté, Paris, Gallimard, 1990, pp. 109. |