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Dans vos éditions des 23 et 24
août 2016, vous avez inséré un article en deux parties émanant de M. Maaradji Mohamed, linguiste de son état, se voulant comme
réponse à une réflexion sur le même thème insérée dans les mêmes colonnes le 04
du même mois, ayant pour titre : «Défaut de langue : sommes-nous des SDF ?»,
écrit par M. Touhami Rachid Raffa.
En lisant les deux articles, j'ai pu voir deux styles : l'un sobre, méthodique et cartésien dans sa vision du phénomène linguistique en Algérie et l'autre malheureusement émotif, vindicatif, aux idées disparates manquant profondément d'harmonie et de rigueur d'approche. En effet, vouloir débattre d'un sujet aussi sensible que celui de la langue arabe en Algérie nécessite à mon sens de l'apaisement et la maitrise de son émotivité au risque de perdre sa sérénité et son esprit d'analyse critique. L'article de M. Maaradji se présente à mon humble avis non pas comme une réponse scientifique à une réflexion thématique, mais plutôt comme un procès d'intention à l'égard d'une personne qui n'a fait qu'exprimer ses idées sur un sujet parmi tant d'autres et dont les contours sont loin d'être balisés. L'argumentaire sur lequel s'appuie la démarche de M. Maaradji s'éloigne de l'approche académique que requiert un tel sujet et verse plutôt dans la polémique par la véhémence du style consécutive à une charge émotionnelle largement affichée à l'endroit d'une langue profondément malmenée voire charcutée par le pouvoir depuis l'indépendance à nos jours pour des raisons idéologiques et politiques évidentes. Il juge le Quotidien d'Oran comme le seul journal d'expression française crédible et s'étonne en même temps qu'il ouvre ses colonnes pour publier, je cite, «des bêtises énormes sur la langue arabe». C'est une forme de casus belli par laquelle notre «débateur frondeur» commence son pamphlet qui à mon sens manque de finesse diplomatique, de sens éthique et de délicatesse linguistique et dénote en même temps d'un incipit maladroit annonciateur d'un débat violent sur la question de la langue arabe. Sachez M. Maaradji que les Arabes que vous estimez à 500 millions d'âmes ne sont pas tous arabes et que la langue arabe que vous classez péremptoirement à la 4ème place dans le gotha des langues du monde n'est pas la seule parlée dans cette sphère géographique que vous appelez «monde arabe» et qui, de mon point de vue, manque d'homogénéité et n'existe que dans la cervelle de ceux qui l'ont conçu, car dans la réalité concrète il y a des pays délimités par des frontières politiques, dirigés par des satrapes absolutistes, corrompus et corrupteurs, qui maintiennent leur peuples dans un joug quasi colonial, que ni la langue arabe, ni l'histoire et ni la géographie n'ont pu unir. Il n'y a qu'à voir les désastres humanitaire et écologique engendrés par les guerres au Proche Orient et en Libye. Où est donc ce Monde arabe dont on parle tant ? Nulle part. Ceci dit, je pense qu'il faut éviter de donner de prime abord le même statut à l'arabe classique (qui est, rappelons-le, une langue sémitique dérivée de l'araméen au même titre que la langue hébraïque, donc très ancienne) et au dialecte qui en dérive et qui représente une forme d'expression linguistique corrompue mais largement répandue dans son environnement social. La première étant l'outil d'expression et de communication officiel par excellence de l'Etat et de ses institutions, la seconde constitue le moyen de communication usité par les individus dans leur interaction sociale c'est-à-dire dans la vie de tous les jours. Elle est donc plus vivante, élastique et s'adapte facilement aux changements que subit la société dans les différentes étapes de son évolution. La cause étant que la première est écrite et est soumise à des contraintes qui la figent ou rendent son évolution lente voire difficile, se résumant essentiellement dans le respect strict des règles imposées par la grammaire et l'orthographe, alors que la seconde fait abstraction de ces règles, car parlée et non écrite, elle est plus libre. De Saussure dans son cours de linguistique générale disait à ce propos que : «la critique philologique est en défaut sur un point : elle s'attache trop servilement à la langue écrite et oublie la langue véritable». Ceci étant, aucune langue au monde n'est demeurée dans son état statique originel depuis l'invention du langage par l'homme. Le brassage des civilisations par les échanges commerciaux et culturels ainsi que le fait colonial, depuis l'Antiquité à nos jours, ont eu raison de la sacrosainte pureté des langues par l'interférence de l'une sur l'autre et dont la philologie en a fait son domaine de prédilection. Aussi, désacraliser une langue ne veut pas dire que l'on est contre cette langue mais plutôt contre le mythe qu'elle peut engendrer et l'idéologie qu'elle peut produire, c'est-à-dire intouchable et inviolable donc échappant à la rigueur des sciences profanes au profit des enjeux politiques. Il y va ainsi de l'arabe que défend M. Maaradji pour la circonstance en invoquant son inaltérable vocation de langue du Coran et en même temps de Hafidh Derradji, d'El Moutanabi, de Khadidja Benguena et de Boumédienne. Je ne pense pas que la langue parlée et écrite d'El Moutanabi soit la même que parlent et écrivent Hafid Derradji, Khadidja Benguena ou Boumedienne, que le temps, la géographie et les préoccupations séparent. C'est à mon sens un exemple inapproprié. Sachez M. Maaradji que l'expansion et l'apogée d'une langue est profondément tributaire du niveau culturel et civilisationnel d'une société donnée. Toute langue quelle que soit son origine ne peut se développer, se répandre et s'imposer ex nihilo. Ainsi, le grec par exemple, était devenu par excellence la langue des sciences, des mathématiques, de la philosophie, de la poésie et des arts dans tout le bassin méditerranéen parce que la civilisation hellénique à un moment donné de son histoire (particulièrement au Ve siècle avant J.C, le siècle d'or, qui a vu la naissance de la démocratie sous Périclès) rayonnait sur toute cette sphère géographique. Les œuvres dramatiques de Sophocle et Aristophane, la pensée philosophique de Socrate, de Platon et d'Aristote ainsi que L'Iliade et l'Odyssée d'Homère en plus des fables d'Esope, faisaient autorité à cette époque, car la société était capable de produire de telles œuvres grâce à un esprit créatif et compétitif. La langue grecque se devait ainsi d'être au diapason de cet esprit inventif comme support matériel de ce précieux contenu qui sans elle ne pouvait être exprimé, connu, transmis et traduit et qu'a contrario ce support linguistique ne pouvait briller sans l'humus intellectuel des savants grecs. C'est la raison pour laquelle les Hellènes étaient les premiers inventeurs de la grammaire pour rationaliser, discipliner et maitriser une langue dont la destinée était intimement liée à l'univers du savoir et des arts. Cependant, le déclin de la civilisation hellénique vers 404 avant J.C (chute d'Athènes et fin de la guerre du Péloponnèse) a entrainé systématiquement celui de sa langue, car la société était dans l'incapacité de transcender ses propres contradictions par l'esprit fertile de ses penseurs qui a dominé la méditerranée pendant plusieurs siècles. Il va sans dire que le cheminement historique de la langue arabe ne peut être singulier. Quand la civilisation arabo-musulmane culminait à son apogée de Bagdad à Cordoue dans les domaines des sciences, de la médecine, de la philosophie et des arts, son support linguistique n'était pas moins brillant et pour s'abreuver de ce savoir, la langue arabe était le passage obligé. Le déclin de la civilisation arabo-musulmane après les chutes de Bagdad et plus tard de Grenade en 1492 a entrainé systématiquement la dislocation de l'édifice intellectuel de ces sociétés, les plongeant ainsi dans une période ténébreuse dont les séquelles sont ressenties jusqu'à aujourd'hui. Alors comment peut-on encore considérer la langue arabe comme une langue de l'avenir en se basant sur des critères purement quantitatifs (nombre de chaines arabophones dans le paysage médiatique des pays arabes et non arabes, et nombre d'arabophones dans ces mêmes pays) alors qu'il aurait suffi de faire un petit détour par l'histoire pour comprendre l'état d'inertie dans lequel elle se trouve actuellement car beaucoup de choses restent à faire dans nos écoles et nos universités. Cependant, je me joins à vous M. Maaradji sur un point. C'est lorsque vous affirmez que l'arabe classique doit rester la langue véhiculaire et officielle de l'Algérie et non la daridja qui en dérive et qui, à mon avis, demeure malgré tout un dialecte dont la fonction est avant tout de permettre la communication entre les membres d'une même société dans leurs relations de tous les jours. Dans ce contexte Rousseau disait dans son «Essai sur l'origine des langues» : «La parole distingue l'homme entre les animaux : le langage distingue les nations entre elles ; on ne connait d'où est un homme qu'après qu'il a parlé. L'usage et le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays : la parole étant la première institution sociale ne doit sa forme qu'à des causes naturelles». Le dialecte n'est nullement une langue car non structuré, non écrit et vide de concepts, il ne peut servir ni de support pédagogique dans nos écoles ni d'outil de communication officiel dans nos institutions administratives et politiques. Mais au lieu de songer, M. Touhami, à concevoir une langue à partir d'un dialecte qui va compliquer davantage un domaine qui a du mal à être cerné car politisé, mal conçu et mal géré par ceux qui en avait la charge et dont l'école algérienne en a payé un lourd tribut par un éclatement linguistique sans précédent, pourquoi ne pas donner la prééminence à la langue amazighe, une langue longtemps bâillonnée par le pouvoir et maintenue de force dans sa région d'appartenance au profit de l'arabe imposé il est vrai par le haut pour des raisons revanchardes à l'égard de la langue française? La langue française est un butin de guerre comme l'a si bien dit Kateb Yacine. Oui c'est un butin de guerre conquis par des femmes et des hommes qui ont donné leur vie pour que vive ce pays dans la liberté dans la paix et dans le savoir. Ce butin de guerre, il ne faut jamais le nier, nous a permis de nous éclairer sur beaucoup d'autres rapports et de connaitre une réalité autre pour nous connaitre nous-mêmes car sans l'Autre on ne peut pas être. La langue française a révélé des romanciers de grande envergure à l'image de Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Malek Haddad et Assia Djebbar pour ne citer que ceux-là, et qui n'ont jamais renié leurs origines. Le conflit entre la langue française et la langue arabe après l'Indépendance est une opposition factice dont l'enjeu politique n'est autre que le pouvoir car dans la réalité ces langues se complètent plus qu'elles ne s'opposent. Alors laissons le soin aux spécialistes (linguistes, pédagogues, anthropologues, psychologues) d'en découdre avec la question dans un débat serein et dépassionné loin des turbulences claniques et partisanes. * Juriste - Constantine |