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4.
Plusieurs historiens soutiennent qu'il y avait une dimension religieuse,
évangélisatrice, dans l'entreprise coloniale, quel est votre sentiment à ce
sujet ?
Il est évident que les colonisateurs étaient convaincus de la supériorité de leurs principes, chrétiens pour les uns, humanistes pour les autres, avec toute la variation possible des sensibilités. Mais il ne semble pas qu'ils aient nourri une image négative de l'islam. Dans la tradition orientaliste, nombre d'entre eux se soucièrent de mieux connaître les langues locales (arabe et berbère) de recueillir des textes, d'étudier la jurisprudence malikite. Par ailleurs, Bonaparte avait fondé lors de la brève occupation de l'Égypte, une politique musulmane conservant à la religion musulmane sa primauté, et le souvenir de cette politique ne s'était pas effacé. Il faut noter aussi que, dès le début, l'État français s'engage, sur l'honneur, dans le texte de la capitulation qu'il impose aux Turcs d'Alger, à respecter les biens, mais aussi les croyances des habitants, et le libre exercice de la religion musulmane. Cet état d'esprit est très clairement exposé par le ministre François Guizot devant les députés le 10 juin 1847 : « Nous n'avons pas été en Algérie pour y recommencer les croisades [?] C'est un acte de justice et de prudence en même temps pour nous, un devoir du gouvernement comme un devoir de chrétien de respecter la liberté religieuse des musulmans comme la nôtre propre. Le gouvernement en a pris et en prendra un soin constant. Il fera pour la satisfaction et le développement des intérêts religieux en Algérie, de l'armée comme de la population civile, il fera, dis-je, tout ce qui est de son devoir ; mais il ne permettra pas qu'un zèle imprudent, je ne veux pas dire injuste, empiète sur la liberté de personne dans l'Algérie, pas plus sur la liberté des musulmans que sur celle des diverses communautés chrétiennes ». Cette formule demeurera à peu près inchangée jusqu'à la fin de l'Algérie indépendante. Elle est plus proche de la tolérance en vigueur dans les empires depuis l'Antiquité (en particulier les empires musulmans) que d'une laïcité qui n'existe pas vraiment dans la France concordataire, et que la République s'efforcera de faire vivre par la suite. Il va de soi que toutes ces bonnes intentions ne pouvaient suffire à désarmer les résistances à l'envahisseur. Par ailleurs, on ne peut sous-estimer l'effet malencontreux de manifestations ostentatoires comme la transformation en églises de quelques mosquées. Fort logiquement, ces résistances trouvèrent pour principal mot d'ordre celui qui, depuis des siècles, unissait les États maghrébins musulmans de la rive sud de la Méditerranée occidentale contre leurs adversaires ibériques catholiques du Nord : la défense de l'islam contre la chrétienté. Ainsi la conquête, par sa son existence même, a encouragé un islam de refus, crispé sur la tradition, au lieu de faciliter l'ouverture sur l'extérieur telle qu'elle se développa dans l'empire ottoman ou en Tunisie, où elle permit la naissance d'élites modernes. 5. Quelle fut l'importance des troupes indigènes au service de la conquête de l'Algérie et quel rôle ces troupes ont joué dans le combat contre l'Emir Abdelkader ? Les officiers ont senti, très tôt, l'intérêt d'avoir à leurs côtés des hommes du pays, parlant ses langues, connaissant à fond son relief, ses chemins, les terrains de parcours des tribus nomades, ou les villages des montagnards, rompus à une guerre de surprise et de coups de mains. Il apparaît vite qu'il n'est pas possible de mobiliser et d'entraîner selon le système français de tels hommes, qui répugnent profondément à la vie de caserne, comme à l'idée de se lier par un contrat de longue durée qu'ils jugent attentatoire à leur liberté. En revanche, nombre de ces hommes, attirés par le métier des armes ou l'attrait du butin, sont prêts à se mettre aux ordres de chefs français pour des opérations définies. Quelques tribus, anciennement au service des Turcs, et menacées à ce titre de perdre leurs privilèges par l'entreprise d'Abdelkader, s'allient très vite aux nouveaux conquérants, la plus célèbre étant celle des Douaïr et Sméla des environs d'Oran, dont le chef, Mustapha ben Ismaël, reçoit même le titre de général de brigade à titre étranger. Par ailleurs, les officiers des bureaux arabes savent admirablement user de leur familiarité avec les traditions locales pour attirer dans leur sillage nombre de guerriers, des chefs ralliés ou leurs fils, chargés d'opérer à la tête des cavaliers de leurs tribus (goums), et des personnages plus humbles, qui constituent leur garde permanente. Ainsi se constituent des corps dits de « partisans », qui forment le « maghzen », un terme qui, à l'époque turque, désignait les tribus attachées à ce service. Très tôt aussi, les commandants en chef français ont cherché à lever en Algérie des unités régulières. Les zouaves qui, comme on le sait, tirent leur nom de la confédération kabyle des Zouaoua, dans laquelle les gouverneurs français avaient souhaité, à l'instar des beys tunisiens, tirer des soldats, sont vite devenus une troupe à recrutement exclusivement français, troupe d'élite du reste. En revanche, des bataillons de tirailleurs et des escadrons de spahis ont pu être assez rapidement organisés, d'abord avec un statut de supplétifs, puis, dès 1841, avec un statut régulier. Au départ, cependant, ces troupes indigènes ont peu de prestige. Selon le futur général Ducrot, le bataillon d'Alger est un «fléau», et ses hommes ne se distinguent, quand ils ne désertent pas, que par leur penchant aux rixes et aux vols. Il déclare même : « Il est honteux pour nous de faire entrer dans notre armée le rebut de la population indigène». Les campagnes de Crimée et d'Italie commencent à rehausser le prestige des «Turcos», qui sera définitivement consacré par leur conduite à Wissembourg et surtout à Frœschwiller, en 1870. Quoiqu'il en soit, l'appoint des forces indigènes n'est pas du tout négligeable. L'effectif des réguliers, environ 3.500 hommes en 1841, s'élève à près de 10.000 en 1843, pour revenir à 7.000 en 1847. Il sera de 12.000 hommes pendant la campagne de Kabylie. Le nombre des guerriers non inscrits dans des formations régulières est également important. Pour la seule province d'Alger vers 1850, une force permanente d'environ un millier d'hommes était à la disposition des autorités militaires. Pour les trois provinces, cela constituerait un minimum de 3.000 hommes, un maximum de 5.000. Ainsi, les indigènes représentent-ils, au total, bon an mal an, un chiffre approximatif de 10.000 hommes, soit à peu près le dixième des troupes françaises. Outre l'appui matériel, les chefs français attendent de cette participation un effet moral. « Il n'est pas, souligne un observateur, de tribu qui ne compte quelques-uns de ses enfants sous notre drapeau », ce qui constitue « une puissance considérable au service des idées que nous voulons propager dans la population arabe». Il faut ajouter que, à ces effectifs permanents peuvent s'ajouter les goums, c'est-à-dire les combattants des tribus réquisitionnés pour une mission précise, et commandés par leurs caïds ou leurs cheikhs, sous le contrôle des officiers de bureaux arabes. Utiles pour le service d'éclaireurs, ils sont d'une médiocre combativité, mais leur mobilisation aux côtés des colonnes françaises a du moins l'intérêt de les soustraire à la tentation de rejoindre le camp adverse. 6. Peut-on aujourd'hui établir précisément les raisons de la défaite de l'Emir Abdelkader ? Cette défaite s'explique surtout par le manque de moyens. Vu le caractère très récent de son pouvoir, l'Emir n'avait jamais eu d'autorité réelle que sur la partie centrale et occidentale de l'Algérie, à l'exception de toute la moitié orientale. Il n'a jamais pu mettre en ligne plus de 15.000 hommes, contre une armée de 80.000 hommes en moyenne. À l'exception d'un petit noyau de troupes régulières, dont ni l'armement, ni l'équipement, ni l'entraînement, ne pouvaient se comparer à celui des armées européennes, la majorité de ses combattants se composait de guerriers des tribus, d'une endurance et d'un courage à toute épreuve, mais très mal armés, dont les dispositions tactiques se résumaient à l'attaque par vagues, à cheval ou à pied, ou à la défense de positions naturelles, sans guère de capacité de manœuvres. L'appui de ces guerriers des tribus ne pouvait être d'une durée indéfinie, étant donné la vulnérabilité des paysans algériens, forcés de se soumettre sous peine de perdre leurs récoltes et leurs troupeaux, systématiquement détruits ou pillés par les colonnes françaises. À mesure que les opérations se prolongeaient, bien des notables choisirent de se soumettre à la France, soit par découragement, soit par ambition. Enfin, l'Emir n'a pas pu compter sur des appuis extérieurs. Ni le Maroc, ni la Régence de Tunis, ni l'empire ottoman n'avaient les moyens de s'opposer à la France. La diplomatie de Guizot a su se concilier l'Angleterre, qui ne voyait pourtant pas d'un bon œil l'expansion de la France en Méditerranée. 7. Vous finissez votre livre par l'évocation de la figure de l'Emir Abdelkader : « Tous ceux qui l'ont rencontré ont été frappés par son humanité puisée dans le meilleur du message religieux dont il se réclamait ». Les Musulmans et les responsables musulmans en France doivent-ils s'en inspirer ? Je pense que le message d'Abdelkader se voulait universel. Il est évident que l'image d'un homme de grande culture, dont la piété est nourrie par la lecture des textes, la méditation, le contact avec les croyants des autres religions, doit interpeller d'abord les musulmans. Mais à mon sens, nulle religion ne peut s'approprier cet homme remarquable, et les non-musulmans peuvent tout aussi bien aussi s'interroger sur son destin. Personnellement, en tant qu'historien, son parcours me paraît aussi passionnant que celui de Napoléon. Sa naissance discrète, son accession au pouvoir à la suite d'événements totalement imprévus, son règne encore plus éphémère, et surtout sa capacité à changer sa défaite apparemment sans appel en une victoire à long terme, permettent de nombreuses analogies avec la vie de l'Empereur, dont on sait combien il subit la fascination de l'Islam. Si je me place du côté du penseur, les écrits et le comportement de l'Emir lors de son exil témoignent d'une réflexion sur l'homme et sa destinée qui rejoint la sagesse enseignée par les grands philosophes depuis l'Antiquité. Son appel n'est donc pas réservé aux musulmans, de France et d'ailleurs, mais à tous ceux qui recherchent la vérité et la fraternité. 8. « Si les Musulmans et les Chrétiens avaient voulu me prêter leur attention, j'aurais fait cesser leurs querelles : ils seraient extérieurement et intérieurement des frères », ces propos de l'Emir Abdelkader ne prennent-ils pas une résonance particulière dans les circonstances présentes ? La citation (surtout sous sa forme complète) semble montrer que l'Emir pensait avoir échoué dans l'entreprise de rapprochement entre chrétiens et musulmans, et qu'il entrevoyait un affrontement futur inévitable. Mais il ne s'est jamais cru un devin et moins encore un prophète, et situait son échec sans doute plus dans une perspective mystique que dans une perspective historique. Son message ne me semble donc pas devoir inciter à la désespérance. Il résonne plutôt comme un avertissement pour les hommes et les femmes d'aujourd'hui. Le slogan du « vivre ensemble » ne suffit pas, s'il se limite à un respect hypocrite, derrière lequel chacun cache son mépris de l'autre en souhaitant secrètement sa disparition. Ce sentiment me paraît résumer trop souvent en France le débat entre laïcistes et musulmans salafistes. Les premiers ignorent le message de l'islam, et n'y voient qu'une sorte d'idéologie des exploités ; les autres développent une ostentation destinée à occuper l'espace plus qu'à approfondir la foi. Or c'est la recherche d'une véritable identité, vécue dans un sentiment fraternel, qui importe. Faute que cette fraternité soit atteinte, la synthèse entre les diverses conceptions du monde risque d'être imposée par le conflit -du moins si l'on imagine qu'un jour l'humanité doit devenir une. Mais à ce sujet, l'Emir aurait certainement ajouté : « Dieu est plus savant ». |