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Né
en Algérie, Jacques Frémeaux est professeur
d'histoire à l'Université Paris-IV Sorbonne. Il a consacré sa thèse de doctorat
(3e cycle) aux « Bureaux arabes dans la province d'Alger » et un nombre
important de ses travaux et de ses ouvrages à l'Algérie et aux entreprises
coloniales, notamment « De quoi fut fait l'empire », « les guerres coloniales
au XIXe siècle ». Son nouvel essai « La conquête de l'Algérie » qui paraît aux
CNRS éditions, nous a fourni l'occasion d'aller à sa rencontre.
1. Vous écrivez que l'objectif de votre livre est de « fonder l'histoire des rapports franco-algériens sur celle du début de la période coloniale ». Que voulez-vous dire ? Je réponds simplement que, étant donné que c'est par la période coloniale que s'est nouée la relation actuelle entre l'Algérie et la France, on doit, pour comprendre cette relation, en connaître les débuts. En France, cette histoire est largement marginalisée, et le plus souvent rejetée dans la rubrique «études coloniales», comme une spécialisation extérieure à la culture générale. L'historiographie française tend en effet à traiter l'histoire de l'Algérie comme celle de n'importe quel autre pays étranger, alors que sa conquête et son occupation par la France font de l'Algérie un théâtre sur lequel se manifestent les caractéristiques de la mentalité nationale. Les différents chercheurs en histoire contemporaine peuvent étudier les institutions, la démocratie, voire l'économie de la France entre 1830 et 1962, ainsi que la culture, sans faire d'allusion à l'Algérie. Notez par exemple son absence totale dans le célèbre Lieux de Mémoires. Inversement, la mémoire justement négative d'une domination coloniale illégitime et injuste pourrait empêcher les Algériens de se demander en quoi l'épisode français (dont je ne suis pas gêné pour dénoncer la nature impérialiste) a contribué à forger l'Algérie moderne. Le problème est que l'histoire de la guerre d'indépendance de l'Algérie efface tout le reste, en divisant d'ailleurs la société française comme a pu le faire l'épisode de la Révolution, entre nostalgiques de l'Algérie française, partisans des « porteurs de valise », laudateurs de l'action du général de Gaulle et descendants des combattants des maquis. Pourquoi cette guerre s'est-elle déchaînée ? Quelle société a-t-elle mise à bas ? Quelles valeurs a-t-elle compromises ? On ne peut le comprendre qu'en analysant, depuis le début, l'épisode colonial, les avatars du contact et des échanges entre la France et l'Algérie. C'est une longue histoire, écrite sur fond de colonialisme et d'impérialisme, mais qui n'a pas empêché les familles et les individus en Algérie de développer des stratégies de résistance, de survie, ou d'adaptation (d'accommodation, comme on écrit aujourd'hui). C'est cet ensemble de pratiques qui ont contribué à fonder une Algérie moderne, largement influencée par la culture française, sans renoncer à une identité de plus en plus nationale. C'est à contribuer à remédier à cette situation que je me suis efforcé après d'autres, comme mon maître Xavier Yacono, Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier... Dans ce livre, je m'adresse surtout aux Français, auxquels je souhaiterai faire partager mon intérêt pour l'histoire de l'Algérie. Je ne crois pas à la repentance, mais j'ai le sentiment qu'un siècle de domination crée une responsabilité particulière. Je prends le risque de voir les épisodes particulièrement sombres de la conquête, que j'ai tenté de retracer, servir à alimenter une « haine de la France » qui tient lieu de slogan pour des politiciens en mal de programme, risque d'autant plus assumé que la plupart de ces épisodes sont déjà connus, et que l'originalité de mon propos consiste dans mon effort pour les intégrer dans un récit cohérent. 2. Dans le contexte actuel marqué par les actions terroristes en France, vous écrivez : « On comprend mieux l'islam et les musulmans à partir de l'histoire de l'Emir Abdelkader et de son effort pour gouverner en vrai chef musulman que dans tous les dossiers des magazines ». Cela signifie-t-il que l'opinion française est mal informée ? La manière dont Abdelkader s'efforça de bâtir un État capable de résister à la France dénote un esprit pragmatique, chez lequel le sens religieux fut mis au service de la justice et de la raison. Avec cet homme qui cherchait à fonder son effort dans une culture musulmane dont il était un représentant éminent, on est loin des prétentions du radicalisme obscurantiste des jihadistes actuels. Par exemple, on ne peut lui attribuer aucune responsabilité dans l'assassinat d'un chrétien ou d'un juif. D'un tout autre point de vue, la considération de sa simplicité et sa frugalité sont un défi au comportement des monarques actuels du Golfe. On pourrait justement le rapprocher de ces notables ottomans et égyptiens qui cherchèrent, pendant tout le XIXe siècle, à ouvrir leur pays à la culture occidentale, en ne refusant pas la contribution de leurs sujets non musulmans. Les excès de l'impérialisme financier et les ambitions des grandes puissances (pour faire court) ont empêché ces évolutions politiques de se poursuivre normalement. C'est, à mon sens, dans la considération de l'œuvre de ces monarques éclairés que doivent se situer les dirigeants arabes actuels. Encore faudrait-il que les États occidentaux contribuent à cette recherche, au lieu d'hésiter entre des politiques qui consistent à vouloir imposer un modèle de démocratie qui est à bout de souffle en Occident, ou à persister à soutenir des régimes archaïques dont les richesses sont gaspillées sans profit réel. 3. Quinze ans après le débarquement des troupes françaises à Sidi-Fredj, comment d'après vous peut-on se représenter l'Algérie ? Pour qui arrive du nord, de la mer, plusieurs paysages se succèdent. Tout d'abord, une côte peu hospitalière, avec peu de bons abris pour les vaisseaux. En arrière, un cordon montagneux coupé de vallées profondes et étroites, parcourues par des oueds torrentueux, avec des plaines rares et exiguës, souvent mal drainées, domaine de la malaria (la Mitidja, la plaine du Chélif). C'est le Tell, région méditerranéenne par excellence, avec ses hivers pluvieux, ses printemps à la végétation luxuriante, ses étés brûlants, voire étouffants. Les sols, suffisamment arrosés, sont susceptibles de belles récoltes de céréales. Il s'étend sur près de 140.000 km². En arrière encore, le Sahara ou Petit Désert, qu'on désignera aussi plus tard sous le nom de Hauts-Plateaux, et aujourd'hui sous celui des Hautes-Plaines : pays arides d'environ 250.000 km², parsemés de quelques dépressions humides (chotts ou zahrez), où seul est possible un élevage itinérant. Et, tout au fond, au-delà des hauteurs de l'Atlas Saharien, jusqu'aux vallées du Sénégal et du Niger le grand désert saharien, sur plusieurs millions de km², avec ses étendues vides et ses rares îlots d'occupation humaine. La différence qui frapperait le plus l'explorateur qui, depuis notre XXIe siècle, remonterait le temps, serait probablement le faible degré de l'occupation humaine. La densité moyenne de la population du Tell au début du XIXe siècle est évaluée à 15 habitants au km², contre 65 en France à la même époque (respectivement 180 et 118 et aujourd'hui). Certes, cette moyenne recouvre des situations fort variables. Dans certaines régions, comme la Grande Kabylie, la densité avoisine déjà les 100 habitants par km². Sur certaines plaines fertiles, une agriculture peu intensive permet tout de même des densités respectables (27,5 habitants au km² dans la plaine du Chélif). Ailleurs, le peuplement est beaucoup plus clairsemé. Les villes sont rares et n'abritent, au mieux, que quelques dizaines de milliers d'habitants. Des ruines romaines, dont nul ne songe à faire des carrières, se montrent un peu partout, attestant l'existence d'un urbanisme disparu. De vastes terrains de parcours, des forêts, des zones marécageuses, favorisent la persistance d'une faune sauvage considérablement variée, et que les grands chasseurs français contribuent allègrement à détruire. Le faible peuplement s'explique par un type de démographie d'ancien régime, caractérisé par une forte mortalité, soit chronique (très forte mortalité infantile), soit par la persistance d'épidémies disparues d'Europe comme la peste. La guerre de conquête aggrave très fortement cette situation. Longtemps, la vie parut, sinon immobile, du moins rythmée par la tradition. Le Maghreb a vécu en marge des évolutions qui ont transformé l'Europe occidentale depuis le XVIe siècle. Il n'a pas connu la croissance économique marquée par les débuts de la révolution agricole et industrielle, ainsi que l'essor du grand commerce maritime. Les genres de vie montagnards reposent sur la culture des céréales et l'arboriculture, et ne diffèrent guère (à l'exception de la production de vin) de ceux d'une Europe du sud à la traîne. Les plaines, en revanche, ont été plus marquées par les genres de vie bédouins, sans doute déjà présents chez les Berbères, et renforcés par les migrations en provenance d'Arabie depuis le XIIIe siècle. L'habitat n'est pas la maison en dur, mais la tente en poil de chèvre ou de chameau, dont les habitants se déplacent en fonction des saisons, avec les troupeaux, s'éloignant des champs semés en automne de manière à laisser croître la récolte, puis revenant pour récolter et pâturer sur les chaumes. Ce type d'occupation du sol, autant que les faibles densités, suggère à tort aux Européens la possibilité d'installer des colons sans spolier les autochtones. L'Algérie n'a pas connu non plus le mouvement d'idées qui commence à ébranler ce que Jaurès a appelé « la vieille chanson qui berçait la misère humaine », c'est-à-dire non pas la foi religieuse elle-même, mais l'omniprésence du religieux dans une société qu'il explique, ordonne et justifie. Le respect de la tradition, fondé sur l'observance de la religion musulmane qui a souvent réinvesti de vieux héritages berbères, et tolère le maintien de coutumes (orf ou kanoun) distinctes du droit coranique, légitime et garantit l'organisation familiale, les modes de vie, les techniques agricoles. La tribu patriarcale (arch), qui regroupe, dans une généalogie plus ou moins fictive, un certain nombre de familles étendues se rattachant à un ancêtre commun, est le cadre ordinaire de la vie. Les innovations sont rares. L'instruction, plus répandue que les thuriféraires de la colonisation ont cherché à le faire croire, se résume cependant le plus souvent à l'école coranique, c'est-à-dire à l'apprentissage du Coran. L'imprimerie est inconnue, et l'information circule à travers les voyageurs, les pèlerins, les commerçants, en utilisant le réseau des marchés, mais aussi des établissements religieux, mosquées ou zaouïas. La conquête bouleverse cet ordre fondé sur une apparente immobilité. Elle rompt, au moins en apparence, les liens anciens que l'Algérie entretenait avec l'Orient arabe, et d'abord avec le sultan de Constantinople, suzerain du pays depuis le XVIe siècle, pour lui substituer la dépendance avec une France et une Europe peu connues. Elle détrône le règne sans partage de la religion musulmane, sans qu'on comprenne bien ce qui doit le remplacer. Les Français sont maîtres du territoire qui s'étend entre la frontière marocaine et celle de la Régence de Tunis. Ils dominent l'ensemble du Tell, s'installent sur la bordure du Petit Désert, et prennent, très timidement, contact avec le grand Sahara. Seules restent insoumises les montagnes de Kabylie qui s'étendent à l'est d'Alger, mais les rudes guerriers berbères, s'ils sont préparés à vendre chèrement leur indépendance, ne sont pas disposés à envahir les territoires qui s'étendent à leurs pieds. Si le principe de la conquête de ces régions est bien arrêté, le moment de la réaliser ne paraît pas encore venu. La domination coloniale s'étend pour le moment sur près de 200.000 km² et environ deux millions d'habitants sur les trois millions « au minimum » que les militaires statisticiens du gouvernement recensent alors en Algérie. Ces trois millions se répartiraient dans le Tell entre environ 1.300.000 Arabes (mieux vaudrait dire arabophones) et 1.000.000 de Berbères (mieux vaudrait dire berbérophones). Les Juifs, majoritairement citadins, ne sont guère plus de 30.000, et, malgré d'actives sympathies en France, restent étroitement mêlés à la société maghrébine. Les envahisseurs sont-ils ces chrétiens que les musulmans ont affronté dans une lutte millénaire, d'abord victorieuse, puis, depuis le XVIIe siècle, marquée par une série de défaites ? Ou bien sont-ils ces gens incompréhensibles qui ne croient en aucun Dieu ? Toujours est-il que la conquête livre le pays à une soldatesque sans doute guère pire en elle-même que les milices turques, mais beaucoup plus destructrice, car dix fois plus nombreuse, et surtout lancée dans des expéditions ininterrompues, alors que les Turcs n'intervenaient qu'assez rarement pour de très courtes campagnes. La conquête, par ailleurs, introduit une population civile étrangère, souvent imbue de préjugés de supériorité paraissant d'autant plus insupportables qu'ils dénigrent une population qui, tout au contraire, fait de la qualité de musulman un critère d'excellence. La population des villes les déserte au profit des nouveaux venus. Ceux-ci saccagent les quartiers anciens pour ouvrir des avenues et remplacer les maisons classiques à cour intérieure par des immeubles à étages. Ils imposent leurs modes de vie, leurs églises, leurs casernes, leurs lieux de distraction et de plaisir (brasseries, opéras, théâtres). Dans les campagnes, ils achètent ou confisquent une partie des terres, dont ils chassent les exploitants traditionnels. Le phénomène, encore modéré, étant donné le faible nombre des immigrants (évalué à 100.000 vers 1845), n'en est pas moins spectaculaire et d'autant plus inquiétant que les représentants des colons ne mettent guère de bornes à leurs aspirations. A suivre |