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Qu'on se le dise
: l'informel est pluriel et impulsé de dedans et de l'extérieur, naviguant dans
toutes les sphères de la vie sociale, culturelle, religieuse, politique et
économique. Il importe de dépasser les évidences trompeuses : l'informel ne
s'oppose pas au formel, c'est-à-dire le cadre juridique fait de lois et de
réglementations. Son ancrage profond dans le système social et politique n'a pu
être possible que parce qu'il se nourrit et se renforce grâce au pouvoir formel
qui refuse pour des raisons politiques de construire la légitimité rationnelle
évoquée par le sociologue allemand Max Weber. En effet, la légitimité
rationnelle, c'est l'hégémonie de la règle imposée par un Etat de droit qui
s'impose à tous les membres de la société et en premier lieu à ceux qui en ont
été les initiateurs et les concepteurs.
Force est d'observer que l'informel se cristallise aussi dans l'espace politique. Il devient clairement une modalité du pouvoir imposée à la société. L'informel est au cœur des jeux politiques. Il se caractérise par les dépassements qui refoulent à la marge les normes fixées et objectivées par le pouvoir lui-même. Leur consistance devient aléatoire et fragile. Les lois peuvent difficilement assurer une prévisibilité minimale. L'informel politique est à l'origine de glissements risqués qui viennent contredire l'exemplarité de l'Etat, en principe détenteur de la violence légitime (Max Weber) seule à même de permettre d'assurer la confiance qui est pourtant impérative et vitale pour donner sens à une société qui se révèle au contraire profondément éclatée et fragile, agissant dans une logique de conflit pour la survie (Mbembe, 1988). L'effet pervers de l'informel politique est d'administrer dans l'enfermement, le secret et l'opacité les décisions essentielles qui s'apparentent à des greffes incertaines et hasardeuses déployées dans un tissu social profondément sous-analysé dans ses différentes dimensions. Qu'importe ! L'essentiel est ailleurs. Il s'agit de s'inscrire résolument dans la reproduction de son seul pouvoir, et non dans la compréhension fine de la société, mettant volontairement et cyniquement entre parenthèse sa complexité, pour la considérer uniquement et de façon simpliste dans sa face instrumentale. Pour renforcer la question du « ventre », le laisser-faire est une modalité du pouvoir qui permet à l'informel de s'ancrer fortement et profondément dans la société. Tout se vend et s'achète de façon informelle, même les savoirs, dans une société où beaucoup de ses acteurs, et non ses victimes, deviennent par la force des choses, des inventeurs de ruses et de tactiques diaboliques pour tenter d'arracher leur place sociale dans l'arène. L'informel, engagé particulièrement par les acteurs qui ont leurs entrées dans les rouages de l'administration, devient une manière de faire et de dire (De Certeau, 1990) qui est de l'ordre de la visibilité, de l'ostentation et de l'arrogance, faisant fi des notions de légalité, de respect à l'égard de l'Autre et de discipline dans un espace « public », qui appartient en principe à tous. Tout semble permis à condition de s'éloigner des stratégies du pouvoir. Il faut savoir foncer (zdam en arabe), un point c'est tout, dans une arène sociale profondément orpheline de l'Etat plongé dans ses propres luttes internes de reproduction de son pouvoir. Enfermé dans sa propre sphère informelle, il semble peu soucieux de réguler ou de sanctionner les dérives, les tricheries, les abus et les intolérances multiples qui se normalisent dans une société profondément défigurée. Le royaume de l'informel dévoile aussi l'effondrement des grands mythes qui « avaient pour prétention de mobiliser les Africains, conduisant à une période de stress idéologique, de cynisme et d'incrédulité populaire face aux prétentions messianiques des pouvoirs post-coloniaux. Le politique et les langages qui les supportent sont discrédités » (Mbembe, 1988). Le royaume de l'informel s'investit activement dans la constitution d'une nomenklatura locale choisie de façon sélective qui aura pour tâche essentielle de respecter et de reproduire fidèlement le langage et les codes appropriés des acteurs à l'origine de sa désignation. Il est trop facile de se fabriquer un « ennemi » représenté par la bureaucratie qui n'existe pas au sens d'une organisation rationnelle qui donne la primauté à la règle, au refus de privilégier la relation personnelle, au respect des droits et devoirs des uns et des autres, à l'idéologie du mérite. La légitimité rationnelle, avec toutes ses limites, redonne du sens à un fonctionnement administratif plus transparent qui donne du poids à la règle au détriment de la relation personnelle. Références bibliographiques : De Certeau (1990), L'invention du quotidien, Arts de faire, Paris, Gallimard. Mbembe A., (1988), Afriques indociles, christianisme, pouvoir et Etat en société post-coloniale, Paris, Karthala. |