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Sociologue de
réputation internationale, directeur de recherches émérite au CNRS, Edgar Morin
est docteur honoris causa de nombre d'universités à travers le monde.
Auteur de «Autocritique»(1959) qui relate le récit de son exclusion du Parti communiste français et tout à la fois une analyse des mécanismes du totalitarisme du PCF, de «Pour entrer dans le XXe siècle», un essai de compréhension du nouveau siècle qui pose les problèmes des modes de connaître et d'analyser, de «Journal de Californie», de «Les stars», un essai qui propose une sociologie du vedettariat et enfin de la somme intitulée «La méthode», modèle d'illustration en six volumes de la «pensée complexe», Edgar Morin revient, en exclusivité pour les lecteurs du Quotidien d'Oran, sur les moments les plus importants qui scandent son itinéraire pour le moins non conformiste. Omar Merzoug: A la fin de la biographie qui vous est consacrée (Emmanuel Lemieux, Edgar Morin, l'indiscipliné, Seuil éditeur), votre biographe dit que vous lui avez proposé d'écrire un ouvrage sur vos rapports avec la guerre d'Algérie, projet qui s'est transformé en biographie... Edgar Morin: C'est possible, s'il le dit c'est vrai. Ce dont je me souviens, c'est qu'il a réalisé un entretien pour ce journal économique auquel il collaborait. Et puis je pense que ça l'a conduit à s'intéresser davantage à moi. C'est par les soins d'une éditrice de chez Lamartinière (ndlr : éditeur parisien) que s'est nouée l'idée qu'il fasse ma biographie. OM : Vous avez été partisan du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, vous avez eu des controverses avec des sartriens, et vous n'avez pas signé le manifeste des 121, ce qui a suscité quelque étonnement chez certains, pourquoi ? EM : Il s'est trouvé qu'avec Dionys Mascolo, Robert Antelme et Louis-René des Forêts, on a élaboré une sorte de manifeste contre la guerre en Afrique du Nord car tout n'était pas encore calmé au Maroc et en Tunisie. Mais enfin en 1955, le plus important, c'était la guerre d'Algérie. On a réuni un certain nombre de signatures dont certaines prestigieuses comme Louis Massignon, François Mauriac, Roger Martin du Gard, et à ce moment-là certains de mes amis, sous l'influence de Francis Jeanson, pensaient que le FLN était le libérateur de l'Afrique du Nord. A ce moment ?là le FLN a commencé à critiquer les messalistes comme étant devenus des collaborateurs, des traîtres, que ça commencé par la liquidation des messalistes et de leurs maquis. En tant qu'ancien communiste qui se souvenait d'avoir supporté en silence les calomnies contre les trotskistes traités d'hitlériens, je ressentais cela comme très choquant. Contrairement à ce que soutient Jean Daniel, dans le livre, que je suis devenu « messaliste par messianisme », je n'ai pas été messaliste, j'ai voulu défendre l'honneur d'un petit groupe persécuté. Ce genre de comportement qui vise à garder le monopole de la libération algérienne était inquiétant, toute volonté de monopoliser le pouvoir risquant d'aboutir à des formes de totalitarisme ou de « démocratie populaire ». Un grand nombre d'intellectuels de gauche, notamment autour de Sartre, étaient persuadés que le FLN, aile marchante de la révolution algérienne, était en même temps l'aile marchante de la révolution mondiale, donc du réveil du prolétariat français et du socialisme en France. Quant à moi, j'étais de plus en plus convaincu que la radicalisation de la guerre provoquerait le pire des deux côtés ; du côté algérien, un pouvoir monopolistique et une violence qui consistait à exclure d'autres indépendantistes et le pire du côté français (il y avait déjà eu un premier putsch des généraux qui avait porté De Gaulle au pouvoir le 13 mai) puis après un second putsch, je pensais que la France risquait de devenir une dictature de type franquiste ou colonels grecs et l'Algérie risque une dictature du genre «démocratie populaire». OM: Après son indépendance, vous êtes-vous intéressé à l'Algérie ? EM : Bien entendu, les séquelles ont été la radicalisation des Pieds Noirs d'Algérie, qui s'est exprimée par des attentats et par la politique de la terre brûlée de l'OAS, cette radicalisation a abouti à l'exode massif des Français d'Algérie, à des liquidations terribles de harkis, collaborateurs de l'armée française et je songe aussi à des résidus de haine dans les villages qui avaient été plus ou moins messalistes et qui avaient subi la répression et la catastrophe, c'est que finalement, faute d'issue démocratique ou plus ou moins démocratique en Algérie, il s'est trouvé après la dictature du FLN, une opposition principale est devenue une opposition fondamentaliste et d'où la nouvelle impasse quand des élections sont organisées, la victoire des fondamentalistes fait que le pouvoir politico-militaire algérien liquide les fondamentalistes donc nouvelle guerre. Autrement dit, l'Algérie est dans un cycle infernal de conflits, de guerres, dont elle ne s'est pas vraiment sortie. La tragédie algérienne, c'est cela même. OM: Vous évoquiez à l'instant la revue « Arguments », qui on le sait est un moment important de votre parcours. Qu'est-ce que la revue a représenté pour vous ? EM: Il s'est trouvé que j'étais en relations avec un groupe d'intellectuels de gauche italiens qui publiait un bulletin. Certains étaient communistes, d'autres socialistes et d'autres sans appartenance politique. Ce bulletin était un lieu de discussion et de débat d'idées et l'idée de faire une revue sœur en France est venue et m'a été suggérée par eux. J'en ai parlé à Jean Duvignaud, à Roland Barthes et Duvignaud a contacté Jérôme Lindon, patron des éditions de Minuit qui a accepté d'héberger cette revue. Au début, il s'agit de créer un espace de révision de pensée, de discussions critiques, mais ce qui a commencé en même temps qu'Arguments, c'était en quelque sorte le rapport Mikoyan qui précède le rapport Krouchtchtev, Mikoyan a réhabilité quelques vieux bolcheviks qui avaient été condamnés et liquidés comme traîtres et moi j'ai tout de suite compris que quelque chose se passait. On a voulu accompagner la révision critique qu'impliquait le rapport Kroutchtchev, mais il faut dire que le rapport Kroutchtchev a été suivi rapidement par la répression de la révolution hongroise et la destruction par l'armée rouge des soviets ouvriers de Budapest. Donc tout ceci a créé un climat de questionnements d'interrogations et celles-ci qui portaient sur la gauche, sur le communisme sur l'avenir du socialisme, elles étaient stimulées en 1958 par la situation française, le putsch d'Alger, le pouvoir de De Gaulle, l'incapacité des « forces démocratiques ou de gauche, d'arrêter la guerre d'Algérie, et secondement sauver le régime républicain. Donc interrogations sur la France, sur l'URSS, on peut comprendre qu'Arguments soit devenu une revue de révision généralisée, et pas seulement de révision du marxisme mais de toutes les idées régnantes ou dominantes, une revue sur la base de la confrontation et non pas sur la base d'une ligne. A la différence d'Esprit qui était animée par le personnalisme chrétien, des Temps Modernes qui était par le sartro-marxisme, nous à Arguments on s'ouvrait au débat et on a duré six ans, on s'est sabordé en 1962 quand on a fini par penser que les problèmes qu'on avait posé étaient des problèmes fondamentaux que chacun était fondé à traiter, qu'on était nous-mêmes dispersés sur les cinq continents et que dans le fond on avait fait notre travail et que la période de crise intellectuelle, de questionnement intellectuel s'était terminée. OM: Quels rapports aviez-vous avec Socialisme ou Barbarie ? EM: Socialisme ou Barbarie était une revue qui avait une finalité politique. Ses animateurs et ses militants croyaient ou préconisaient un socialisme libertaire, un socialisme des Conseils. C'était une revue qui avait une ligne politique, mais ils avaient adopté un aspect critique très intéressant, puisqu'ils ne respectaient pas ce qui était à l'époque sacralisé par la gauche. Ils pensaient par exemple que les nouveaux pouvoirs installés dans les ex-pays colonisés n'apportaient pas la libération des peuples, mais créaient un nouveau type d'oppression. Dans le comité contre la guerre d'Afrique du Nord, je rencontre Claude Lefort avec lequel je me lie d'amitié et qui du reste s'occupera du numéro d'Arguments consacré à la bureaucratie. Au cours d'autres réunions sur la révolution hongroise, je rencontre Castoriadis et c'est vrai que là une amitié se noue. J'aurais aimé que Castoriadis et Lefort participent à Arguments mais eux ne le souhaitaient pas qui leur semblait une revue trop éclectique. Mais moi je pensais que l'apport de S ou B était important. Du reste, j'ai fait un article dans Arguments où en même temps que je saluais leur apport critique, je relevais le caractère naif des solutions qu'ils proposaient, notamment le caractère révocable à tout moment des « Conseils ». On a cheminé ensemble dans le dépassement du marxisme, dépassement à prendre au sens d'intégration et non pas de rejet. Mais chacun l'a fait à sa façon, Lefort s'intéressant davantage à une théorie du politique, Castoriadis plus dans une philosophie politique et moi dans le domaine de la complexité mais nous sommes restés très liés. OM: Vous évoquiez à l'instant l'effervescence des idées et des débats à l'orée des années 1960, vous citiez Althusser, comment voyez-vous l'installation puis le triomphe du structuralisme ? EM: On était tout à fait en dehors. Comme Castoriadis et Lefort, on était tout à fait allergique à un marxisme qui détruisait la philosophie pour ne garder qu'une soi-disant science à partir d'une « coupure épistémologique » et une théorie que nous croyions aberrante entre autres sur le plan politique, ne serait-ce que par l'adhésion post-stalinienne au maoïsme. En outre, le structuralisme, tel qu'il s'est diffusé, qui pour nous voulait ignorer systématiquement l'histoire, la subjectivité, l'individualité, qui voulait tout réduire à des structures anonymes, nous semblait absolument réducteur et insuffisant. Alors que c'était le courant dominant dans tous les domaines, mes amis et moi-même sommes très marginaux tout au cours de cette époque. OM: Avec le recul, comment jugez-vous le structuralisme ? EM: Comme je le jugeais à l'époque. Je crois que des penseurs sont importants en tant qu'écrivains et dans leurs apports intellectuels importants, non pas par la théorie structuraliste mais par quelque chose qui tenait à leur qualité de penseur. Lévi Strauss, ce ne sont pas ses théories sur la parenté qui sont importantes, c'est ce qu'il écrit dans Tristes Tropiques. Ce qui est important chez Roland Barthes, ce n'est pas sa théorie structuraliste. C'est la conception foucaldienne de l'épistémè qui est importante, même si elle est quelque peu rudimentaire, et non pas les thèses excessives sur l'enfermement contredites par Marcel Gauchet. Jacques Lacan, qui a eu des étincelles de génie, mais toute sa théorie sur l'inconscient structuré comme un langage ou sur la radicale différence entre le symbolique et l'imaginaire ne me semble pas intéressante. Des penseurs sont importants par leurs rapports qu'ils entretiennent et non pas par la théorie dans laquelle ils s'enferment. OM: A la même époque la « révolution de Mai 68 », avez-vous été surpris par l'événement ou en avez-vous senti les signes avant-coureurs ? EM: En mars 1968, je faisais en Italie une communication sur l'internationalité des révoltes étudiantes. Bien entendu, il se trouve que j'étais aussi à Nanterre en mars 1968, Henri Lefèbvre (1901-1989) m'avait demandé de le remplacer il partait en Chine et je suis tombé en plein bordel avec un « petit rouquin » très agité. Bref, le fait que tout ceci ait créé un vaste mouvement était étonnant, j'étais étonné mais j'avais quelques éléments pour le comprendre alors que pour les sociologues, la jeunesse, l'adolescence n'existe pas, ça n'était pas des catégories qu'on étudie. OM: Mai 1968 a échoué sur le plan politique, enfin ceux qui poursuivaient l'objectif d'une révolution politique, ça a été un échec mais sur d'autres plans culturel, social, sur le plan de l'évolution des mœurs, diriez-vous que ça a été une réussite ? EM: Les animateurs, le groupe du 22 mars, les libertaires, Cohn Bendit ne pensaient pas la même chose que ceux qui se sont introduits dans le mouvement pour en faire le préliminaire de la révolution, les maoïstes et les trotskistes, que la révolution était au bout du chemin. Ils voyaient quelque chose qui était l'expression d'une révolte. Avec mes amis, Lefort, on ne pensait pas que c'était une répétition générale de la révolution, on pensait que c'était « la brèche ». J'ai pensé que Mai 68 montrait que le sous-sol de notre société était entièrement miné. Donc, c'est surtout maoïstes et trotskistes qui se sont complètement illusionnés sur le sens de mai 68 mais cela dit, comme vous le dites, ça a tout changé sans rien changer. Bien qu'il n'y ait pas de mouvement féminin spécifique, le néo-féminisme s'est développé, le mouvement d'auto-affirmation des minorités brimées, comme les homosexuels « homo is beautiful), et puis il y a eu une aspiration à une autre vie, qui s'est endormie peu après par ce que la crise est arrivée. OM: Dans les années 1980, vous publiez un ouvrage «Pour sortir du 20 e siècle», comment jugez-vous précisément le siècle précédent ? Y voyez-vous le lieu d'un développement exponentiel de la technoscience, de la barbarie totalitaire ? EM: Tout ça mêlé. Il est évident que le XXe siècle est à mes yeux dominé par un événement qui a surpris tous les protagonistes et qui est la 1ere guerre mondiale. Nul ne s'attendait à une guerre généralisée aussi meurtrière. Ce qui en est sorti, c'est le triomphe du bolchevisme, le fascisme italien, le nazisme un peu plus tard. Tout cela est lié et tout ça aboutit à la Seconde Guerre mondiale qui anéantit le nazisme mais consolide le communisme stalinien. Bien entendu, nous savons que les guerres favorisent le progrès scientifique, que par ex l'usage de l'énergie nucléaire à des fins meurtrières comme à Hiroshima. Cela dit c'est un siècle multiple, c'est le siècle qui a vu l'explosion du surréalisme qui est un des mouvements culturels les plus importants de l'histoire et bien entendu de l'histoire française, qui a vu émerger Proust et Céline, ça été très productif dans le domaine de la pensée, c'est le siècle qui détruit l'ancien univers qui était clos, l'univers copernicien pour faire un cosmos où la terre est lilliputienne et un cosmos en expansion. On détruit l'idée d'un univers immobile qui a régné pendant des millénaires, on détruit notre idée de la réalité matérielle avec la micro-physique, on commence à comprendre qu'il y a des limites à la rationalité avec les travaux de Popper et du théorème de Gödel. Un siècle capital où les sciences arrivent à de nouveaux mystères et à de nouveaux problèmes, l'origine de l'univers, la nature de la réalité, c'est aussi la découverte de l'organisation du patrimoine génétique, mais c'est aussi un siècle où en dépit de tous ces acquis, les sciences sont de plus en plus compartimentées, hyperspécialisées et perdent la possibilité d'appréhender les problèmes fondamentaux et globaux. En somme, dans ce siècle, le meilleur côtoie le pire. OM: A la fin de la guerre, vers 1946, vous rencontrez le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976), Que pensez-vous de ce débat qui s'est élevé à propos de son parcours politique. Pensez-vous que sa philosophie soit une justification du nazisme ? EM: Non, je ne le pense pas. En fait ce sont surtout des philosophes kantiens qui vont justifier le nazisme. Je pense que la philosophie existentialiste et celle d'Heidegger ne porte pas en elle la justification du nazisme. C'est lui, personnellement, qui, en 1933-34 a pensé qu'il s'agissait de la régénération de l'Allemagne, d'où son fameux Discours du Rectorat, qui est du reste ambivalent. Ensuite, il s'est placé en retrait tout en continuant à cotiser par prudence comme des tas de gens dans les régimes communistes. Je suis contre toute réduction à une partie d'une personnalité ou une partie d'une œuvre. OM: A partir des années 1980, vous vous orientez vers la complexité ou la pensée complexe, pourriez-vous expliquer aux lecteurs de la Quinzaine littéraire ce que vous entendez par là ? EM: Complexus signifie ce qui est tissé ensemble. C'est donc une pensée qui relie des connaissances séparées. Quand j'ai fait mon livre L'homme et la mort, je n'avais pas à vrai dire le mot de « complexité » en tête, mais j'ai fait un travail de complexité. Car voulant connaître les attitudes humaines devant la mort, j'ai dû étudier la préhistoire, l'ethnographie, la science des religions, les différentes religions, la psychologie, les différentes psychanalyses, la biologie naturellement, bref j'ai dû faire une odyssée à travers toutes les disciplines et essayer de tour lier ensemble. Ce que j'ai fait ensuite dans la Méthode, la pensée c'est d'élaborer les moyens de connaissance qui permettent de relier, non de juxtaposer, des connaissances séparées. Mais la complexité, c'est ce qui permet d'affronter des problèmes fondamentaux et globaux parce que ces problèmes sont de fait parcellisés dans les spécialités et qu'on a affaire à des experts qui sont excellents dans des domaines clos, mais qui deviennent nuls dès que de domaine est mis en relation avec d'autres domaines. OM: En somme, vous renouez avec l'encyclopédisme des Lumières... EM: Oui, mais à la différence de l'Encyclopédie qui est une juxtaposition des savoirs sur la base d'un alphabet, en fait je renoue davantage avec aussi bien la philosophie d'Aristote, et surtout l'esprit de la Renaissance, Marcile Ficin, Léonard de Vinci, et c'est vrai si vous parlez du XVIII e siècle, je renoue beaucoup plus avec Voltaire et Rousseau. Car Voltaire est historien, dramaturge, philosophe, conteur, politique, poète et Rousseau est musicien, écrivain, penseur, politique, des esprits absolument polyvalents. On prétend qu'aujourd'hui cela ne serait plus possible. Prenez l'exemple de Castoriadis, il était philosophe, économiste, psychanalyste, politique. Ce que j'essaie de faire pour ma part c'est de relier les éléments de différentes disciplines. |