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La stratégie de Shinzo Abe en Asie

par Gareth Evans *

CANBERRA - Alors que la conjoncture nous donne plus de matière à réflexion historique que nous pouvons en ingérer, il est facile de perdre de vue des évolutions récentes qui pourraient avoir des conséquences autrement plus importantes pour la paix et la stabilité à long terme que les dramatiques événements dans l'Est de l'Ukraine, à Gaza, en Syrie et en Irak. Le résultat des négociations sur le programme nucléaire iranien, le changement de gouvernement en Inde et en Indonésie - deux des trois plus grandes démocraties mondiales - et la revitalisation du groupe des BRICS, les principales nations non occidentales (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) sont autant de faits qui pourraient modifier les règles du jeu.

Les démonstrations de force du Japon sur la scène internationale, sous la férule du Premier ministre Shinzo Abe, pourraient toutefois revêtir une importance plus grande encore. A moins d'être géré avec la plus grande précaution par toutes les parties concernées, dont les Etats-Unis et les autres alliés du Japon de la région Asie-Pacifique, le changement d'orientation de la politique étrangère japonaise pourrait saper le fragile équilibre de pouvoir qui a jusqu'à présent circonscrit la rivalité sino-américaine.

Le Japon a raison de s'inquiéter de la nouvelle volonté de la Chine de s'affirmer dans la région et les récentes menées diplomatiques d'Abe visant à renforcer les relations du Japon en Asie du Sud-est, et avec l'Australie et l'Inde, sont compréhensibles dans ce contexte. Il n'est pas non plus déraisonnable pour son gouvernement de vouloir réinterpréter l'article 9 de la Constitution pacifique du Japon - malgré une vive opposition au Japon même et à l'étranger - une réinterprétation qui permettrait au pays de participer davantage à des opérations d'autodéfense collectives et d'élargir la coopération militaire avec ses alliés et partenaires.

Mais les risques que comportent ces manœuvres doivent être ouvertement reconnus. L'opposition à tout renouveau du militarisme japonais, perçu ou réel, est profondément ancrée en Asie du Nord-Est. Abe est un nationaliste conservateur qui refuse de reconnaître l'ampleur de la culpabilité du Japon durant la Seconde guerre mondiale (même s'il admet, comme récemment lors de sa visite en Australie, les " horreurs de l'histoire du siècle dernier ", présentant ses condoléances " aux nombreuses personnes qui ont perdu leur vie "). Son refus d'exclure de nouvelles visites au sanctuaire Yasukuni, et au musée Yushukan annexe qui glorifie les actions guerrières du Japon, alimente le scepticisme en Chine. Sa position rend également un engagement commun avec la Corée du Sud plus difficile et accroît le risque de transformer des différends territoriaux maritimes en une situation explosive.

 Moins perceptibles, mais possiblement plus importants à long terme, sont les efforts entrepris par le Japon pour remodeler les accords de sécurité régionaux, qui depuis plusieurs années sont caractérisés par trois éléments clés. On trouve tout d'abord les réseaux en étoile des Etats-Unis avec le Japon, la Corée du Sud et l'Australie (et de manière plus lâche avec Singapour, la Thaïlande et les Philippines). Ces alliances sont acceptées et bien comprises, quoiqu'avec réticence, par la Chine.

Il existe ensuite le développement des capacités de défense nationale du Japon, encouragé par les Etats-Unis, qui a pour objectif de renforcer l'autonomie du pays dans le cas où la montée en puissance de la Chine se transforme en une menace militaire. Cette évolution a également été relativement bien acceptée, malgré des protestations occasionnelles, par la Chine et n'a pas entamé la croissance des relations économique bilatérales qu'entretiennent tous les pays de la région avec la Chine.

Nous avons enfin les dialogues multilatéraux sur la sécurité - les plus connus étant le Forum régional de l'ASEAN et le Sommet de l'Asie orientale - qui ont pour vocation d'être des vecteurs de construction de la confiance et de prévention et gestion des conflits. Ces mécanismes ont pour l'instant produit davantage de promesses que de réalisations, en dépit des efforts constants pour leur donner plus de portée.

Malgré la médiatisation dont a bénéficié le " pivot vers l'Asie " des Etats-Unis - annoncé par le président américain Barack Obama à l'occasion d'un discours devant le Parlement australien en novembre 2011 - l'équilibre délicat de cette architecture régionale a peu changé depuis des décennies. Mais le Japon semble aujourd'hui déterminé, avec le soutien de l'Australie en particulier, à modifier cet équilibre en établissant, contre contrepoids à la Chine, des relations plus étroites avec certains partenaires.

Plus tôt ce mois-ci devant le Parlement australien, Abe a maintes fois fait allusion à la " relation spéciale " existant entre le Japon et l'Australie - une terminologie normalement utilisée pour décrire les partenariats les plus étroits - et à l'issue de son discours, le Premier ministre japonais a signé un accord sur le transfert d'équipements et de technologies de défense.
 
De son côté, le Premier ministre australien Tony Abbott, qui a plus tôt dans l'année décrit le Japon comme étant à la fois " notre meilleur ami en Asie " et un " allié solide ", a chaleureusement adopté cette notion de " relation spéciale ". Il a souligné cet engouement en faisant part de son admiration pour " l'habileté et le sens de l'honneur " des sous-mariniers japonais décédés lors de l'attaque du port de Sydney en 1942, disant seulement de la guerre d'agression et des atrocités commises par le Japon à cette époque " que nous n'étions pas d'accord avec leurs actions ".
 
Aucune tentative n'a encore été faite pour rétablir le " dialogue quadrilatéral de sécurité ", comprenant le Japon, l'Australie, les Etats-Unis et l'Inde, (qui avaient mené des exercices militaires conjoints en 2007) et perçu par la Chine comme une entreprise d'endiguement hostile. Mais il n'est pas difficile d'imaginer que son rétablissement figure au nombre des priorités d'Abe.

Les dangers de la situation ne doivent pas être exagérés. Mais compte tenu de l'équilibre fragile de la concurrence stratégique entre les Etats-Unis et la Chine, et du fait que les intérêts économiques de l'Australie, du Japon et de nombreux autres pays de la région sont aussi étroitement liés à la Chine que leurs intérêts de sécurité sont liés aux Etats-Unis, faire des vagues comporte des risques non négligeables.

Des pays comme le nôtre doivent adopter une position sans équivoque lorsque la Chine devient trop agressive au plan extérieur (comme dans le cas de la Mer de Chine méridionale, avec son concept indéfendable de " ligne en neuf points " qui prouverait ses droits historiques, alors qu'ils ne sont étayés par aucun élément du droit international). Nous devons être tout aussi fermes lorsque la Chine ne se comporte pas comme un citoyen international responsable au sein du Conseil de sécurité des Nations unies ou dans le cas de violations flagrantes des droits humains au plan intérieur.

Mais nous devons être attentifs à la différence entre prendre position et prendre parti, au-delà de ce qui a été la norme pendant des décennies. Dans un récent article du New York Times, Kishore Mahbubani écrit que nous devons comprendre qu'en Chine, comme ailleurs, un vif débat interne a lieu entre les faucons et les colombes. Dans ce cas, la juste politique de tous les pays de la région est de parler et d'agir de manière à aider les colombes et à ne pas encourager les faucons.

Traduit de l'anglais par Julia Gallin

* A été ministre australien des Affaires étrangères de 1988 à 1996, et président de l'International Crisis Group de 2000 à 2009.