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«Il était une fois un nommé
Lucius. Contemporain de l'autre Lucius, le futur âne. Mais pas du tout tête de courge, celui-là (cucurbitae
caput). Plutôt malin comme un singe. Quelques beaux
esprits devaient le comparer, beaucoup plus tard, pour la grande souplesse de
son intellect et l'universalité de ses connaissances, à Diderot. Lucius Apuleius est le Diderot du IIe siècle après Jésus-Christ.
Car il était né en 125 de notre ère, à très peu près. A Madaure, Afrique. Aux confins de la Gétulie et de la Numidie, non loin de Cirta, splendidissima colonia. Cirta c'est l'actuelle Constantine ; en d'autres termes, Apulée serait aujourd'hui algérien.» Jean-Louis Bory, préface à L'Ane d'or ou Les Métamorphoses d'Apulée de Madaure. Romancier et philosophe néoplatonicien, rieur, tantinet et farceur ; bel homme aux cheveux bouclés et grand philosophe, Apulée (vers 125-170) naquit dans la ville de Madauros en Numidie, dans l'actuelle Algérie. Ayant étudié la rhétorique à Carthage et ayant, par la suite, fait un long séjour en Grèce dans lequel il étudie la philosophie et s'initie aux religions à Mystères, il retourne à Carthage où après il va mener une vie publique de rhéteur et de conférencier. Il fut choisi comme prêtre du culte impérial. Durant toute sa vie, Apulée ne va manifester aucun intérêt, ni pour le barreau, ni pour la politique. Dans une Rome devenue un conglomérat cosmopolite de nations contrastées, Apulée aspire au laurier littéraire et, comme les lettrés et les philosophes de son temps, il se laisse emporter par la fascination de l'Orient qui se traduit par un renouveau de l'hellénisme, par la renaissance des métaphysiques orientales et par l'ouverture de la religion au mysticisme et à la magie. Les écrits d'Apulée laissent voir une maîtrise parfaite de la culture romaine, grecque, ainsi que de la magie et de la religion des Mystères égyptiens. Dans son Esthétique et théorie du roman (1975), Mikhaïl Bakhtine range le roman d'Apulée, L'Ane d'or ou Les Métamorphoses dans le genre du «roman d'aventures et de mœurs», à côté du Satiricon de Pétrone, les deux uniques romans antiques de leur genre. Cependant, des éléments importants de ce type de roman, écrit Bakhtine, existent dans d'autres genres de l'époque, surtout dans les satires et les diatribes hellénistiques, et aussi, dans certaine variantes de la littérature chrétienne primitive où la vie des saints est présentée sous le schéma suivant : tentation, péché, crise spirituelle, purification et «nouvelle renaissance». Lucius, le héros de L'Ane d'or d'Apulée, va suivre ce schéma, tout au long du roman. La carrière de Lucius se présente sous l'enveloppe d'une «métamorphose». Confronté à de multiples pérégrinations de par le monde, il traverse sa route sous forme d'un âne. Lucius est confronté à son destin dans et par sa métamorphose. La métamorphose, comprise principalement comme celle de l'homme et de l'identité dans les contes, appartient au trésor du folklore universel primitif. Le roman d'Apulée en est la parfaite illustration. A côté de cela, Apulée va teinter l'idée de métamorphose par le développement religieux des Mystères antiques, surtout ceux d'Eleusis et d'Isis, chose qui montre son influence par les cultes orientaux. Bakhtine ajoute qu'Apulée a donné une nouvelle orientation à l'idée de métamorphose : «Chez Apulée, la métamorphose acquiert un caractère encore plus privé, plus isolé, et franchement magique. N'ayant presque rien gardé de son ampleur et de sa force anciennes, la métamorphose devient une forme de perception et de représentation du destin personnel de l'homme, arraché à l'ensemble cosmique et historique. Néanmoins, surtout grâce à l'influence de la tradition folklorique directe, l'idée de métamorphose conserve encore assez d'énergie pour embrasser l'ensemble du destin de l'homme en ses moments essentiels de crise. D'où son importance pour le genre romanesque»1. Parmi ses nombreux enseignements, Apulée enseigne l'éthique de responsabilité. Dans les onze livres qui composent L'Ane d'or, Apulée offre à voir, non une biographie complète de Lucius, mais, uniquement, les moments décisifs de sa vie humaine, considérés comme des moments de crises qui aboutissent à une purification et une renaissance de l'Homme. «Dans le sujet principal, Apulée nous donne trois images de Lucius : avant sa transformation, Lucius-l'âne, Lucius purifié par les mystères et régénéré»2. La curiosité impure de Lucius Sur son cheval Blanc, Lucius, après avoir parcouru des monts escarpés, des vallées riantes, des prairies humides et des plaines labourées, est enfin arrivé en Thessalie : un pays célèbre dans le monde, nous dit Lucius, pour les incantations magiques dont il est le berceau. De nature curieuse et fasciné par la magie, Lucius, se rappelant avec précision de l'expérience de son ami Aristomène, lui aussi fasciné par la magie, en Thessalie, il examine chaque chose avec attention. Emerveillé par la ville, Lucius se livre au merveilleux : «Et il n'y avait rien dans toute la ville, de tout ce qui me tomba sous les yeux, qui me parût être ce qu'il était en réalité ; absolument tout me paraissait avoir été métamorphosé par quelque formule de nécromant : les pierres que heurtait mon pied me semblaient des êtres humains pétrifiés, les oiseaux que j'entendais, des humains emplumés, les arbres qui entouraient le tour de ville des humains à qui avaient poussé des feuilles, et l'eau des sources me paraissait provenir elle aussi des corps humains. Je m'imaginais que les statues et les images allaient se mettre à marcher, les murs parler, les bœufs et les animaux de cette sorte prophétiser, que du ciel lui-même et du disque solaire allait tomber brusquement un oracle»3. La description de la ville relève de l'ivresse, du dépaysement du métèque. Invité par le riche Milon dans sa somptueuse propriété de Thessalie, Lucius fait la rencontre avec sa femme, Pamphile, réputée être une sorcière macabre, et Photis, la servante-magicienne. Quelques nuits passèrent seulement depuis que Lucius est chez Milon, et voici qu'un jour, Photis accourt vers lui, excitée et fort tremblante, annonçant que sa maîtresse, Pamphile, veut se recouvrir de plumes et devenir oiseau. Connaissant parfaitement les rituelles de sa maîtresse, Photis explique, méticuleusement, à Lucius comment ils vont épier, dans la «fameuse chambre de l'étage», Pamphile en train se livrer à son opération de métamorphose. Témoin émerveillé de cette métamorphose, Lucius raconte : «Elle (Pamphile) se massa longuement avec un onguent qu'elle en tira, s'enduisant tout entière, depuis les ongles jusqu'au sommet de la tête, puis, après avoir adressé, à voix basse, de longs propos à sa lampe, elle se mit à battre des membres à petits coups pressés. Pendant qu'elle leur imprimait ainsi un mouvement souple et continu, il en jaillit un duvet encore tendre, puis l'on vit grandir de fortes pennes, son nez durcit et se recourba, ses ongles devinrent épais et crochus. Pamphile se transforma en hibou»4. Muni d'une curiosité impure, Lucius prépare inconsciemment son passage aux portes du malheur. Stupéfait jusqu'à la démence par ce qu'il venait de voir, et tout en se frottant les yeux, Lucius demande à Photis de lui donner un peu de cet onguent avec lequel Pamphile est devenue hibou. Soucieux des détails, Lucius demande à Photis comment, une fois devenu oiseau, il va se dépouiller de ses plumes et redevenir le Lucius humain ? Confiante, Photis réplique ainsi : «Ne t'inquiète pas pour cela, dit-elle, la maîtresse m'a appris tous les moyens par lesquels il est possible de rendre à leur forme humaine les êtres ainsi métamorphosés. Ne crois pas qu'elle l'ait fait par gentillesse, mais pour que, quand elle rentre, je puisse lui venir en aide en lui donnant le remède voulu»5. Ainsi rassuré, Lucius se met à enduire son corps d'une bonne quantité d'onguent que Photis a pris dans le coffret de Pamphile, sa maîtresse. Imitant les mouvements d'un oiseau et impatient de voir du duvet et des petits poils pousser de par son corps, la catastrophe arrive : «Mes poils s'épaississent et deviennent des crins, ma peau, si tendre, se durcit et devient un cuir, aux extrémités de mes mains je ne sais plus combien j'ai de doigts, tous se ramassent en un seul sabot, et au bas de mon dos pousse une immense queue. Déjà mon visage est difforme, ma bouche s'allonge, mes narines sont béantes, mes lèvres pendantes et mes oreilles, de la même façon, grandissent démesurément et se hérissent de poils. [...]. Et tandis que, incapable de rien faire pour me sauver, j'aperçois, en regardant mon corps, non pas un oiseau, mais un âne»6. Mélangeant les boîtes, Photis a donné le mauvais onguent. Lucius paie très cher le prix de sa curiosité et sa Fortune est grande. Réfugié dans l'écurie de son hôte, Milon, une bande de brigands, comme par malheur, a fait irruption dans la somptueuse propriété : ayant volé tous les objets de valeur, les brigands se sont servi de Lucius-l'âne pour transporter leur butin, à travers les plaines et les montagnes de Grèce. Ainsi commencent les pérégrinations de Lucius, dans son enveloppe animale. Le châtiment dans la peau d'un âne Bakhtine explique que la «Fortune aveugle» qui a transformé Lucius en âne et, par conséquent, a enclenché le cycle quasi-interminable de ses tribulations à travers les différents pays de Grèce, ne résulte pas d'un châtiment divin, mais de son initiative première : son caractère indiscipliné et sa curiosité l'ont mené sur le chemin de la faute, de l'égarement et de l'erreur. La faute personnelle de Lucius l'avait livré au pouvoir du hasard et du destin aveugle. Ce n'est pas le hasard qui a cherché Lucius, c'est lui, au contraire, qui a provoqué le hasard et ses déchaînements arbitraires. A chaque aventure, heureuse ou malheureuse, correspond une métamorphose de l'image du héros : Lucius étourdi, oisif, curieux, Lucius-l'âne livré aux coups de ses différents maîtres, Lucius purifié et illuminé. En tant qu'âne et non en tant que Lucius-homme, le héros d'Apulée s'est trouvé contraint à s'abaisser à une existence quotidienne infâme, jouant le rôle le plus vil: celui de l'âne. Il fait tourner la meule chez le meunier ; il sert un maraîcher, un militaire, un cuisinier et un boulanger. Il est constamment roué de coups et les femmes de l'ânier et du boulanger expriment une immense aversion à son égard. L'âne est le tombeau de Lucius. Sa métamorphose est une descente aux Enfers. Lucius-l'âne observe la vie quotidienne, sans être forcément déterminé par elle. Il appréhende le monde extérieur avec l'intelligence d'un humain, mais dans la peau d'un animal. Cela lui confère la position du personnage «tiers» : celui qui fait l'expérience, de l'intérieur, de la vie des humains, sans que personne ne remarque et/ou se gêne de sa présence. En se comparant à Ulysse dans ses soliloques, Lucius-l'âne trouve un élément de consolation dans la mesure où, dans sa position d'âne-observateur, il peut divertir sa curiosité innée et augmenter son savoir : «Et ce n'est pas sans de bonnes raisons que le divin auteur du vieux poème, lorsqu'il veut nous montrer, chez les Grecs, un héros d'une grande sagesse, conte dans ses vers que c'est à force de visiter bien des cités et de connaître toutes sortes de peuples qu'il a acquis ses plus hautes vertus. Car, moi aussi, je sais le plus grand gré à l'âne que je fus de m'avoir dissimulé sous cette enveloppe, fait passer par des tribulations variées, rendu, sinon tout à fait sage, du moins plus riche de savoir»7. Le voyage de Lucius dans sa peau d'âne s'inscrit dans la tradition des pérégrinations d'Ulysse à travers le monde méditerranéen. Bien qu'il trouve ses oreilles très longues, poilues et laides, Lucius-l'âne, de surcroît, a pu y trouver un grand privilège, quant à leur capacité d'écoute : «Et moi, bien que je fusse fort irrité contre l'erreur de Photis qui, voulant me transformer en oiseau, avait fait de moi un âne, je trouvais cependant une consolation ? la seule, il est vrai ? à ma lamentable laideur, c'est que les oreilles immenses dont j'étais pourvu faisaient que j'entendais avec la plus grande facilité tout ce qui se passait, même de fort loin»8. Bakhtine estime que cette situation exceptionnelle de l'âne est un trait d'une grande portée dans ce roman. Il traverse toutes les sphères privées, quotidiennes, mais n'y participe point. Le salut vient de la mer et de l'Orient Ayant pu s'échapper à son maître à la fin du Livre X, Lucius-l'âne, après avoir couru «la distance de six bons milles», arrive à Cenchrées, une cité appartenant probablement à «la très illustre colonie de Corinthe». Pour reprendre ses forces, il succombe à un sommeil délicieux, au calme du soir, sur le sable moelleux du rivage. Vers la première veille de la nuit, une frayeur soudaine éveille Lucius-l'âne et, à sa grande surprise, il voit une lune étincelante de blancheur, au disque parfaitement plein, émerger des flots marins. Engourdi, il réalise que c'est un signe de la «déesse souveraine» (Isis, qui n'est pas encore nommée), investie de la terre et du ciel. Résolut d'adresser ses prières à la «déesse secourable», Lucius-l'âne chasse aussitôt son sommeil et se précipite vers la mer pour se purifier. «Je me baigne dans la mer et trempe sept fois la tête dans les flots, car le divin Pythagore nous a enseigné que ce nombre est le plus convenable aux pratiques sacrées»9. Le rôle du songe et de la vision est d'une tout autre nature chez Apulée : habituellement, écrit Bakhtine, le songe et la vision informent les humains de la volonté des dieux et de la nécessité d'accepter leur destin, afin de supporter plus aisément la souffrance. Chez Apulée, au contraire, ils incitent les héros à agir, à être dans l'action, en leur montrant comment ils doivent se comporter pour modifier leur destin, par des actes précis. La vision nocturne de Lucius-l'âne sur les rives de Cenchrées lui a bien indiqué le chemin de la purification aquatique, à travers laquelle il va s'adresser à la «déesse souveraine», par des prières solennelles. «Reine du Ciel ? que tu sois Cérès, la féconde, mère et créatrice des moissons, [...]. Ote-moi cette horrible figure de bête, rends-moi à la vue des miens, rends-moi au Lucius que je suis, et si quelque divinité offensée me poursuit avec un acharnement inexorable, qu'il me soit donné au moins de mourir, s'il ne m'est pas donné de vivre»10. Multipliant des prières accompagnées de lamentations pitoyables, Lucius-l'âne, engourdi et ayant les yeux mi-clos, assiste au surgissement de l'apparition divine : un visage adorable aux dieux se libère des flots et se dresse devant son visage. Une scène ineffable à laquelle l'éloquence du rhéteur, Lucius, a perdu toute son abondance oratoire. Ce visage divin, cette lumière aveuglante, ce n'était que la manifestation de la «déesse souveraine» qui a répondu à ses prières et lamentations : «Me voici, Lucius ; tes prières m'ont touchée, moi, mère de ce qui est, maîtresse de tous les éléments, origine et souche des générations, divinité suprême, [...], c'est de mon vrai nom qu'ils m'appellent Isis Reine. Me voici, j'ai pitié de tes malheurs ; je suis là, pour t'aider et t'être favorable. Cesse maintenant de pleurer, plus de lamentations, chasse ton chagrin ; voici que, grâce à ma providence, se lève pour toi le jour du salut. Aussi écoute, de toute ton attention et de tout ton esprit, les ordres que je te donne»11. Au cours de son oracle auguste, Isis Reine ordonne à Lucius-l'âne de rejoindre hardiment sa procession, sous la bénédiction du prêtre Mithra et de l'ensemble des gens initiés aux Mystères. Appliquant minutieusement les prescriptions d'Isis Reine, Lucius-l'âne, au milieu de la procession, se place du côté du prêtre Mithra, informé de sa présence par la «déesse souveraine», et saisis d'une lèvre avide la couronne de roses de laquelle dépend son salut. Ayant dévoré les jolies roses, Lucius- l'âne redevient l'homme qu'il était, avant de commettre la faute capitale avec Photis, la servante-magicienne. L'apparence horrible de la bête se détache de lui, sa peau épaisse s'est amincit, son ventre obèse s'est réduit, son visage et son cou se sont arrondis, etc. Lucius est redevenu bel homme. Béni et purifié par la «déesse souveraine», Lucius reçoit l'initiation de la part du prêtre Mithra et accède aux Mystères ineffables d'Isis Reine. De retour Rome, et toujours en quête de savoir, il reçoit une deuxième initiation : celle des Mystères d'«Osiris l'invincible». Dans la capitale de l'Imperium Romanum, Lucius devient rhéteur et sacrificateur. «Aussi me fis-je de nouveau raser complètement la tête et, acceptant l'administration de cette antique confrérie fondée au temps de Sulla, sans dissimuler ni protéger ma calvitie, mais la montrant à tout le monde, j'en exerçai avec joie les fonctions». C'est ainsi que Lucius achève son récit. Notes : 1- Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, «Tel», 1978, p. 264. 2- Ibid., p. 265. 3- Apulée, L'Ane d'or ou Les Métamorphoses, trad. Pierre Grimal, Paris, Gallimard, «Folio classique», 1958, p. 61-62. 4- Apulée, L'Ane d'or ou Les Métamorphoses, op.cit., p. 108-109. 5- Ibid., p. 110. 6- Ibid., p. 111. 7- Apulée, L'Ane d'or ou Les Métamorphoses, op.cit., p. 272. 8- Ibid., p. 274. 9- Ibid., p. 340. 10- Apulée, L'Ane d'or ou Les Métamorphoses, op.cit., p. 340-341. 11- Ibid., p. 343-344. |
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