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Le Medef, principale organisation patronale française, et la puissante
Fédération de l'industrie allemande (BDI) ont publié la semaine dernière à
Paris une déclaration commune de six pages, à quelques jours du conseil des
ministres franco-allemand du 19 février.
Entre-temps, le président français aura fait une très grati fiante visite d'Etat aux Etats-Unis. Ils partent du constat que la part de l'Union européenne dans la valeur ajoutée industrielle mondiale est tombée de 25,7% à 20,8% entre 2000 et 2012 et que le nombre de brevets déposés par des entreprises européennes est en recul (62.000 en 2011, contre 240.000 aux Etats-Unis et 172.000 en Chine). Le deal est clair. La France espère par le politique où elle se croit plus à l'aise, compenser ses déficits économiques structurels irrattrapables à court/moyen terme sur la " zone mark ". L'Allemagne espère passer de l'Europe molle des vœux pieux à une compétence hiérarchique péremptoire capable de décider des mesures effectivement contraignantes. Medef et BDI demandent en effet un renforcement du contrôle démocratique de cette architecture rénovée de la zone euro. Ils en appellent à la mise en œuvre, évoquée par les dirigeants européens mais sans concrétisation, d'" accords contractuels contraignants " entre l'Union et ses Etats membres en difficulté sur l'engagement de réformes structurelles. " Nous demandons un nouveau traité pour la zone euro et pour l'Union européenne, qui permettrait la mise en œuvre de ces réformes et créerait un nouvel ordre de compétence ", ajoutent les deux organisations patronales. (Reuters le mercredi 05/02/2014 à 16h34) FAUSSE SYMETRIE Toutefois, l'apparente symétrie de cet appel peut induire en erreur. Si la France n'est pas la Grèce, l'une comme l'autre (ainsi que la plupart des pays du sud de l'Union : Italie, Espagne, Portugal, Chypre) divergent notablement avec les critères définies par l'Union Economique et Monétaire et avec l'Europe du nord, celle des pays qui gravitent autour de l'Allemagne et de l'ancienne zone mark. Au reste, tout au long des âpres négociations du renflouement des finances grecques, sous les accrochages entre Français et Allemands couvait la controverse bilatérale. Pas de FESF, de MES ou d'Eurobonds hors de ces conditions. Les " quantitative easing " à l'européenne ne sont pas à l'ordre du jour. Certes, la part de l'Europe dans la valeur ajoutée mondiale et dans la part des demandes de brevets est en légère baisse. Mais la situation de la France et de l'Allemagne sont loin d'être identiques, comme on peut le constater dans le tableau ci-dessous. Entre 2000 et 2012, la part de l'industrie dans le PIB allemand a légèrement augmenté (de 22 à 23% environ) tandis que celle de la France a diminué de manière nettement plus préoccupante (de 15 à 10%, 15.6% en 1996). Cela se traduit dans les chiffres macroéconomiques où tous les voyants sont au rouge sur le tableau de bord français. Les déficits s'accumulent côté français : commerce extérieur à -61 Mds? en 2013, creusement des déficits budgétaires et de l'endettement (des ménages, des entreprises, des collectivités territoriales, des caisses de la sécurité sociale et le l'Etat), déficit de l'investissement, déficit fiscal (de -72.2 Mds? en 2012 à -74.9 en 2013), croissance en berne, taux de chômage structurel. La déflation menace. Et, pour couronner le tout, rien dans ces chiffres ne permet d'espérer une amélioration significative de la situation française, conformément aux engagements répétés de l'Elysée et du gouvernement. De l'autre côté du Rhin, a contrario, presque tous les voyants sont au " vert " avec des records d'excédents (solde commercial extérieur à +200 Mds? en 2013). La croissance allemande a été de 0.4% en 2013, stimulée par un surcroît d'exportations. Elle a été de 0.3% en France, tirée par les consommations qui participent au déficit extérieur. Le paysage économique mondial est dominé par la compétitivité-prix des produits chinois et la compétitivité-qualité des produits allemands. Entre les deux les pays exportateurs de matières premières, les pays déficitaires ou les pays sous-traitant par exemple ceux de la Mitteleuropa, le glacis qui permet à l'industrie allemande de cumuler qualité et baisse des prix. Les prouesses allemandes tiennent à de nombreux facteurs parmi lesquels on peut compter : une économie historiquement spécialisée, le verrouillage du capital des principaux donneurs d'ordres, une co-gestion (même très affaiblie depuis la réunification) avec les syndicats représentatifs et biens organisés, la taille des PME-PMI et leur ouverture coordonnée à l'international, un environnement régional européen favorable, mais aussi les coûts des services industriels externalisés et un euro tout compte fait bien plus faible que ne le serait un DM retrouvé (ce qui permet de penser qu'une rupture de l'Euroland ne serait pas uniquement catastrophique pour les pays d'Europe du sud). La " règle d'or " (prescription stricte de la Cour de Karlsruhe) dont rêvent les créanciers de la France est déjà effective dans les budgets allemands qui réfléchissent à l'administration intelligente de leurs excédents. Déjà, ils ont accepté le principe d'un SMIC impliqué par les élections législatives de 2013 et la formation inévitable d'un gouvernement CDU-CSU-SPD. La participation du patronat français à cet appel est strictement indexée sur ses intérêts. Jouer du partenariat franco-allemand, tout en rappelant les réformes Hartz entreprises sous Schröder et ainsi achever de peser sur le " social-libéralisme " tout récemment adopté par la majorité socialiste, était une occasion que le MEDEF eut été bien maladroit de rater. RETOUR AUX REALITES La conséquence de tout cela n'a rien à voir avec une sorte de consensus retrouvé. L'Allemagne sait qu'il n'est pas dans son intérêt de voir son voisin malmené par les marchés et la France sait que sont voisin sait? Mais jusqu'à quand les créanciers accepteront-ils un spread (différentiel de taux d'intérêt) aussi peu conforme à la différence de performance économique réelle entre des partenaires qui divergent irrésistiblement ? Les lois de l'histoire sont impitoyables : les gradients économiques entraînent immanquablement les subordinations politiques qui en sont les conséquences irrémédiables, presque " naturels ". Jamais les créanciers allemands n'alièneront le pouvoir d'achat de leurs vieux jours, contre l'administration concertée d'un espace économique que leurs entreprises dominent. C'est la même surprenante naïveté que de Gaulle avait entretenu à croire que Washington allait accepter sa proposition de co-direction des affaires du monde, au moment où les Britanniques avaient très logiquement consentis de placer leur bombes nucléaires à la tête des fusées Polaris. H. Macmillan à Nassau soumis à J. Kennedy en décembre 1962, a suivi le chemin tracé par W. Churchill à Terre Neuve soumis à F. Roosevelt en août 1941. Libre aux Britanniques d'improviser de laborieuses et tortueuses " relations spéciales " pour s'en consoler? La colère de " l'Homme du 18 juin " pesait peu face aux réalités. Churchill lui avait pourtant confié " amicalement " l'inclination fatale que le Royaume uni avait pour le " Grand large ". Pompidou, travaillé dans le dos du Général par les Rothschild, a mis fin à la pénitence qui fut infligée à la " Perfide Albion " privée d'Europe jusqu'en 1973. Toutefois, jamais aucun " allié ", aussi " fidèle " soit-il, ne s'est immiscé dans les chaînes de commandement US. L'adage darwinien bien connu est limpide en sa vérité : Les Empires n'ont pas d'amis. Seulement des ennemis ou des vassaux. Rétrospectivement, le choix de Gerboise Bleue apparaît comme un défi insensé mais réussi. Certes, la France gaullienne a profité d'un contexte stratégique mondial booléen où les nations " déraisonnablement " audacieuses et imaginatives pouvaient se ménager un espace de négociation de leur souveraineté. Les dirigeants suivants, pressés de s'installer dans le confort offert par les pouvoirs conférés par la Constitution de la Vème République, n'ont pas su (pas pu ou pas voulu) anticiper une autonomie de décision dans le nouvel ordre du monde. La France mitterrandienne a tellement tenu à ce que Berlin demeure rivée à Bruxelles via Maastricht qu'elle n'a pas pris garde à ce que via Maastricht Paris soit aujourd'hui rivé à Berlin. L'Europe politique aurait pu être une hypothèse vraisemblable lors de l'affaissement, pourtant prévisible, du Mur de Berlin. Face à cela la " classe politique " française est demeurée paralysée. Paris n'a pas su tirer parti de l'unification allemande et des handicapes qu'elle a représenté pour l'Allemagne. Les entreprises françaises n'ont pas saisi toutes les occasions que la Treuhandanstalt leur offrait. Dix ans perdus. Aujourd'hui irrattrapables ! Le patronat français a (entre autres) deux obsessions chroniques : les syndicats, le salaire et ses " charges ". Sans doute, la culture politique française présume excessivement du conflit comme moteur heuristique de l'histoire nationale. Même les libéraux (Alain Madelin par exemple) savent que seul le choix d'une économie de l'intelligence et l'investissement dans les compétences à haute valeur ajoutée peuvent conférer au pays les avantages comparatifs nécessaires pour faire face aux raz de marées venues des pays émergents. La course effrénée à la baisse des coûts salariaux et au démantèlement du droit du travail est suicidaire. Allemands et Français s'étripent discrètement à fleurets mouchetés. Paris bloquait toutes les initiatives qui menaçaient de donner à son voisin les leviers propres à peser (directement ou indirectement) sur sa gestion budgétaire. Il avait passablement offensé Berlin en s'opposant à la nomination de Wolfgang Schäuble à la tête de l'Eurogroupe ou évincé Siemens lors de l'ouverture du capital d'Areva. Avec le recul, n'est-ce pas à cela que s'est finalement résolu le président français en mai dernier devant la Commission à Bruxelles ? Quelle autre interprétation pourrait-on donner au virage " social-libéral " du gouvernement socialiste ? En attendant, l'Allemagne de Merkel réalise le projet du IIIème Reich sans élever la voix, sans faire rugir les panzerdivisionen, sans tirer un seul coup de feu. L'Europe allemande est en marche. Ses hommes sont peu à peu placés aux postes clé. C'est un néerlandais germanophile qui a été désigné pour présider le Conseil des ministres des Finances européens et on peut parier que les Allemands feront élire le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker en remplacement du très atlantiste Barroso à la tête de la Commission à Bruxelles. Les Allemands ont la rancune tenace et la vengeance policée et discrète. RETROSPECTION ET ANACHRONISME Evoquer le bégaiement de l'histoire n'oppose pas le principe d'analogie à l'intangible irréversibilité de la flèche du temps. En 1940, il fut beaucoup reproché aux Français l'acceptation peu ou prou de la collaboration par la majorité d'entre eux. Le mot de Churchill à l'adresse de Chamberlain à propos de la guerre et du déshonneur est terrible pour ceux qui renoncent à la station droite. Cette querelle serait cependant injuste si l'on passait sous silence la tragédie de la Grande Guerre. Le pacifisme français et européen se plaçait à la hauteur d'un Himalaya de cadavres. Certes, rien n'a empêché le suivant qui fit plus de 60 millions de morts, dont plus de 20 millions de soviétiques. On oublie de même que les patrons sous Pétain hantés par un bolchevisme déferlant sur le continent, appelaient de tous leurs vœux une Europe de l'ordre que l'Allemagne incarnait et n'avaient pas d'autres ambitions que de collaborer à son avènement. C'est intimement convaincus de servir cette Europe-là que de nombreux " patriotes " français ont ouvert grands leurs bras au Führer. Ce rappel historique montre à quel point il est facile de se tromper hors contexte. Cela avec néanmoins quelques nuances : 2.- «La fin de l'histoire» Depuis l'effondrement de l'URSS et des " démocraties populaires ", il n'y a plus de menace communiste. Un peu partout dans le monde, quand ils ne sont pas pourchassés par les régimes dictatoriaux des pays pauvres et dominés, les partis communistes sont à l'agonie. Plus que l'anticommunisme primaire, toujours en œuvre dans des médias européens très américanisés, la désindustrialisation et la délocalisation ont privé le communisme de ses ouvriers-électeurs. Mieux, vu de Chine, où le parti communiste administre un capitalisme sauvage que n'auraient pas renié les conservateurs du XIXème siècle, c'est en Europe de l'Ouest, là où encore plus de la moitié des PIB sont socialisés et collectivisés, que le modèle libéral (peut-on encore parler de " capitalisme rhénan " ou d'" économie sociale de marché " ?) paraît le plus proche de l'idéal socialiste. Les entreprises grignotent des progrès dont certains datent de Bismarck, de Mussolini ou du Front Populaire. 1.- Empires et vassaux Contrairement au monde de l'entre-deux guerres, le sort du monde d'aujourd'hui ne se joue plus en Europe. Le monde a affaire à un empire d'un format inconnu dans l'histoire humaine. L'emprise américaine relativise notablement l'étendue des royaumes de Philippe II ou de la reine Victoria. La puissance américaine n'est certes plus aussi écrasante qu'elle le fut aux lendemains de la seconde guerre mondiale (produisant plus de la moitié de la richesse de la planète). Mais rien de sérieux ne peut être entrepris où que ce soit sur Terre sans l'aval de cette économie-monde ombrageuse. Et c'est encore plus vrai pour ceux qui en sont persuadés? L'Amérique aspire une partie importante de l'épargne mondiale. Ce qui lui permet de dépenser 600 Mds$ par an (67 millions de dollars par heure) pour sa défense, plus que les 15 pays suivant dans le classement et plus que tous les autres pays suivants réunis. L'erreur serait de ne voir dans ces dépenses que la façade militaire celle qu'entend se donner les Etats-Unis pour défendre bec et ongles ses intérêts dans le monde, et nous savons que ce pays fait peu de cas des règles internationales quand ses intérêts vitaux sont en jeu. Ces sommes sont un levier redoutable, échappant à la compétition loyale, pour soutenir ses industries et l'avance qu'il possède dans les technologies garantes de sa prospérité et de son l'avenir. C'est pour l'essentiel à cela, contrairement à ce que présume le sens commun, que servent les investissements militaires. C'est dans les laboratoires industriels liés à la défense que s'anticipent et se mettent au point les technologies destinés à donner un avantage décisif moins à les guerres militaires que dans les conflagrations économiques et commerciales dont les victimes se comptent d'abord en millions de chômeurs. Malheur aux pays déficitaires qui tiennent le budget de leur défense pour une variable d'ajustement. 3.- «Leading from Behind» L'Allemagne en ce début du IIIème millénaire n'a rien à voir avec celle d'Hitler. Il s'agit d'un pays menacé par le vieillissement : avec un taux synthétique de fécondité de 1.36 (2011), il fait pâle figure devant les taux français (2.03) et britannique (1.98). En l'état, la population allemande est en passe de perdre 10 à 20 millions de ses membres à l'horizon de 2050 et la pyramide des âges ressemblera à une enclume, faisant la partie belle aux âges vénérables. Même avec un changement notable du droit de la nationalité, ouvert au jus soli et à l'acceptation de la double nationalité, ce n'est pas de cette Allemagne-là d'où déferleront les hordes teutoniques qui mettraient la paix européenne en péril. Il est un fait que son passé mortifère savamment et régulièrement entretenu par toutes sortes d'entreprises lucratives qui font de la culpabilité une activité industrielle rentable, maintient les Allemands dans une position défensive et dissuasive. Cela n'en fait pas pour autant une vache à lait exploitable à merci. Cela crée des réflexes et une inclination pour le consensus, le succès modeste et la riposte discrète. " Behind " est un mot d'ordre en vigueur à Berlin et à Washington. Mais ni pour les mêmes raisons, ni pour les mêmes objectifs. L'appel signé par les patrons français et allemand eut été de bon aloi s'il ne s'était pas seulement préoccupé des " réformes structurelles " permettant aux Allemands de s'assurer de la solvabilité de leurs partenaires et aux Français d'améliorer leurs taux de marges. Quitte à se substituer aux politiques pour mettre en œuvre (" enfin ! ") des mesures coercitives. L'instrumentalisation de la Commission et du Parlement européen ne leur suffisent pas. " Aujourd'hui, les pouvoirs ne sont pas démocratiques et les démocraties n'ont plus de pouvoir " disait en substance Régis Debray. A l'évidence, on peut constater que les politiques uniquement préoccupés d'équilibre budgétaire et de réductions de dépenses ne parviennent à aucun résultat tangible. Bien au contraire. L'Europe des vieux rentiers qui comptent leurs sous et érigent des murs ne fait plus rêver. On a eu bien tort de mettre le refus de l'Ukraine sur le compte d'une mauvaise influence russe en quête d'une inimaginable restauration de leur lustre passé. Il faut bien le reconnaître, les peuples sont les grands oubliés de la Nouvelle Europe de Maastricht à Lisbonne. Moins de solidarité et plus de " flexibilité " sans aucune sécurité. Or, comment peut-on espérer unir le continent et sa jeunesse autour d'un improbable équilibre budgétaire, avec aux manettes une théorie de banquiers et de contrôleurs de gestion ? Au moment où l'Europe commémore le centenaire du début de la " Première Guerre Mondiale ", il serait peut-être opportun et salutaire d'y songer. Note : 1- Rapport 2013 sur la compétitivité : sans l'industrie, pas de croissance ni d'emplois. Commission Européenne - MEMO/13/815 25/09/2013. |
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