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CAMBRIDGE – Dans son livre pionnier de 2005, «Intelligence», Jeff Hawkins propose une nouvelle vision de la façon dont fonctionne le cerveau humain. D’après lui, le cerveau n’est pas une machine de Turing qui manipule des symboles selon une table d’instructions internes, le modèle sur lequel sont basés les ordinateurs et l’intelligence artificielle en général. Il montre que le cerveau est au contraire un vaste système de mémoires hiérarchisées qui enregistre constamment ce qu’il perçoit et prédit ce qui doit advenir.
Le cerveau fait des prédictions en établissant des similitudes entre des séquences d’informations sensorielles récentes et des expériences passées stockées dans sa mémoire. Il associe des fragments de sons entendus dans un océan de bruits à une chanson connue, ou le visage d’un gamin déguisé à celui de votre enfant. Le concept est similaire à celui de la fonction de saisie semi-automatique dans, par exemple, la fenêtre de recherche Google – qui devine constamment quelle sera votre prochaine recherche selon ce que vous avez déjà saisi. Pour visualiser comment fonctionne cette hiérarchie, il faut comprendre qu’en percevant quelques lettres seulement, vous pouvez deviner le mot ; qu’en regardant quelques mots, vous pouvez prédire ce que signifiera la phrase, ou même le paragraphe. En fait, vous devriez pouvoir deviner mon propos à partir de ce qui précède. La hiérarchie nous permet de comprendre le sens, que l’information soit transmise au cerveau par le biais du son ou de la lecture. Le cerveau est donc une machine inductive qui prédit l’avenir en trouvant des similitudes, à différents niveaux, entre le présent et le passé. Cette nouvelle manière de percevoir le fonctionnement du cerveau proposée par Hawkins a des implications importantes dans plusieurs domaines, y compris celui qui occupe l’essentiel de mes pensées : le développement économique, ou les stratégies pour y parvenir. Par définition, le développement n’est pas la répétition d’un état donné, tout comme un adulte n’est pas un grand bébé. Le processus de développement comprend l’intégration et la combinaison de nouvelles capacités de façon à pouvoir mener à bien des activités plus variées et plus complexes. Mais envisager par quelles voies entreprendre de nouvelles réalisations est une affaire délicate, parce qu’elle implique de savoir ce qui sera nécessaire et si les moyens pour ce faire sont disponibles. C’est la raison pour laquelle les villages du Millénaire de Jeffrey Sachs n’ont pas rencontré le succès escompté, comme le démontre la journaliste Nina Munk dans son dernier ouvrage. Trop d’éléments font défaut, explique-t-elle, pour faire passer ces fermiers d’une agriculture de subsistance à une agriculture commerciale. L’approche orthodoxe du développement économique est analogue à une machine de Turing ; elle tente de définir un modèle général du monde – basé sur les principes fondamentaux – et utilise ce modèle pour cerner les difficultés d’un pays donné ou les effets potentiels d’un choix de politique. Mais le monde est souvent trop complexe et subtil pour une telle approche. Ne serait-ce pas une amélioration substantielle si, en étudiant un endroit précis, nous pouvions avoir à l’esprit toutes les expériences précédentes de la planète et identifier automatiquement les expériences les plus pertinentes de façon à pouvoir en déduire les prochaines étapes ? Ne serait-il pas utile d’entrevoir les possibilités de développement tout comme notre cerveau, selon Hawkins, voit le monde ? Une approche différente, axée sur la vision de Hawkins, du développement économique consisterait à compiler une énorme quantité de données sur le monde et à se demander quelle voie aurait la plus grande chance de réussite dans un pays ou une ville à un moment donné, à la lumière de ce qui y existe déjà et des expériences à cet endroit et ailleurs. Ce serait un peu comme le système de recommandation d’Amazone.com, qui vous propose de nouvelles lectures sur la base de ce que vous et d’autres ont déjà commandé. Dans un article récent, mes collègues et moi-même avons démontré qu’une telle approche au développement économique est possible. Vous pouvez prédire, dans une ville ou un pays donné, même une décennie à l’avance, quelles industries apparaîtront ou disparaîtront, prospéreront ou déclineront, simplement sur la base de ce qui se trouvait auparavant à cet endroit même et ailleurs dans le monde. Les pays ont tendance à développer des industries ayant un lien avec celles qu’ils ont déjà ou qui existent dans des sites géographiques similaires au leur. Nous avons rendu cette analyse par pays plus conviviale dans notre récent Atlas of Economic Complexity. L’idée d’analyser les expériences passées pour dégager une perspective d’action future est aussi vieille que la civilisation. Sur la base de ce constat, Justin Yifu Lin, un ancien économiste en chef de la Banque mondiale, a suggéré que lorsque les pays examinent la marche à suive, ils devraient étudier la voie prise par un pays similaire au leur il y a vingt ans et qui a réussi. Mais nous devrions pouvoir faire mieux encore en inventoriant beaucoup plus d’expériences, en plus grand détail, à l’aide d’une mémoire beaucoup plus vaste capable de trouver un nombre bien plus grand de séquences («patterns») dans un éventail également plus grand d’expériences humaines. Imaginez que le projet de villages du Millénaire de Sachs ait pu bénéficier de toutes les informations sur les sorties connues et réussies de l’agriculture de subsistance, au lieu de se fier à des devinettes ou à un processus de déduction. Ne serait-ce pas utile de comprendre les voies du développement industriel – et les impasses – qui soient pertinentes pour un pays donné aujourd’hui ? Cette nouvelle approche pourrait donner leurs chances de prospérité à un nombre bien plus élevé de personnes en limitant les risques et périls inhérents à ce genre de quête – de la même manière qu’une carte routière ou un plan permet de se rendre où l’on veut grâce aux informations qu’il contient. Tout comme les technologies de réalité augmentée enrichissent notre perception du monde (imaginez les retransmissions sportives sans relecture instantanée), mettre toutes les expériences mondiales de développement à la disposition des acteurs du développement est à présent parfaitement faisable. Nous devrions saisir cette occasion. Traduit de l’anglais par Julia Gallin Ricardo Hausmann, ancien ministre de la planification du Venezuela et ancien économiste en chef de la Banque interaméricaine de développement, est professeur d’économie à l’université de Harvard, où il dirige également le Center for International Development. |
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