Qu'est-ce qui se passe à Ghardaïa ? On ne sait pas. On ne
veut pas le savoir. On se replie, on refuse, on détourne, on contourne et on
parle d'autre chose. C'est la vieille mécanique du déni. Quand on tue un jeune
en Kabylie, on se replie chez soi et on parle de l'autre comme d'un autre pays.
Aussi bien lorsque deux ministres auraient racketté un homme d'affaire oranais,
le réduisant à la pauvreté, à la prison ou à l'exil. Comme si le pays se
vengeait de lui-même contre lui-même, en s'ignorant, en se tournant le dos, un
par un, l'un à l'autre. Aujourd'hui donc, c'est Ghardaïa. La régime a appris au
peuple une leçon : tout ce qui te concerne ne te concerne pas, c'est moi qui
m'en occupe. L'autre est un autre, ennemi, lointain, différent, étranger.
Ghardaïa engage aujourd'hui le pays et pose la grave question de sa cohérence,
son unité, sa solidarité et sa conscience nationale. Mais cela est ignoré, à
charge du régime, traité comme un cas local, une étrangeté. On a fabriqué un
peuple qui n'est pas appelé à défendre sa terre mais à la regarder. Et pourtant
ce qui se passe là-bas nous concerne, nous interpelle : toute rwandisation est
précédée (règle d'or) par l'indifférence. « Hier, on a tué à Ghardaïa. Ou
peut-être aujourd'hui. Je ne sais plus ». Reprise en mode collectif du fameux
incipit de l'Etranger. Pour ceux qui ont lu ce roman d'Albert Camus, il y a une
formidable et sinistre ressemblance entre son Meursault et notre cas :
indifférence face au meurtre, face à la femme, aux autres, au temps. Rythme sec
de la vie, insolation, atonie, oisiveté, silence et prostration collective.
Retour à Ghardaïa : on ne sait pas ce qui s'y passe. On
regarde, on fixe du regard puis on se détourne et on parle d'autre chose.
L'Algérien est zappeur dans l'âme désormais. Ghardaïa, on l'ignore. Ou on y arrive pour faire la guerre, son Djihad, y pendre
l'Autre au nom d'Allah, d'Ennahar ou de l'imbécillité. Et elle est fascinante
cette indifférence de l'Algérien aux siens et à soi et à sa terre. Comme une
démission. Peut-être plus : un refus, un exil immobile, un repli derrière le «
barraudage » et l'insensibilité. Peuple « au-delà » de la guerre 90, qui ne
ressent rien, va au travail, enterre sa mère ou sa femme, boit un café, prie un
Dieu et recommence en se voilant la femme et la face et le monde. Nous sommes
le plus vaste pays du monde : La Kabylie est située au Japon, l'Oranie en
Amérique Latine, Ghardaïa est en Irak, Alger sur la lune, Mascara voyage sur un
cheval et Annaba est le début du Brésil. Chacun vit chez soi, enfermé, méfiant,
encagé, verrouillé. C'est la position « fils de Noé » : quand son père lui
annonça le déluge, on sait ce qu'il avait répondu : je vais aller au plus haut de
la montagne. L'eau ne m'y atteindra jamais.