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Mieux vaut prévenir que guérir

par Robert J. Shiller

NEW HAVEN – La crise financière mondiale qui a éclaté en 2008 nous a montré qu’il est plus difficile que prévu d’en éviter une nouvelle. Une prévention efficace des crises suppose non seulement de reformer les institutions financières en appliquant de manière créative les principes de bon fonctionnement du système financier, mais aussi la compréhension de ces principes par les dirigeants politiques et les électeurs.

Malheureusement cette compréhension fait défaut. Les solutions sont trop techniques pour la plupart des médias qui s’adressent au grand public. Et si l’opinion publique aime entendre parler de «mettre au pas» ou de «sanctionner» les responsables financiers, elle fait preuve de bien moins d’enthousiasme quand il s’agit de leur demander d’élargir ou d’améliorer la gestion des risques financiers. Mais comme des groupes d’intérêt se sont créés autour des institutions et de leurs pratiques, à quelques ajustements prés, on est plus ou moins contraints de s’en accommoder.

La crise financière qui se prolonge est due essentiellement à la formation d’une bulle de l’immobilier résidentiel et à son éclatement qui l’a précédé de quelques années (les prix de l’immobilier ont connu leur pic en 2006 aux USA). Durant le boom de pré-crise, les propriétaires étaient encouragés à emprunter massivement sur le seul marché hypothécaire pour investir dans l’achat d’une maison, tandis que l’Etat donnait des garanties aux prêteurs hypothécaires. Aux USA, cela s’est fait par la garantie implicite constituée par des actifs détenus par l’Administration fédérale du logement (FHA, Federal Housing Administration) et par des organismes de prêts hypothécaires comme Fannie Mae et Freddie Mac.

Lors de la session que j’ai présidée à la récente réunion de l’Association économique américaine à Philadelphie, les participants ont discuté des difficultés à convaincre un Etat d’accomplir les réformes voulues. Présentant lors de cette session un article, Andrew Caplin de l’Université de New-York a évoqué le manque d’intérêt et de compréhension de l’opinion publique à l’égard de l’augmentation des risques associés à la FHA qui garantit les prêts hypothécaires privés depuis sa création lors de la crise de l’immobilier des années 1930.

Après la présentation de Caplin, un autre intervenant, Joseph Gyourko de la Wharton School, a abondé dans le même sens. Dans sa propre étude de 2013, il conclut que la FHA est insolvable à hauteur de dizaines de milliards de dollars - son ratio de levier financier est maintenant de 30 contre un en matière de garantie des prêts hypothécaires à des emprunteurs dont le ratio de levier financier est aussi élevé. Il propose de remplacer la FHA par un programme d’épargne subventionné qui ne chercherait pas à concurrencer le secteur privé en matière d’évaluation des risques des prêts hypothécaires. De la même manière, Caplin a déclaré en 2010 devant la commission sur les services financiers de la Chambre des Représentants que la FHA était en danger. C’était un an après que le commissaire de la FHA, David Stevens ait affirmé à la même commission : «Nous n’aurons pas besoin d’un plan de sauvetage». Les déclarations de Caplin ont déplu aux dirigeants de la FHA qui ont refusé de lui communiquer les données dont il avait besoin. Depuis, la FHA a sous-estimé ses pertes tout en proclamant que tout allait bien. Finalement en septembre dernier elle s’est trouvée contrainte de demander l’aide de l’Etat.
 
Lors de cette même session, j’ai interrogé Caplin sur une idée de partenariat qu’il a lancée dans un livre publié en 1997 dont il est l’un des co-auteurs, Housing Partnerships. Il y proposait de permettre aux acquéreurs, grâce à un partenariat avec un investisseur, de n’acheter qu’une partie d’une maison, de manière à réduire leur exposition au risque sans l’intervention des contribuables. Si elle était appliquée, cette proposition novatrice réduirait l’endettement des acheteurs. Dans sa réponse, Caplin a souligné que même si un effet de levier important sur le marché hypothécaire a alimenté la crise financière, 11 ans après qu’il l’ait formulée, sa proposition n’a jamais été appliquée où que ce soit dans le monde.

Je lui ai alors demandé pourquoi. Pourquoi des personnes créatives aidées par un avocat ne peuvent-elles pas créer elles-mêmes ce type de partenariat ? La réponse est compliquée, a-t-il dit, mais en ce qui concerne les USA, il y a un obstacle important : le refus des services fiscaux de décider au préalable comment serait taxé un tel système de gestion des risques. Du fait de cette incertitude, personne n’a envie d’être créatif.

L’opinion publique gronde en attendant que l’Etat agisse de toute urgence pour éviter une nouvelle crise et mettre fin au problème des institutions financières «trop grosses pour faire faillite». Mais les dirigeants politiques n’ont pas les connaissances voulues et il leur manque la stimulation nécessaire pour mettre en oeuvre des réformes efficaces, mais très techniques.

Pour répondre au problème des institutions «trop grosses pour faire faillite» les USA ont adopté une «règle de rétention des risques» dans le cadre la loi Dodd-Frank de 2010. Elle stipule que les établissements de titrisation des prêts hypothécaires doivent conserver 5% des actifs titrisés qu’ils créent, de manière à ce qu’ils soient eux aussi exposés aux risques liés à ces actifs (à moins qu’ils ne répondent aux conditions voulues pour en être dispensés). Mais dans un autre article présenté au cours de la même session, Paul Willen de la Banque de la Réserve fédérale de Boston, estime que cette règle n’est sûrement pas le meilleur moyen pour l’Etat d’améliorer le fonctionnement des marchés financiers. Les investisseurs savent déjà que l’on gère mieux les risques si on y est soi-même exposé. Mais ils savent aussi que dans certains cas, d’autres facteurs peuvent contrebalancer les avantages de la «rétention des risques». En essayant de prendre en compte toutes ces considérations, l’Etat se trouve complètement dépassé.

La réforme la plus fondamentale du marché immobilier résidentiel consisterait à réduire le surendettement des acquéreurs et le manque de diversification de leurs emprunts. Dans l’article que j’ai présenté lors de la même session, j’en suis revenu à l’idée que l’Etat pourrait encourager des prêts hypothécaires privés «souples» (workout mortgages) qui s’adapteraient aux fluctuations du marché immobilier et de l’économie, ce qui permettrait de protéger les acquéreurs contre le risque d’avoir à rembourser une somme supérieure à la valeur de leur maison en cas de baisse du marché immobilier. Comme le partenariat proposé par Caplin, il s’agirait d’une réforme fondamentale, car elle vise le cœur du problème qui sous-tend la crise financière. Mais les groupes d’intérêt en place et les médias ne s’y intéressent guère.

L’un de nos intervenants, Joseph Tracy de la Banque de la Réserve fédérale de New-York (l’un des co-auteurs de Housing Partnerships), a formulé succinctement le problème : «Eteindre un incendie est plus glorieux que de le prévenir». De la même manière que la plupart des gens s’intéressent davantage aux histoires d’incendie qu’à la chimie des produits ignifuges, ils s’intéressent davantage aux histoires de crise financière qu’aux mesures destinées à les éviter. Ce n’est sans doute pas la meilleure attitude…

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Prix Nobel d’économie 2013, Robert Shiller enseigne l’économie à l’université de Yale aux USA. Il a écrit en collaboration avec George Akerlof un livre intitulé Animal Spirits: How Human Psychology Drives the Economy and Why It Matters for Global Capitalism [Les esprits animaux - Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie].