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DELHI - Le Rapport sur les inégalités mondiales 2022, produit par le
Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality
Lab) basé à Paris, est un document remarquable pour
plusieurs raisons - à commencer par la démonstration qu'il fait de l'immense
pouvoir découlant d'une patiente recherche collective.
Ce rapport fournit les dernières estimations, basées sur une agrégation minutieuse des données nationales provenant de multiples sources, des inégalités de revenus et de patrimoine aux niveaux national, régional et mondial. Il présente des données de séries chronologiques à long terme pour ces indicateurs, ce qui permet d'évaluer les tendances récentes dans un contexte historique plus large. Enfin, il aborde différentes dimensions de l'inégalité de manière inédite. Tout travail de recherche aussi ambitieux que celui-ci suscitera inévitablement quelques critiques modérées concernant les ensembles de données utilisés, les hypothèses requises pour générer telle ou telle série et les manières dont certaines lacunes dans les données ont été comblées. Ma propre critique mineure a trait à l'utilisation par le Laboratoire sur les inégalités mondiales des taux de conversion monétaire de la parité de pouvoir d'achat (PPA) pour déterminer et comparer les revenus nationaux entre les pays. Comme je l'ai soutenu ailleurs, si les taux de conversion monétaire de la PPA ont pour objet d'égaliser les pouvoirs d'achat des différentes monnaies en éliminant les différences de niveaux des prix et de vie entre pays, ils sont truffés de problèmes conceptuels, méthodologiques et empiriques. Pour commencer, les taux de conversion monétaire de la PPA partent du principe que la structure de l'économie de chaque pays est similaire à celle du pays de référence (les États-Unis) et qu'elle évolue de la même manière au fil du temps. Lorsqu'elle est appliquée aux pays en développement, cette supposition laisse beaucoup à désirer. En outre, le processus alambiqué de pondération du panier des biens et services peut conduire à l'inclusion de produits coûteux, non représentatifs, qui sont rarement consommés dans certains pays. Par exemple, Angus Deaton a noté que les corn flakes peuvent être vendus dans les pays pauvres, mais qu'ils ne sont achetés que par une minorité relativement petite d'individus riches. Les coefficients de pondération des dépenses issues des comptabilités nationales ne reflètent pas les habitudes de consommation des personnes qui sont pauvres selon les normes internationales. Il existe un autre problème conceptuel, peut-être plus problématique encore. Les pays ayant une parité de pouvoir d'achat élevée - c'est-à-dire ceux où le pouvoir d'achat réel de la monnaie nationale est considéré comme étant bien plus élevé que sa valeur nominale - sont en général des pays à bas revenus avec des salaires moyens peu élevés. La PPA est élevée précisément parce qu'une proportion significative de la main d'œuvre est très faiblement rémunérée, ce qui signifie que les biens et les services sont disponibles à un coût moindre que dans les pays où la majorité de la population active perçoit des salaires plus élevés. La forte incidence du travail non rémunéré dans de nombreux ménages pauvres des pays à bas revenus amplifie encore cet effet. Il est donc clair que le plus grand pouvoir d'achat de la monnaie nationale reflète des conditions d'indigence et de rémunérations faibles ou nulles pour ce qui pourrait même être la majorité des travailleurs. Les données sur le produit intérieur brut (PIB) mesurées en PPA peuvent donc passer à côté de l'essentiel. En voyant le plus fort pouvoir d'achat d'un revenu monétaire donné comme un avantage, plutôt que comme le reflet de la plus grande pauvreté absolue de la majorité des travailleurs d'une économie, les évaluations de la PPA surestiment effectivement les revenus des pays pauvres par rapport à ceux des économies riches. Pour toutes ces raisons, se fier aux taux de conversion monétaire de la PPA dans la comparaison des revenus entre pays - dont les mesures concernant la pauvreté et l'inégalité - est extrêmement problématique. De solides arguments justifient que l'on s'en tienne aux taux de change du marché pour mesurer les inégalités entre les pays, des taux qui révéleraient probablement de bien plus grandes disparités que celles relevées par le Rapport sur les inégalités mondiales 2022. En dépit de cette objection, ce rapport contribue grandement à notre compréhension de l'inégalité, notamment au moyen de deux nouvelles mesures. La première est la part des revenus du travail perçue par les femmes, qui est un indicateur utile de l'inégalité de genre. À l'échelle mondiale, cette part, d'un peu plus de 30 %, est restée largement inchangée au cours des trois dernières décennies et a même été aussi faible que 10-15% dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN) et en-dessous de 20% en Asie, à l'exclusion de la Chine. Cet indicateur révèle non seulement les déséquilibres sur le marché du travail, mais aussi implicitement la plus grande proportion du travail non rémunéré effectué par les femmes au sein des ménages et des communautés, qui réduit leur accès au travail rémunéré et affecte leur salaire dans les emplois rémunérés. La deuxième mesure novatrice porte sur l'inégalité en matière d'émissions de dioxyde de carbone, en évaluant les contributions par catégories de revenu dans les différents pays. Ce qu'il faut retenir à cet égard est que si les inégalités des émissions de CO2 restent élevées et persistantes entre les régions, ces disparités n'existent pas seulement entre les pays riches et les pays pauvres, mais également en leur sein. Il y a des émetteurs importants parmi les riches dans les pays à revenu faible et intermédiaire, et des émetteurs relativement faibles parmi les pauvres dans les pays à revenu élevé. Par exemple, les 10 % les plus riches de la région MOAN émettent 33,6 tonnes de CO2 par personne par an, contre moins de dix tonnes pour la moitié inférieure de la distribution des revenus en Amérique du Nord. (Les 50 % les plus pauvres en Afrique subsaharienne émettent un vingtième de la quantité nord-américaine, soit 0,5 tonne par habitant par an). Dans le monde, les 10% les plus riches de la population sont responsables de près de la moitié de toutes les émissions de CO2. Ce point mérite en particulier d'être souligné parce que, comme le note le rapport, les politiques environnementales (par exemple les taxes carbone) ont souvent frappé de manière disproportionnée les catégories à revenus faibles ou moyens, qui ne bénéficient que rarement, ou jamais, d'une compensation pour ces mesures. Ce nouvel indicateur permet d'analyser de manière bien plus approfondie quelles formes devraient prendre des politiques climatiques socialement équitables, à l'échelle de la planète comme au niveau national. Sans surprise, le rapport consacre une partie importante aux stratégies adéquates de redistribution des richesses, notamment le potentiel que présente une augmentation de l'impôt sur le patrimoine et les bénéfices des entreprises. Il convient également d'étudier de plus près la politique de prédistribution, en révisant l'ensemble des régimes réglementaires et des dispositions juridiques qui ont permis la concentration excessive de la richesse et des revenus que l'on connaît aujourd'hui. La cause première de l'inégalité pré-distributive est, en un mot, la privatisation : de la finance, des biens communs naturels, des savoirs appartenant au domaine public (par le biais des droits de propriété intellectuelle) et des équipements et des services publics. À cela, l'on pourrait ajouter la tendance des États - flagrante depuis la crise financière mondiale de 2008 - à protéger le capital privé à grande échelle, tout en permettant qu'il fasse des ravages parmi les citoyens lambda. La réalité que décrit le Rapport sur les inégalités mondiales 2022 reflète des choix humains et politiques, ce qui signifie que cette réalité peut être modifiée en faisant des choix différents. C'est la raison pour laquelle ce rapport est bien plus qu'un précieux recueil de données et d'analyses utiles. Il définit la voie à suivre et nos actions futures. *Secrétaire exécutive de l'International Development Economics Associates - Professeure d'économie à l'université du Massachusetts à Amherst et membre de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises. |