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Ives
Bonnefoy est mort le 1er juillet 2016. C'est une perte considérable non
seulement pour la poésie française mais aussi celle du monde, ce poète étant
traduit dans presque toutes les langues connues.
Comment rendre hommage sans cette crainte débilitante de trahir sa vision la plus profonde de ce qu'est et ce que doit être la poésie (du lieu et de la présence, de la finitude, des images et de leur rapport à la peinture, d'un pays «d'essence plus haute») à travers une œuvre si riche et si complexe, comprenant des dizaines de titres, et qui va de «Du mouvement et de l'immobilité de Douve» (1953) jusqu'à «L'écharpe rouge» (2016), livre testament d'Ives Bonnefoy ? Poète, philosophe, critique d'art, traducteur éclairé d'une grande partie des œuvres de Shakespeare (et d'autres poètes anglais et italiens), Ives Bonnefoy réunit tout cela (et au-delà) avec la touche d'un authentique génie quant au lien étroit entre toutes ces dimensions sublimes de l'homme. «L'écharpe rouge» (Juillet 2016, Mercure de France) dernier livre en date, récit poétique et essentiellement autobiographique, commencé dès 1964 sous forme d'un long poème en fragments, et délaissé depuis lors, est resté une énigme pour l'auteur. Plus de quarante ans après, «L'écharpe rouge» a été repris dans la perspective d'un texte centré sur sa propre vie (repris d'abord en 2009 et définitivement en 2015). Le texte sort enfin en librairie, peu de mois avant la disparition du grand poète. C'est un livre d'une grandeur et d'une densité poétique absolument rares (en ce 21e siècle tumultueux, signe distinctif d'un monde en plein désarroi, victime expiatoire d'un chaos d'absurdités et de violences), avec ce regard unique d'un poète sur ses parents (Elie et Hélène), sur leurs frustrations, leurs silences, lesquels décideront pour toujours de sa vocation de poète. Dans ce contexte de frustrations et de silences, on pourrait dire, sans trop d'exagération, que l'absence/présence du père d'Ives Bonnefoy est une des sources fondamentales de sa poésie. La voix du père est un manque qu'il faut combler, et dans cette orientation précise, partie fermement ancrée dans sa géographie sentimentale, toute la poésie d'Ives Bonnefoy apparaît comme un manque à combler par la poésie de la présence. Ainsi, notait-il, douloureusement : «Je m'en avise, aujourd'hui, je n'ai jamais avec mon père eu de jeux, il ne courait pas près de moi, ne s'exclamait pas, ne riait pas. D'instants d'intimité avec lui, je ne me souviens que d'un seul : une fois où j'étais malade, de quelque varicelle ou rougeole, et gardais le lit avec sur la couverture un ou deux jouets et de ces oranges qu'on aime enveloppées d'un papier transparent qu'on va déplier, aplatir, lisser. Et lui, qui rentrait de travail, était venu s'asseoir près du lit, et était resté là un long moment en silence. Je pense qu'Elie s'inquiétait facilement. Je crois aussi qu'il y avait en lui comme une demande de ma demande, et que l'absence de celle-ci, due à ma captation par les mots, lui fit du tort. Mon visible intérêt pour d'autres mots que les siens s'ajoutait à la distraction nouvelle d'Hélène pour le vouer à ce silence qui m'inquiétait, faute de comprendre la nature? Ma vocation naissante contribua, je ne puis donc que le croire, à cette impression de solitude qu'Elie, mon père, éprouva en ses dernières années? L'idée de la poésie que je me suis faite, et que j'estime fondée, une pensée de la contradiction qui s'y loge et qui la stimule, il en est sans doute la cause» (pp.120-125). Tout ceci se passait dans la Touraine, et les horizons proches de son enfance. J'ai cherché, désespérément, «L'Arrière-Pays», livre-phare d'Ives Bonnefoy pendant des mois, des années peut-être, que dis-je, d'intolérables périodes d'attente, douloureuses, cruelles, absurdes, d'un hasard qui ne pointe pas son nez du côté de ma curiosité de fouineur singulier et fantasque, qui erre inlassablement de librairie en librairie et de bouquiniste à bouquiniste (épuisement de stock ? épuisement d'exemplaires d'occasion ? je ne sais). Et puis un jour, à Paris, je l'ai enfin trouvé ! Avec les reproductions des tableaux de peintres qu'a voulues Bonnefoy, et dans le dessein et l'ordre qu'il a voulus, dans la collection Poésie/Gallimard. Je dirai quelques mots sur ce livre un peu plus loin. Ives Bonnefoy, dernier grand poète et immense critique d'art, maintenant disparu, nous a toujours entretenu de poésie pure comme lui seul a su en parler, de cette poésie qui va de Nerval à Baudelaire, et de Baudelaire à Mallarmé, Apollinaire, Léon Paul Fargue... L'un des rares poètes à avoir compris la frustration de Mallarmé, à cause des mots et «l'existence empirique» qui nous trahissent l'un et l'autre à leur façon, et qui existent par rapport à l'Idée platonicienne, « cet engluement dans des sons où se signifie du hasard » (Préface à «Igitur, Divagations, Un coup de dés», Gallimard, 1976, p. 10). Mallarmé a saisi les correspondances comme Baudelaire, entre les sons et nos modes d'être, mais va plus loin encore car « les mots sont toujours là, dans le vers, les mots anciens, et impurs, mais la composition, suscitée par la convention prosodique, a tourné leur sens qui nous trahissait, dissipé la goutte de nuit qui troublait la transparence native. Et quelque chose de perdu, d'»oublié» se reforme avec netteté dans la lentille du nombre » (ibid. p. 15). Mallarmé, pour Bonnefoy, annonce peut-être un «nouvel âge du signe». Avec sa bonne figure d'homme du terroir profond, ses yeux vous scrutent du fond de leur regard clair comme s'il considérait avec une attention soutenue et résolument sympathique, un phénomène, un visage ou un nouveau paysage à découvrir, et vous transmettent immédiatement, à travers cette honnêteté du regard, « un regard d'emblée tourné vers l'autre » (JE. Jackson), cette profonde humanité qui n'existe que chez les grands poètes. A propos de cette patrie ou de ce pays perdu, il en produira une réflexion qui a pour objet « des rêves, de l'illusionnement, périls des heures de solitude » et en tirera une lecture du grand art qui est de ne pas « oublier l'ici dans l'ailleurs : le temps, l'humble temps du vécu d'ici, parmi les illusions de là-bas, cette ombre d'intemporel » («L'Arrière-Pays», Gallimard, 2005, p. 174). Dès l'ouverture du livre, il annonce le regret du pays perdu, le lieu de la promesse : « J'ai souvent éprouvé un sentiment d'inquiétude, à des carrefours. II me semble dans ces moments qu'en ce lieu ou presque: là, à deux pas sur la voie que je n'ai pas prise et dont déjà je m'éloigne, oui, c'est là que s'ouvrait un pays d'essence plus haute, où j'aurais pu aller vivre et que désormais j'ai perdu. Pourtant rien n'indiquait ni même ne suggérait, à l'instant du choix, qu'il me fallût m'engager sur cette autre route. J'ai pu la suivre des yeux, souvent, et vérifier qu'elle n'allait pas à une terre nouvelle. Mais cela ne m'apaise pas, car je sais aussi que l'autre pays ne serait pas remarquable par des aspects inimaginables des monuments ou du sol. Ce n'est pas mon goût de rêver de couleurs ou de formes inconnues, ni d'un dépassement de la beauté de ce monde. J'aime la terre, ce que je vois me comble, et il m'arrive même de croire que la ligne pure des cimes, la majesté des arbres, la vivacité du mouvement de l'eau au fond d'un ravin, la grâce d'une façade d'église, puisqu'elles sont si intenses, en des régions, à des heures, ne peuvent qu'avoir été voulues, et pour notre bien. Cette harmonie a un sens, ces paysages et ces espèces sont, figés encore, enchantés peut-être, une parole, il ne s'agit que de regarder et d'écouter avec force pour que l'absolu se déclare, au bout de nos errements. Ici, dans cette promesse, est donc le lieu » (pp. 9-10). Plus loin, il déclare, dans ses rêveries du pays perdu et sur les peintres du Quattrocento, son amour de la peinture de la haute Renaissance italienne, pour les peintres qui l'ont toujours hanté, avec leurs couleurs, leur clarté, leur musique, leurs objets mystérieux, leurs reflets, leur perspective «inversée», et qui lui évoquent les objets de tous les jours aperçus, mais transfigurés, lors de ses voyages à travers l'Italie, l'Europe et le monde : «Objets mystérieux que je rencontre parfois dans une église, un musée, et qui me font m'arrêter comme encore à un carrefour. Beaux et graves comme ils le sont, j'en emplis ce que j'ai vu de la terre : mais c'est par un élan qui la dépossède à chaque fois... En vérité, il suffit que quelque chose me touche et cela peut être la plus humble, une cuillère d'étain, une boîte de fer rouillée dans ses images d'un autre siècle, un jardin aperçu à travers une haie, un râteau posé contre un mur, un chant de servante dans l'autre salle - pour que l'être se clive, et sa lumière, et que je sois en exil» (pp. 23-24). A lire Bonnefoy parler de la peinture de la Renaissance italienne, ou d'un Poussin, on a l'impression qu'il avait vécu tout proche d'un Piero Della Francesca, d'un Uccello et des autres peintres du Quattrocento, qu'il les a observés au travail devant leur chevalet, qu'il les a vus souffrir ou crier de joie, ou alors traverser de longs moments de silence... Et il passe avec une parfaite aisance du Quattrocento au XXème siècle avec Chirico et ses villes désertes, faites de formes fantastiques, d'ombres et de mystères, fruits de l'imagination de l'artiste, laquelle a « accédé à quelque chiffre majeur de la rêverie œdipienne » et qu'ainsi ce peintre « ne mènerait au grand art... que parce que le grand art naît lui aussi du fantasme - mais qu'il transcende - et du désir, qu'il sublime », dira-t-il quelques années plus tard dans une étude sur Giorgio de Chirico (in «Dessin, couleur, lumière», Mercure de France, 1996). A le lire ainsi, nous jouissons jusqu'à l'explosion de joie intempestive, tels des enfants qui viennent de découvrir une trappe dans une cave oubliée et qui recèle des trésors insoupçonnés. L'aire de «L'Arrière-Pays» pour Bonnefoy est un espace sans borne, c'est un espace mythique, il va de « l'Irlande aux lointains de l'empire d'Alexandre, que le Cambodge prolonge. Y sont provinces l'Egypte, les sables de l'Iran aux bibliothèques cachées, les villes islamiques d'Asie, Zimbabwe, Tombouctou, les vieux empires d'Afrique - et certes le Caucase, l'Anatolie et tous les pays de la Méditerranée, encore que le temple grec, rectangulaire, me parle de façon autre. Car les civilisations que j'assemble, nées du désir de fonder, ont pour signe de soi le cercle, le plan central et le dôme. Au prix, bien sûr, d'être investies par un autre cercle, celui de l'horizon inconnu, de l'appel des lointains au pèlerinage, à la quête de l'obsession d'un autre pôle, du doute » (pp. 47-50). L'aire de «L'Arrière-Pays», c'est aussi « l'orgueil, mais aussi l'insatisfaction, l'espoir, la crédulité, le départ, la fièvre toujours prochaine. Et ce n'est pas la sagesse. Mais peut-être, qui sait, mieux que cela » (p. 50). Un mot pour conclure ce petit voyage poétique dans l'œuvre d'Ives Bonnefoy. Pour ce poète, la poésie ne pouvait jamais atteindre la plénitude, à cause de l'imperfection du langage, elle est le lieu, dans la lettre et l'esprit, de l'imperfection, et en tout état de cause a pour conséquence chez Bonnefoy que le «salut» du poète viendrait d'une possession commune de cette «liberté de parole», d'un bonheur partagé avec l'Autre. La vraie patrie - au-delà de cette nostalgie profondément ancrée dans l'âme humaine qui nous fait croire que la poésie pure était l'apanage d'un temps à jamais perdu où tous les Orphée des antiquités païennes savaient accorder le langage des bêtes aux éléments naturels et à l'homme - n'est peut-être pas totalement perdue, si l'on sait inventer un langage qui saurait préserver notre regard d'enfant, de préserver cette expérience première présente chez tout un chacun, qui est pour Bonnefoy « la principale façon, par la perception dans les vocables de leur son, leur son comme tel, qui est au-delà, dans chacun, des signifiés par lesquels la pensée conceptualisée voile en eux la présence possible de ce qu'ils nomment. On écoute ce son lointain, écho dans le langage de l'unité de ce qui est, on l'accueille dans notre esprit par des rythmes qui montent du corps, c'est-à-dire du besoin, non de posséder, mais d'être; et c'est alors le chant par lequel le fait humain s'est établi sur la terre, dès les premiers pas du langage. Ce chant qui régénère les mots, et qui, j'espère bien, n'a pas cessé et ne cessera jamais de hanter les instants anxieux de nos grandes décisions » (Ives Bonnefoy, entretien avec Amaury da Cunha, in «Le Monde des livres», 1er novembre 2010, p. 3). Que dire encore sur cet immense poète, si ce n'est que sa poésie a atteint son véritable sommet, elle a atteint le Pays, dont il a parlé avec tant de bonheur, d'essence plus haute? Je ne saurais clore cette ballade poétique sans une dernière citation tirée de «L'écharpe rouge» où il est question d'un «désir de l'ailleurs» avec la présence d'un arbre isolé sur la crête d'une colline, lequel dans sa solitude «absolue» criait «le fait de son existence». Et sa présence, telle une énigme, fait dire au poète, dans une vision lumineuse englobant d'autres présences associées à cet arbre, ce qui suit : «Une autre fois, dans ces mêmes années et dans ce même pays, un chant d'oiseau s'était détaché des autres pour me parler mais sans pour autant cesser d'être ses quelques notes : la matière sonore s'était emplie d'invisible mais sans se vider de soi, sauf qu'elle n'était plus, elle encore, que l'inscription d'une énigme, la même énigme, dans le lieu dévasté de l'existence. Disons que c'était une voix, rauque d'être une voix dans la beauté désormais tout extérieure du monde» (p.127). * Universitaire et écrivain Bibliographie Il serait vain d'énumérer tous les titres d'une œuvre aussi colossale que celle d'Ives Bonnefoy. L'on ne peut citer, dans le contexte d'un article, que quelques titres des plus connus dans cette œuvre foisonnante. - «Du mouvement et de l'immobilité de Douve». Mercure de France, 1953. - «Dans le leurre du seuil». Mercure de France, 1975. - «L'improbable». Mercure de France, 1959. - «L'Arrière-Pays». Gallimard, 2005 (1ère édition chez Skira, 1972). - «Les planches courbes». Mercure de France, 2001. - «L'heure présente et autres textes». Gallimard, 2014 - «La vérité de parole». Mercure de France, 1988. - «L'Inachevable» (Entretiens sur la poésie). Albin Michel, 2010 (et Le Livre de Poche Biblio, 2012). - «L'écharpe rouge». Mercure de France, 2016. Etudes sur Bonnefoy : - «Ives Bonnefoy» par John E. Jackson. Seghers, 2002. - Numéro spécial de l'ARC sur Ives Bonnefoy, 1990. - «Ives Bonnefoy : Lumière et nuit des images». Sous la direction de Murielle Gagnebin. Champ Vallon, 2005. - Numéro des Cahiers de l'Herne sur Ives Bonnefoy (plusieurs études de poètes et critiques contemporains. Important volume de plus de 300 pages. Octobre 2010). |