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Le rythme de la
vie républicaine française est cadencé par des commémorations diverses qui
pourraient paraître décalées aux musulmans de France. Cette période de fêtes de
fin d'année est ancestrale, intimement liée à la culture du territoire, mais ne
pose-t-elle pas la question de la laïcité et du souci d'intégration
républicaine ?
La question est historiquement lourde de sens et n'a pas fini de suspendre son spectre menaçant sur la réflexion républicaine. La loi de 1905 de séparation des Eglises et de l'Etat, considérée comme intouchable, pose un problème si on n'ose pas lui opposer des réserves, non sur le fond de sa doctrine mais sur l'inégal traitement qu'elle afflige aux non catholiques. Faisons un état des lieux de ce dogme républicain auquel l'auteur souscrit entièrement mais craint qu'il ne vole en éclats en interdisant le débat, une attitude dangereuse car aux certitudes s'opposent toujours d'autres certitudes nourries par la haine et la frustration. Au sacré, on aura substitué un autre sacré, ce qui n'apporte rien à la marche en avant des sociétés apaisées. Commençons par rappeler, très brièvement, l'installation historique et douloureuse de ce beau concept, puis le malaise qu'il suscite par sa mauvaise interprétation ainsi que la rupture sociétale qu'il crée involontairement et proposer les conditions pour parvenir à le remettre dans la plénitude de sa force légitime. UN LONG ET SANGLANT CHEMIN Bien que les racines dissimulées de la laïcité peuvent remonter jusqu'à la période médiévale, on attribue généralement sa paternité au philosophe anglais John Locke, repris par les philosophes des Lumières (XVIIIe siècle), le tout se concrétisant à la Révolution française. A cet instant, la rupture est violente car la France ne sera plus jamais « la fille aînée de l'Eglise », adage sur lequel reposait le socle identitaire séculaire. La Convention nationale de 1794 pose le principe de la séparation des pouvoirs, politique et religieux. Puis, inséré pourtant dans un certain nombre de concessions favorisant la recherche d'une paix civile, le Concordat de 1801 va assener un autre coup fatal au pouvoir religieux avec la mise en place du mariage civil et de l'état civil. Petit à petit, la main mise des autorités de l'Eglise sur la vie politique et sociale est remise entièrement en cause, notamment avec des institutions laïques qui venaient concurrencer les très anciennes prérogatives de l'Eglise catholique, comme les hôpitaux publics et, surtout, les lois de Jules Ferry sur lesquelles l'école allait dorénavant bâtir son avenir. Avec la fin du monopole des soins aux nécessiteux et celui de l'instruction publique, s'en était déjà fini du pouvoir omnipotent de l'Eglise. A l'initiative du député Aristide Briand, la loi de 1905, qui reprend l'idée révolutionnaire et rompt avec le Concordat de 1801, n'est donc que le point final d'un lent processus de déclin du pouvoir de l'Eglise sur la société française. La loi de séparation clos, en France, un chapitre de trois siècles des plus sombres de l'histoire européenne. Des millions de morts, des assassinats politiques ininterrompus ainsi que des alliances et contre-alliances belliqueuses qui ont laissé des meurtrissures dans l'ensemble du continent. Et lorsque les partisans de Luther et ceux de la papauté ont fini par panser les blessures, voila le vingtième siècle avec la violente montée des groupes fascistes et antisémites des années trente qui aboutira à la tragédie humaine des camps d'extermination. Faudra-t-il que le vingt et unième siècle déterre les vieux démons avec la question que posent les droits légitimes des (vrais) musulmans de France ? Rien n'est inéluctable si on commence par reprendre le sens premier de la loi de 1905 et tenir compte de l'adhésion républicaine de l'écrasante majorité des musulmans de France. UN PERPETUEL MALENTENDU Dans le débat houleux portant sur la laïcité, on a tendance à ne retenir que le début de l'article 2: «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte». C'est effectivement le point épineux de la loi puisque les cultes devront se financer par eux-mêmes. Depuis plus d'un siècle les commentaires se portent sur cet aspect des choses, évidemment fondamental mais loin d'être la seule lecture de la loi de 1905. Souvent évoquée, jamais véritablement comprise, avec la loi de 1905 il faut sans cesse remettre l'ouvrage sur le métier pour corriger l'interprétation erronée qui en est faite. Malgré son caractère de traité imposé par les vainqueurs aux vaincus, on oublie toujours l'article 1 de la loi : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantie le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public ». De tous temps, l'ordre des articles a été inversé selon la position que le commentateur voulait privilégier. Les détracteurs de la loi s'empressent, bien entendu, de mettre en avant l'article restrictif, le second, alors que l'article 1 prône la liberté et la garantie des cultes, énonciation socle de la loi. La loi sur la laïcité n'a donc jamais eu pour objectif de combattre les croyances religieuses mais seulement de les exclure du domaine public, ce qui est paradoxalement tout à fait approprié pour leur propre épanouissement. L'intime adhésion des citoyens à un culte est garantie et protégée par les lois républicaines. Mais ce citoyen, lorsqu'il s'exprime et exerce son activité dans la sphère publique ne peut faire valoir ses propres croyances pour justifier d'un droit spécifique quelconque. Les croyances sont de l'ordre privé et leurs adeptes participent à l'organisation et au financement des communautés religieuses en question. La conséquence juridique est importante car, en excluant les croyances religieuses de la sphère publique, la laïcité cimente le concept républicain selon lequel il ne saurait y avoir d'autorité supérieure à celle de la souveraineté du peuple. Ce sont les individus libres qui possèdent ce doit souverain et le transmettent à l'organisation morale qu'est l'Etat. Mais en revanche, la laïcité ne doit ni ne peut interdire une autre souveraineté supérieure à laquelle adhèrent les croyants dans le cadre de leur vie spirituelle et privée. C'est l'Etat qui est laïc, pas la société. Imaginons un seul instant si la France avait continué à se proclamer comme exclusivement catholique, quelle place auraient les bouddhistes, les juifs, les musulmans ou tout simplement les non-croyants ? En s'imposant la laïcité, l'Etat intègre tous les citoyens, de n'importe quelle conviction, dans un projet commun de vie. Comment faire autrement car ce seraient les majoritaires qui imposeraient leurs convictions aux autres et la marche de l'histoire s'en trouverait gelée ou condamnée aux inévitables luttes sanglantes. En extrayant les différentes convictions religieuses des citoyens du domaine public, on permet à l'Etat d'opérer sans qu'aucune religion ne soit lésée, l'une par rapport à l'autre. Face à la multiplicité, l'Etat construit ainsi une unité sans condamner l'expression multiple. Pour autant, peut-on aveuglément placer la laïcité, dans son application quotidienne en France, sur un socle de légitimité inattaquable ? La réponse est certainement plus nuancée, pour la raison qu'il nous faut maintenant exposer. UN COMPROMIS PERIME ET INJUSTE ? Si la loi de 1905 évoque «des Eglises» (dans le sens de religions), il faut reconnaître qu'elle n'a eu en fait qu'à traiter avec «une Eglise»1. Et c'est là le gros souci qui est au cœur de l'apparition soudaine d'une gronde musulmane qui revendique, à juste titre, une place dans la laïcité que l'article 2 ne lui interdit pas mais la rend plus difficile à obtenir. Lorsque la loi de 1905 a été promulguée, non seulement la religion catholique était la seule question à traiter mais, de plus, elle n'a pas pour autant disparue puisqu'elle a «négocié» sa présence, parfois symbolique mais souvent très concrètement, dans les droits et usages républicains. Parmi les nombreux exemples connus, les fêtes religieuses, le jour de repos dominical correspondant au fameux septième jour de la création relaté dans le texte de la genèse, le jeudi consacré à l'éducation du catéchisme et ainsi de suite. Mais d'autres exemples sont beaucoup plus cachés dans les rites républicains comme celui de la procédure du mariage devant le maire (bien avant la loi de 1905), en mimétisme avec le solennel religieux de la présentation à l'autel des deux futurs époux. Ainsi, la religion catholique n'a jamais vraiment perdu sa place dans une république qui avait aménagé ses symboles et ses rites afin de la préserver. Il était effectivement plus facile d'adopter un grand principe de laïcité lorsqu'il s'était agi de conformer à la République une seule tradition religieuse, de longue date incrustée dans la société et dont on pouvait facilement accorder le bénéfice d'exception. Autrement plus difficile est d'accepter que cette grande et belle idée soit également au bénéfice d'autres religions qui sont différentes et nouvellement installées. Il est temps de se poser la question sur l'adaptabilité de la loi aux nouvelles circonstances, sans demander aucunement sa disparition. Comme l'histoire du chêne et du roseau, la souplesse sauvera la loi alors que la rigidité absolue et doctrinale la condamnera. L'URGENCE D'UNE INFLEXION TEMPORAIRE Les tribunaux sont aujourd'hui de plus en plus appelés à trancher sur la question du financement des festivités qui correspondent à des fêtes catholiques «républicanisées». L'argument opposé est que ces financements ont pour objectif de soutenir des manifestations et œuvres culturelles qui n'ont plus de caractère religieux. L'argument est recevable dans beaucoup de domaines comme celui des anciens édifices religieux devenus des monuments historiques, témoins d'une grande civilisation d'art et de technologie. D'autres sont beaucoup plus contestables comme les financements des crèches installées dans les lieux publics. D'autres enfin sont à la marge du débat comme le financement public des éclairages de fin d'année que les musulmans n'ont jamais remis en cause mais ils se demandent pourquoi financent-ils, avec leurs impôts, des festivités historiquement religieuses alors que la loi de 1905 s'oppose au financement public pour leurs propres festivités confessionnelles? Quelle est la solution ? La loi de 1905, on l'oublie souvent, a déjà fait une exception pour l'Alsace et la Moselle en leur permettant d'avoir un statut dérogatoire avec un financement public du culte. Les musulmans sont en droit, à leur tour, de poser la question de la dérogation temporaire (l'adjectif est important). On peut d'ailleurs se poser la question de savoir pourquoi le statut dérogatoire persiste pour l'Alsace-Moselle alors que la raison qui le justifiait, soit l'ancienne appartenance à l'Allemagne, n'est plus d'actualité. Une religion a bénéficié de l'argent de l'Etat pendant des siècles et il est trop facile maintenant d'opposer l'argument du patrimoine historique et culturel pour continuer à la financer. D'autre part, les musulmans ont un problème considérable de financement des lieux de culte et de formation de leurs encadrants religieux. On l'a bien vu, ils ont été envahis d'imams dont on ne connaît ni le parcours ni la véritable formation aux textes tels qu'ils sont et non tels qu'ils veulent les faire inculquer. La dérogation, temporaire et extrêmement contrôlée (là aussi, l'adjectif est important), pourrait apaiser les musulmans en leur donnant un cadre confessionnel libre et indépendant des dictatures étrangères comme des extrémistes de tous bords. La République a des obligations envers les musulmans de France et doit combler le retard en leur faveur. En revanche, elle doit mener avec force la lutte envers les criminels qui relèvent du droit pénal et de la barbarie, pas de la religion. Mais dans cette quête d'équilibre, il est des limites infranchissables qui ne sont plus de l'ordre de la loi de 1905 mais reposent sur des fondements que l'humanité a construits et ratifiés. C'est le cas de l'inaliénable égalité entre les hommes et les femmes, pour ne citer que le point le plus emblématique de la controverse. * Enseignant Notes 1 Nous excluons consciemment la question de la religion juive qui ne s 'inscrit pas dans la mê me ré alité historique, par son fait minoritaire mais également par l'existence antérieure d'un Consistoire mis en place par Napolé on en 1808. |