|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Cependant, si le Léviathan de Hobbes
a inspiré le Contrat social de Rousseau, ces deux ouvrages divergent néanmoins
par certaines visions théoriques essentielles. Pour Rousseau, le contrat tel
que théorisé par Hobbes est un contrat de servitude indigne. «Renoncer à sa
liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à
ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout.
Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme ; et c'est
ôter toute moralité à ses actions que d'ôter toute liberté à sa volonté». (Du
contrat social Livre I Chapitre IV). Le projet de pacte social tel que théorisé
par Hobbes manque à notre avis d'ambition politique. Son objectif se limite à
assurer paix et sécurité en échange d'une lourde concession consentie par les
sujets au profit du gouvernement civil, sans contrepartie assurant l'équilibre
des clauses. On ne saurait brader sa liberté, ce droit naturel inné, contre une
protection vis-à-vis des autres et de soi-même, sans risquer de lourdes
conséquences découlant de l'exercice incontrôlé du pouvoir et de l'arbitraire.
On ne gagne pas la sécurité en renonçant à sa liberté. Plus rien ne nous
protège de l'absolutisme et des exactions du souverain sous prétexte d'atteinte
à l'ordre public ou à la sécurité de l'Etat. Locke dans le Deuxième traité du
gouvernement civil fait la même objection à Hobbes : «Ce serait assurément
s'imaginer que les hommes sont assez fous pour prendre grand soin de remédier
aux maux que pourraient leur faire des fouines et des renards, et pour être bien
aises, et croire même qu'il serait fort doux pour eux d'être dévorés par des
lions».
Rousseau va donc s'efforcer de concevoir un contrat social qui, tout en assurant la sécurité, ne sacrifie pas la liberté. Dans le Chapitre V du Livre I intitulé «Qu'il faut toujours remonter à une première convention», l'auteur répond à la philosophie de Hobbes et de Grotius. En effet, estime-t-il, l'acte par lequel la multitude se soumet sans condition à l'autorité d'un seul ne doit pas être perçu comme un pacte volontaire régissant les rapports entre société et Etat souverain, mais plutôt comme un acte d'allégeance et d'asservissement du plus grand nombre soumis au pouvoir et au vouloir d'un chef. C'est tout au plus des relations de maitre à esclaves plutôt que celles d'un peuple uni à son Prince par un véritable et légitime contrat social : «C'est si l'on veut une agrégation, mais non pas une association ; il n'y a là ni bien public ni corps politique. Cet homme, eût-il asservi la moitié du monde, n'est toujours qu'un particulier ; son intérêt séparé de celui des autres n'est qu'un intérêt privé. Si ce même homme vient à périr, son empire après lui reste épars et sans liaison, comme un chêne se dissout et tombe en un tas de cendres, après que le feu l'a consumé». Partant de l'affirmation de Grotius selon laquelle un peuple peut se donner à un roi, Rousseau rejette l'idée qu'un peuple se constitue préalablement à un acte fondateur qui lui donne naissance et reconnaissance : « Avant donc que d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l'autre est le vrai fondement de la société». Le Contrat social rousseauiste, de notre point de vue, est plus entreprenant tant sur le plan organique, philosophique et politique, que par sa conception du pouvoir, de la société et de la souveraineté. Rousseau conçoit ainsi le contrat établi entre les individus comme une nécessité organique devant conduire les hommes au sortir de leur état de nature à la conclusion d'un pacte social non pas entre particuliers mais entre l'individu et la communauté. Chacun doit céder, pour ce faire, sa parcelle de liberté naturelle au profit d'un contrat d'association communautaire par lequel un peuple est un peuple et par lequel aussi ce peuple recouvre sa liberté par des droits politiques juridiquement protégés par une entité aussi artificielle que le peuple lui-même, l'Etat. Aussi, ce qui distingue le Contrat social de Rousseau du Léviathan de Hobbes, c'est que le premier associe une multitude d'hommes dans un corps politique, alors que le second groupe un agrégat d'individus sous la contrainte d'une force. Mais reconnaissons au Léviathan le mérite d'avoir été le pionnier d'une théorie politique qui s'articule autour d'un pacte social servant de passage de l'état de nature à l'état civil et jetant les fondements de l'Etat et de la société. Auguste Comte et la sociologie de l'ordre Afin de mieux cerner la question sociologique à l'origine de notre réflexion, nous allons nous référer à trois doctrines sociologiques de la première moitié du XIXe siècle, celles d'Auguste Comte, de Tocqueville et de Marx. Il va sans dire que la plupart des idéologies politiques et socialistes datent du XIXe siècle et que notre siècle demeure toujours sous l'emprise du stock d'idées inépuisables léguées par les penseurs de cette époque. C'est dire aussi qu'au XIXe siècle deux évènements retenaient l'attention et dominaient la réflexion des penseurs : la Révolution française et le développement industriel. Ces deux faits marquants de l'histoire de l'Europe occidentale, ont donné lieu à diverses interprétations sociologiques qui ont élucidé, chacune à sa manière, les facteurs qui précipitèrent la chute de la monarchie française et ceux qui furent à l'origine de l'essor de l'industrie. C'est par rapport à l'appréhension de ces deux faits majeurs, qu'Auguste Comte, Tocqueville et Marx se distinguent dans leurs analyses doctrinaires respectives. Saint-Simon dont Auguste Comte était secrétaire puis disciple, imaginait dans l'un de ses écrits célèbres que subitement les cent meilleurs généraux, les cent meilleurs diplomates, les cent meilleurs conseillés d'Etat etc. disparaissent. Qu'adviendrait-il ? Rien, la société continuerait à fonctionner à peu près de la même façon. Mais, supposons maintenant, dit-il, que les cent premiers ingénieurs, les cent premiers banquiers, les cent premiers entrepreneurs de la société disparaissent : c'est toute la société qui serait paralysée. Ce tableau tel qu'imaginé par Saint-Simon incarne l'opposition entre deux types de sociétés : d'une part une société fondamentalement politique et fortement hiérarchique et d'autre part, une société économique ou industrielle, où les acteurs de l'organisation collective sont les capitaines d'industrie, les savants, les ingénieurs, les techniciens. Mais cette distinction ne définit pas adéquatement la question de Saint-Simon-Auguste Comte, elle doit être complétée par l'interprétation que donne Auguste Comte lui-même à la Révolution française. En tant qu'adepte de la sociologie de l'ordre, Auguste Comte admet que la Révolution française est le produit d'un esprit métaphysique ou critique et qui, à ce titre, est dans l'incapacité de reproduire un ordre social. Aussi, l'objectif de Saint-Simon et d'Auguste Comte est de reconstituer le consensus social autour duquel gravitent des valeurs et des croyances communes destinées à unir et identifier les membres appartenant à un même corps social. Ces valeurs et croyances, affirme-t-il, ont été détruites par la Révolution, c'est-à-dire par l'esprit métaphysique et critique, par l'esprit scientifique. Comme il est donc impossible de les reconstruire sous leur forme ancienne, il est néanmoins indispensable de reconstituer un système de valeurs et de croyances qui servira de fondement à l'ordre nouveau. On constate donc que les sympathies d'Auguste Comte vont à la sociologie de l'ordre qui correspond plus exactement à son tempérament ennemi de l'anarchie, épris de cohérence et de stabilité. De même que pour lui est philosophique toute forme de pensée qui assure l'unité qui se maintient grâce à un système politique garant de l'ordre et de la cohésion sociale. Comte croit fermement que le lien social se dissout rapidement s'il n'y a pas unité de croyance, ce qui veut dire en clair qu'il n'y a pas de société véritable sans communauté d'idées et de sentiments. S'opposant nettement à Comte, Emile Durkheim a démontré dans son livre «La division du travail» que c'est cette dernière qui transforme la solidarité mécanique en solidarité organique. Tous les membres de la société primitive s'identifient par leurs manières d'être, de sentir, de penser et d'agir qui leur sont communes : ainsi l'union repose sur la similitude des consciences. La notion d'individualité s'en trouve ainsi négligée étant donné que tous les individus communient au sein d'un même groupe. C'est la raison pour laquelle Durkheim qualifie de segmentaire ce type de structure sociale formées de portions identiques les unes aux autres, et solidarité mécanique cette union qui est le produit de l'identité des consciences. Cependant, au fur et à mesure que les sociétés se développent, leurs besoins s'accroissent ; la diversité avance, les similitudes et le conformisme reculent. L'union ne résulte plus d'une communauté de pensées et de sentiments, mais du besoin qu'éprouvent les individus les uns pour les autres. Cette solidarité revêt un caractère organique parce que la société n'est plus composée de portions homogènes, mais d'organes coordonnés et dépendant les uns des autres et formés eux-mêmes d'éléments différenciés. Comte se situe donc aux antipodes de la pensée sociologique de Durkheim : pour lui, la division du travail est contraire à l'unité de pensées et de sentiments, elle distend les liens sociaux, crée les divergences individuelles pour aboutir à la désintégration de l'ordre social. Tocqueville, Marx et le processus révolutionnaire Si Alexis de Tocqueville a entrepris son voyage aux Etats-Unis d'Amérique en 1831 envoyé par le gouvernement français, c'est pour enquêter de prime abord sur le système carcéral américain pour en tirer les enseignements en vue d'améliorer le système pénitentiaire français. Mais force est de reconnaitre que grâce à sa perspicacité, à son sens de l'observation et à sa fascination par la politique américaine, Tocqueville écrivit en 1835 un traité d'analyse en deux tomes, touchant aux mœurs, à la politique et aux relations sociales du pays hôte intitulé : De la démocratie en Amérique. C'est sur ce traité que nous allons focaliser toute notre attention. Pour Tocqueville, le mouvement démocratique est le fait majeur qui préside aux destinées des sociétés et non pas les premières usines. Aussi, le mouvement démocratique est-il défini par l'effondrement de la pyramide aristocratique ancienne et le rapprochement progressif des conditions des individus. L'étude de la société américaine est pour lui l'exemple idéal du mouvement démocratique qui offre l'image des sociétés futures. Aux Etats-Unis il n'existe pas d'aristocratie héréditaire pour des raisons liées à l'histoire très récente de ce pays (les Américains n'ont commencé à enterrer leurs morts qu'à partir de 1492) où les conditions des individus tendent à se rapprocher raffermissant ainsi les liens sociaux entre les membres de la société. Le problème qui domine l'œuvre de Tocqueville s'exprime de la manière suivante : le mouvement démocratique entraine toutes les sociétés occidentales, quelle forme prendra alors l'Etat et le régime politique qui se superposera à ces sociétés dans lesquelles les différences sociales des individus tendent à s'estomper ? Marx prend également pour point de départ de sa réflexion la Révolution française, mais pour mettre en évidence la contradiction qui existe entre les idées véhiculées par la Révolution et la réalité sociale existante. Il constate dans son analyse un double conflit à l'intérieur de cette société postrévolutionnaire ; d'une part le divorce entre la société et l'Etat au lendemain de la Révolution, et d'autre part la dissidence du prolétariat par rapport à l'ordre économique. Marx constate donc un premier conflit entre une société nouvelle et un Etat traditionnel incapable d'opérer sa mue et de suivre la mouvance de la Révolution, et un autre qui se dessine au sein même de cette société entre ouvriers exploités et capitalistes exploiteurs. Par conséquent, pour Marx l'unité de l'Etat et de la société ne pourra être reconstituée que par le raffermissement de l'unité communautaire à l'intérieur de la société elle-même. Auguste Comte, Tocqueville et Marx se rejoignent par la philosophie de l'histoire qui caractérise la première moitié du XIX siècle ; tous les trois sont convaincus que le mouvement qu'ils analysent est inévitable. Du mouvement vers l'égalité sociale de Tocqueville à la lutte de classes de Marx en passant par le déclin des croyances et des religions d'Auguste Comte, les conditions socio-économiques déterminent le pouvoir politique. En d'autres termes, la conception épistémologique nouvelle des sciences sociales subordonne le problème politique au problème économique et renverse la tradition de la primauté du politique sur l'organisation économique et sociale. Dans son livre De la démocratie en Amérique, Tocqueville commente dans un passage du livre les moments des crises économiques et sociales que traverse la société industrielle. Il impute leur déclenchement plutôt à l'agitation des citoyens soucieux d'entreprendre et de s'enrichir, au mouvement incessant des affaires et des hommes: ces crises industrielles, ajoute-t-il, font désormais partie intégrante de notre société et il est difficile de les voir disparaitre. Contrairement à Marx, Tocqueville ne voit pas l'emprise du mouvement historique dans les crises, il n'a pas le sens apocalyptique. Aux Etats-Unis, Tocqueville concentre son attention sur les rapports des ouvriers et des entrepreneurs. Qu'en pense-t-il en réalité ? Dans les entreprises industrielles, observe-t-il, il n'y a pas de liens communs entre les ouvriers et les entrepreneurs. Ce sont deux mondes qui s'ignorent et se détestent, mais ce n'est pas un fait essentiel, selon lui, car, affirme-t-il, cette hostilité s'atténuera avec le temps. L'essentiel se trouve en fait dans l'inégalité industrielle pour l'ensemble de la société. Ainsi les entrepreneurs en tant que détenteurs des moyens de production (Tocqueville n'emploie pas cette expression) vont reconstituer une aristocratie qui prendra les rênes de la société industrielle, mais une aristocratie fragile, médiocre qui sort facilement de l'obscurité à la lumière pour y revenir aussi rapidement qu'elle en est sortie. Elle n'a pas de persévérance et d'endurance, et ne dispose d'aucun système de valeurs qui la distingue en tant qu'aristocratie. A l'inverse, pour Auguste Comte ainsi que pour Saint-Simon, les capitaines d'industrie et les banquiers sont les hiérarques issus de la société industrielle, les nouveaux maîtres du monde, les grands dirigeants de l'ordre nouveau. Si Tocqueville a reconnu l'existence des conflits dans le monde industriel et la formation d'une hiérarchie dirigeante, il n'a pas cru cependant à l'émergence de ce même monde, d'un ordre comparable à celui de l'aristocratie traditionnelle. Voyons maintenant quelles sont les questions posées par Marx par opposition à ceux de Tocqueville. Pour Tocqueville, la Révolution française est un phénomène majeur qui a été à l'origine du mouvement démocratique qui visait le rapprochement des conditions entre les individus et l'effacement des inégalités sociales. Ce mouvement a commencé bien avant la Révolution française et s'est poursuivi bien au-delà dans un rythme soutenu qui peut toucher d'autres pays sans qu'il y ait explosion révolutionnaire. Pour Marx, la révolution a une valeur autrement plus importante. Elle s'inscrit dans un contexte conflictuel contradictoire de classes à l'intérieur de la société prèrévolutionnaire. Divisée en fiefs dirigés par des seigneurs, la société féodale, dont le mode de production reposait sur le servage, développait en son sein les moyens matériels et les valeurs intellectuelles qui devaient bouleverser ses cadres traditionnels. Aussi, le point de convergence entre Tocqueville et Marx est que la Révolution française est un mouvement qui s'est prolongé à travers les siècles mais à cette différence que l'un considère la violence révolutionnaire comme un accident fortuit, alors que l'autre l'interprète comme un moment de rupture, voire de négation consciente de l'ordre ancien par l'explosion révolutionnaire. Aux yeux de Tocqueville, le phénomène révolutionnaire appartient au passé plutôt qu'à l'avenir, alors que pour Marx le phénomène révolutionnaire s'est déclenché une première fois dans le passé avec l'avènement du troisième Etat; l'avènement du quatrième Etat, le prolétariat, se fera aussi par une révolution violente. Les deux penseurs comme on l'a vu se rejoignent sur des points et s'éloignent sur d'autres, mais en tout état de cause, leurs réflexions aussi pertinentes soient-elles laissent transparaître leur origine sociale. Tocqueville est issu d'une vieille famille aristocratique. Ses jugements de valeur sont dominés par sa préoccupation à bannir les inégalités sociales et sauvegarder l'idéal démocratique libéral en souhaitant que la religion contribue à stabiliser ces sociétés nouvelles. Marx est un intellectuel d'origine bourgeoise à tendance révolutionnaire, influencé par le milieu dans lequel il a vécu et dans lequel le climat de l'université de Berlin était hostile au régime de la Prusse de l'époque. Sans croyance religieuse, Marx se pose, contrairement à Tocqueville, un problème philosophique et social qui consiste à découvrir dans le mouvement des sociétés industrielles la réponse à ses propres questions. En effet, partant de la contradiction entre les forces productives (combinaison entre les moyens de production et la force de travail) et les rapports de production (relations de domination et d'exploitation des ouvriers par les propriétaires des moyens de production), Marx prévoit la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes économiquement avancés où les oppositions entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, consécutives à leurs intérêts antagoniques de classe, auront atteint un tel niveau que le changement révolutionnaire est inévitable. Les pays dans lesquels Marx attendait l'avènement de la révolution ouvrière étaient l'Allemagne et l'Angleterre, en raison de leur tissu industriel appréciable et de l'existence d'un prolétariat important. Autrement dit, c'est dans les sociétés industrielles que la révolution prolétarienne aura lieu et non ailleurs. Les ouvriers subissent l'aliénation de l'idéologie bourgeoise et pour s'en défaire doivent prendre conscience de leurs intérêts sociaux, économiques et stratégiques à long terme, à savoir le renversement de la bourgeoisie et la prise du pouvoir politique pour l'instauration d'un ordre nouveau devant mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme: le socialisme. Mais le cours de l'histoire a contrecarré les prévisions de Marx en ce sens que c'est dans un pays agraire à faible densité industrielle doté d'un prolétariat embryonnaire que la révolution a eu lieu, guidée par le parti communiste dirigé par Lénine et Trotsky : la Russie tsariste. Nous ne pouvons cependant nous étaler davantage sur un sujet aussi vaste que celui de l'histoire du marxisme et des démocraties populaires, que nous envisageons de traiter dans un thème à part. Mais qu'en est-il en réalité de la sociologie dans les pays arabes ? Cette nouvelle science est-elle l'apanage des seuls pays européens au XIXe siècle, d'Auguste Comte à Marx ? Ou bien est-elle apparue dans une sphère spatio-temporelle autre que l'Europe occidentale ? C'est ce que nous allons voir en prenant à témoin l'apport scientifique de l'un des plus grands penseurs arabes du 14e siècle: Ibn Khaldoun. Ibn Khaldoun le maître penseur Ibn Khaldoun est né à Tunis le 27 mai 1332 dans une famille de riches propriétaires terriens. Les membres de sa famille ont occupé pendant plusieurs générations des fonctions très élevées tant sur le plan politique que militaire. C'est dans la dynastie omeyyade d'Espagne que les Khaldoun vont prospérer, mais la chute de celle-ci provoque leur disgrâce. Leurs privilèges furent ensuite récupérés sous les Almohades, nouveaux maîtres de l'Andalousie dont la chute obligea les Khaldoun à se réfugier au Maghreb (Maroc) avant de s'installer définitivement en Ifrikya (Tunisie) sous la dynastie hafside. Le milieu où va naître Ibn Khaldoun est un milieu d'aristocrates très introduits et très influents auprès des maîtres de cette dynastie et, qui plus est, jouissent de privilèges socioéconomiques qui ont permis au jeune Abderrahmane d'avoir accès aux cercles politico-militaires de l'époque. Une telle position ne manque pas de marquer un adolescent et lui tracer sa ligne de conduite. Vincent Monteil, le célèbre orientaliste français, dit à propos d'Ibn Khaldoun: «Ibn Khaldoun est fort en avance sur son temps. Aucun de ses prédécesseurs ou de ses contemporains n'a conçu ni réalisé une œuvre d'une ampleur comparable». Ibn Khaldoun est connu surtout comme l'auteur de la Mouqaddima ou les Prolégomènes. C'est en fait une grande introduction à son œuvre majeure: Kitab el ?ibar fi diwan el moubtada' wal khabar qu'on traduit généralement par «Histoire universelle» ou «Histoire des Berbères». Quoi qu'il en soit, Kitab el ?ibar est une œuvre encyclopédique qui englobe d'innombrables disciplines de la géographie physique à l'économie politique et des arts et techniques à l'urbanisme et l'architecture, toutes sont complémentaires les unes des autres et convergent en un bilan synthétique de l'histoire de toutes les nations, avec une approche critique expliquant l'essor et la décadence des civilisations. La Mouqaddima est divisée en six chapitres dans lesquels Ibn Khaldoun appréhende le matériau essentiel de son étude: la civilisation (?oumran). Deux modes de vie s'opposent: la bédouine et la citadine. La première est le domaine à la fois géographique, économique, démographique et psychologique où la civilisation peut être approchée dans sa forme primaire. La seconde n'intervient en fait que pour mieux éclairer la première. C'est en étudiant la vie bédouine (la badya) qu'Ibn Khaldoun parle pour la première fois de la ?açabia (solidarité de groupe fondée sur des liens sanguins, ou esprit de clan) qui sera le concept charnière qui explique l'organisation et le fonctionnement de la tribu. Ainsi chaque discipline devra inventer sa terminologie spécifique. La badiya, l'oumran, et la 'açabia sont parmi les concepts clés autour desquels s'articule la pensée sociologique d'Ibn Khaldoun. Sa vision cyclique de l'histoire laisse apparaître une dynamique dans la genèse des sociétés du stade rudimentaire, tribal au stade supérieur de la cité, c'est-à-dire de la vie citadine où la ville est le cadre privilégié dans lequel commence la civilisation et dépérit l'état de nature. Pour lui, le développement des villes accompagne le développement de la civilisation sédentaire, et produit un élan décisif pour le progrès de l'économie marchande dont elles constituent le lieu d'expansion par excellence. D'un point de vue sociologique, les villes sont le domaine de dissolution des liens tribaux et de l'émergence de nouveaux liens fondés non plus sur la tribu et le clan, mais sur les rapports économiques, sur les nouvelles alliances familiales urbaines, sur le rapport au pouvoir politique et sur la position sociale que chacun acquiert dans le processus de production et de répartition des richesses. Nous ne manquerons pas d'illustrer notre humble réflexion par une citation d'un passage tiré de la préface au livre premier consacré à la «Nature de la civilisation?» où Ibn Khaldoun définit l'objet de l'Histoire en disant notamment: «L'Histoire a pour objet l'étude de la société humaine, c'est-à-dire de la civilisation universelle. Elle traite de ce qui concerne la nature de cette civilisation, à savoir: la vie sauvage et la vie sociale, les particularismes dus à l'esprit de clan et les modalités par lesquelles un groupe humain en domine un autre. Ce dernier point conduit à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties et des classes sociales. Ensuite, l'histoire s'intéresse aux professions lucratives et aux manières de gagner sa vie, qui font partie des activités et des efforts de l'homme, ainsi qu'aux sciences et aux arts. Enfin elle a pour objet tout ce qui caractérise la civilisation». Et d'ajouter que si «Le mensonge s'introduit naturellement dans l'information historique», le devoir de l'historien impartial est de s'assurer de son authenticité ou de son caractère apocryphe par un esprit d'analyse critique, loin des partis pris subjectifs en faveur de certaines opinions tendancieuses et partiales. Cet apriorisme fausse à tout point de vue l'esprit d'analyse rationnel et scientifique en permettant la transmission du mensonge dans l'Histoire. Ibn Khaldoun, en parlant de la gouvernance des souverains, qu'il a observés de près de par ses hautes fonctions, note qu'au début du règne, les recettes fiscales sont plus ou moins équitablement partagées entre le souverain, sa famille et les tribus alliées. Au fil du temps et des circonstances, la monarchie se consolide et le souverain s'affermit par un pouvoir exorbitant dont l'usage lui procure une plus grande aisance financière par la réduction de la part des recettes fiscales attribuées à ses partisans, au point de disposer de la quasi-totalité de ces recettes. «Sa richesse augmente. Son trésor se remplit». Apparaît le temps de la décadence. Les alliés d'hier disparaissent et la dynastie s'affaiblit au moment où les dépenses augmentent et les troubles et les rivalités «prospèrent». Le souverain a besoin de nouvelles alliances pour soutenir un pouvoir ébranlé par la mal gouvernance. «Son argent va à ses alliés et à ses partisans, gens d'épée qui ont leur propre esprit de clan. Il dépense ses trésors et ses revenus en tentatives de restauration de sa puissance». Mais la diminution des recettes fiscales pousse le souverain à commettre des exactions par la confiscation des biens d'autrui, car «l'injustice ne peut être commise que par ceux qui échappent à la loi commune, ceux qui disposent de l'autorité et du pouvoir». Pour Ibn Khaldoun, c'est le besoin d'argent et le train de vie effréné qu'entretiennent les gens du pouvoir qui sont à l'origine de la déchéance de la civilisation. «Or la leçon de l'Histoire, c'est que l'injustice ruine la civilisation et, par suite, la dynastie». Dans le même ordre d'idées, Ibn Khaldoun introduit dans le tome II de la mouqaddima une lettre envoyée à un prince dans laquelle il lui recommande les principes de la bonne gouvernance qui s'articulent autour de la justice, du respect du droit des gens, de l'égalité devant la loi, de la sagesse dans les décisions, de la fidélité?en un mot c'est un véritable guide qui prévient le souverain des risques que produit l'abus de pouvoir. En lisant Ibn Khaldoun, on croirait à la fois lire Rousseau, Montesquieu, Machiavel ou Marx dans une synthèse encyclopédique, la mouqaddima. En donnant de grandes leçons sur les lois et en déterminant les mécanismes qui régissent le développement, l'apogée et la décadence des sociétés humaines et partant des civilisations, Ibn Khaldoun se pose comme le fondateur incontestable de la sociologie et le précurseur du siècle des Lumières. Le monde arabe a pourtant ignoré ce grand penseur dont l'œuvre grandiose aurait pu inspirer et enrichir l'éveil des pays arabes initié par l'élite intellectuelle du XIXe siècle. On ne peut donc clore ce sujet, en faisant l'impasse sur l'expérience démocratique dans les pays arabes. Qu'en est-il de la démocratie dans ces pays ? Pourquoi les «printemps arabes» ont-ils avorté ? La démocratie est-elle cet horizon impossible, ce Rubicon qu'aucun pays arabe ne franchira jamais ? A ces questions nous allons donner des réponses loin des idées triomphalistes et des visions narcissiques officielles et habituelles, afin de cerner les raisons qui empêchent ou retardent l'instauration d'un tel régime politique. Les pays arabes et le Rubicon démocratique La culture politique s'apprend et se pratique dans toute société. C'est un processus assez long, un héritage de la communauté des hommes qui se transmet et s'enrichit au fil du temps, des générations et des circonstances. Cela, comme on l'a vu, ne va pas sans incidents, sans heurts que ce soit par le choc des idéologies ou par les affrontements violents qui sont le plus souvent le reflet pratique d'idées politiques. Tout le problème est donc dans la pensée politique, prise dans sa genèse, dans son évolution dialectique à travers l'histoire et sa concrétisation dans la réalité. Le rôle des élites intellectuelles a été déterminant en Europe occidentale grâce notamment à leur apport et leur influence sur la stabilité de leurs sociétés respectives. Le renouvellement des élites et partant des idées est une nécessité par laquelle les sociétés occidentales assurent leur mobilité et leur adaptation aux nouveaux défis qui les interpellent, ce à quoi une question importante nous interpelle à notre tour : «Le siècle des Lumières» a-t-il traversé le monde arabe ? Autrement dit, le monde arabe a-t-il connu ce processus enclenché dans une autre sphère civilisationnelle dans des circonstances qui lui sont particulières ? Un nouveau paysage est en train de se profiler sous nos yeux dans cette région du globe, marquée par la haine, la terreur et l'effusion de sang. Son histoire est liée à celle de l'Occident depuis l'expédition d'Egypte de Napoléon en 1798, qui n'était en réalité que désastre, pillage, brutalité, promesses trahies et machinations. Alors, les horreurs d'aujourd'hui ne seraient-elles que le prolongement logique de celles d'hier ? En effet, on serait tenté de l'affirmer. Mais elles ne l'étaient pas d'une manière exclusive, en ce sens que l'avènement d'une élite éclairée au XIXe siècle porteuse d'un idéal de liberté, de justice et d'émancipation des peuples arabes colonisés, longtemps spoliés de leurs biens et de leurs droits les plus élémentaires, semble tracer l'itinéraire d'une histoire parallèle qui s'apparente à la Renaissance de l'Europe : la Nahda. C'est un processus similaire à celui des Lumières, réformateur, novateur et promoteur d'un large mouvement de contestation et d'indépendance vis-à-vis de la domination ottomane dans la région, synonyme de décadence et de soumission, et de rejet de l'intervention occidentale qui affiche clairement des ambitions coloniales à l'égard d'un empire malade au seuil de l'agonie. A suivre... *juriste, Constantine |
|