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REFORME HOSPITALIERE : ET LES PATIENTS !

par Ghania Oukazi

Entre les rats qui défilent dans la rue Larbi Ben M’hidi de la capitale, les lavabos bouchés dans les hôpitaux, l’insolence de certains personnels médicaux, les patients se demandent dans quel chapitre de la réforme hospitalière ont-ils été placés pour mériter autant d’indifférence.

Il était 7h quand les malades devant être opérées se sont présentées au service d’un hôpital de la banlieue d’Alger. Il n’est pas utile d’en dévoiler le nom tant les hôpitaux algériens se ressemblent pratiquement tous dans la prise en charge des malades. Ils le font avec les mêmes moyens, les mêmes réflexes et la même mentalité.

 Les patients devaient se présenter au service des admissions pour se faire établir «un billet d’entrée», procédure somme toute classique et banale. Seulement, il fallait attendre 8h pour que le personnel chargé de les recevoir reprenne son service. Une fois revenues au service, elles sont orientées par un homme gras de par le ventre proéminant qu’il avait et semblait supporter parce qu’il haletait presque quand il parlait. Ce qui ne l’empêchait pas de hausser le ton en s’adressant aux malades. Il ne parlait pas, il brayait. Il donnait des ordres à qui se présentait dans le service. Il paraissait être « l’homme de main» du chef de service, c’est-à-dire le professeur. C’est tout le caractère de quelqu’un qui a passé de longues années dans une caserne aux ordres de supérieurs qu’il enviait ou qu’il jalousait certainement. Sur «ordre» de la barbouze, on est toutes dirigées vers une salle où étaient hospitalisées des femmes de tout âge. Ce n’était donc pas une salle d’attente. Il fallait alors soit attendre debout, soit demander gentiment aux patientes de pousser un peu leurs pieds pour qu’on puisse s’asseoir sur un bout de lit en attendant «d’être appelée». Les heures défilaient lentement. Le nombre de malades à opérer était ce jour-là important. Certaines interventions nécessitaient beaucoup de temps même si le doigté du professeur chirurgien est manifestement exemplaire, de renommée nationale et internationale. Dans «la salle d’attente», les hospitalisées prenaient leur petit déjeuner. Les malades qui étaient appelées au fur et à mesure pour être amenées au bloc opératoire, devaient se dévêtir devant elles pour porter la chemise stérilisée.

LA BLOUSE ETAIT BLANCHE MAIS NE L’EST PLUS

Avec porte et fenêtre fermées, l’air de la salle était suffocant. Faire les cent pas dans le couloir était la seule manière de respirer un air plus ou moins sain. «Vous êtes garde-malade ?», nous demande une infirmière étonnée de nous voir déambuler dans le couloir. «Non, malade», lui avions-nous répondu. «Mais vous devez rester à l’intérieur», rétorque-t-elle. «J’étouffe, j’ai besoin de respirer», lui dit-on. Silence. On est enfin appelée par un bonhomme vêtu d’une blouse qui a été blanche mais ne l’est plus. Il ramène un chariot dont on pouvait à peine deviner que la couverture était un tissu de couleur verte. Toute la surface était tachée de sang. Il était pourri de saleté. «Vous n’auriez pas un espace vide où je pourrais enlever mes vêtements, je suis gênée de le faire devant tout le monde qui est dans la salle», avions-nous demandé. « On n’en a pas mais je vous ouvre ce bureau, faites vite», nous dit une des infirmières. «Vous n’auriez pas un drap s’il vous plaît, j’ai un haut-le-cœur de voir tout ce sang sur le chariot», lui dit-on. «J’ai un seul drap jetable, je vous le mets», répond-elle gentiment. «Vous allez attendre peut-être une heure ou plus devant le bloc parce que c’est plein», nous dit le bonhomme qui conduit le chariot. Peu importe… «On vous a ramenée ?», interroge le professeur qui était sorti du bloc pour reprendre son souffle. « Je suis en train d’opérer un cas difficile, vous attendez un moment puis je vous fais passer», dit-il quelque peu gêné. «Vous voyez dans quelles conditions on travaille ?», interroge-t-il dépité en regardant le plafond lézardé et les murs sales.

«VOUS N’AVEZ QU’A PRENDRE MA PLACE !»

Une fois passée sur le billard, nous sommes amenées vers la salle de réanimation où une pancarte accrochée sur la porte interdisait «aux civils» d’y pénétrer. Ne peuvent donc entrer que les personnes qui portent des blouses stérilisées. Il ne s’agissait que d’un écriteau. Le va-et-vient des proches des opérées était incessant. Un infirmier vient contrôler la pose du sérum. «Vous serez gentil de me laisser mon dossier sous la main, s’il vous plaît, le professeur m’a permis d’en retirer un document, j’en ai besoin», lui avions-nous fait savoir. Du coup, il jette son trousseau de clés sur le lit, fait le geste d’enlever sa blouse et nous lance sur un ton insolent et méchant «vous n’avez qu’à prendre ma place !» Mes plaies me faisaient atrocement mal. «J’ai un mari certes plus vieux que moi mais il m’aime, il m’a construit une grande et belle villa avec une piscine magnifique», racontait une jeune femme à une autre qu’on venait d’amener en réanimation. Celle qui racontait sa vie était une garde-malade d’un enfant (son neveu) dont la mère et la sœur étaient mortes dans un accident de voiture et le père et le fils traînant de graves fractures des membres supérieurs et inférieurs. C’était triste à mourir de voir un enfant souffrir le martyre et qui ne savait même pas qu’il n’avait plus de maman. La malade répondait à peine, en gémissant, à la garde-malade qui parlait sans arrêt. Le réveil des malades était dur. La douleur les poussait à perdre leur sang-froid. Parfois ils crient, parfois ils pleurent à chaudes larmes. L’infirmier insolent en riait… Il est 18h passées. Sac en bandoulière, le prof fait un tour dans la salle de réanimation pour voir si ses opérés se sont réveillés. «Vous allez devoir passer la nuit en réanimation, vous allez avoir de fortes douleurs durant les heures qui suivent», nous prévient-il. «Je préfère rentrer chez moi, je pourrais peut-être dormir», lui avions-nous dit. L’on nous indique le dispensaire où changer les pansements. «Avec ce genre d’intervention chirurgicale, vous ne pouvez pas vous faire changer les pansements n’importe où, il faut absolument qu’on le fasse dans un milieu hospitalier», nous dit un chef d’un service dans un autre hôpital. On est confiée aux bons soins d’une équipe sympathique dont le responsable est un vrai professionnel. Au passage, l’on remarquera que des services avaient affiché que les consultations étaient arrêtées du 15 juin au 15 septembre. «Défense de tomber malade», lançait un infirmier en riant. Un médecin interne nous expliquait que pour toute consultation, les patients devaient se présenter en premier aux urgences où traînait quotidiennement un monde fou.

«OPERER DANS DES CONDITIONS IMPENSABLES»

Le service où on nous change les pansements était relativement propre et fonctionnait correctement par rapport à d’autres où l’eau ne coulait pas dans les robinets, les médicaments manquaient, les lits étaient sales et le bruit des pas et des voix des infirmières était incessant. Des malades gémissants étaient livrés à eux-mêmes. «Les blouses blanches aussi devaient s’y adapter (à la guerre) pour survivre et pour soigner. Il leur fallait bien sûr un peu d’héroïsme pour opérer dans des conditions impensables (…)», écrit Dr Lamine Khène (responsable du service de santé de la wilaya II, 1956-1959, en préface au livre écrit par le professeur Mostéfa Khiati «Les blouses blanches de la révolution». En le lisant, il nous est venu à l’esprit de comparer les conditions de travail -toute proportion gardée- des médecins durant la guerre de libération nationale et ceux en fonction aujourd’hui dans les hôpitaux du pays. Ce qui manque aujourd’hui, l’a été durant les années de la guerre, avec l’abnégation, le dévouement et le patriotisme en moins. «Le manque de médicaments quand il s’agit de maladies est, naturellement, un grand handicap mais quand il s’agit de chirurgie de guerre, les conditions d’intervention sont très spéciales: opérations toujours d’urgence, à vif, et donc particulièrement douloureuses comme on peut s’en douter», écrit encore Dr Khène. «(…), les praticiens et les étudiants des filières médicales (…) ont abandonné des carrières exceptionnellement lucratives pour ceux qui s’étaient déjà installés ou un avenir particulièrement prometteur pour ceux qui faisaient partie de l’élite dans les universités», note pour sa part l’auteur dans son introduction.

CHERCHER LES ERREURS

La santé n’a pas été oubliée dans la préparation du 1er Novembre. «Le premier stage de formation de secouristes a été organisé par le Dr Mohamed-Essghir Nakkache dans le sous-sol de son cabinet, à Oran», écrit Khiati. L’écrivain décrit le processus de mise en place du service de santé FLN-ALN sur la base d’une politique de santé promouvant l’hygiène et la prévention. Deux fondamentaux qui manquent le plus dans le secteur de la santé d’aujourd’hui. Si on parle de la prévention que dans la célébration de journées internationales de certaines maladies comme c’est le cas du sida en ce mois de décembre, l’hygiène est loin d’être la règle dans nos hôpitaux, dans les écoles et même au sein des familles. «Les principes de l’hygiène corporelle étaient érigés en règlements: rasage de la barbe, cheveux coupés court, ongles coupés ras, propreté et intégrité vestimentaire, épouillage systématique, lavage des mains avant chaque repas, brossage soigneux des dents après chaque repas», souligne prof. Khiati. Sur la base des ces précisions, l’on doit chercher «les erreurs» par rapport aux tableaux que présentent les hôpitaux actuels. «Les civils et les djounoud inclus étaient tenus de respecter certains interdits: cracher, fumer, boire l’alcool…», note-t-il encore. La comparaison entre les interdits en milieu hospitalier durant la révolution et aujourd’hui n’est pas à faire. Les principes et les interdits ne le sont plus aujourd’hui ou sur papier seulement. «Les normes d’hygiène devaient être respectées dans tous les lieux de vie, cantines, dortoirs…», lit-on. Aujourd’hui, les lavabos dans les salles d’eau des hôpitaux restent parfois bouchés pour une durée indéterminée sans que personne ne s’en soucie ni n’en est dérangé. «Les problèmes de l’hygiène et de la prophylaxie sont abordés dans une atmosphère créatrice remarquable. Les latrines que les plans d’hygiène élaborés par l’administration coloniale s’étaient révélés incapables de faire admettre dans les mechtas, se multiplient. Les notions sur la transmission des parasitoses intestinales sont immédiatement assimilées par le peuple», constatait Frantz Fanon que reprend Khiati dans son livre. Fanon avait noté aussi dans «An V de la révolution» tel que repris par l’auteur «des blouses blanches de la révolution» que « la chasse aux eaux stagnantes est entreprise et la lutte contre les ophtalmies néonatales obtient des résultats spectaculaires».

LES ORDRES DU «CAPORAL DE SERVICE»

L’on se demande alors si on a changé de peuple, de pouvoir ou de culture pour être arrivé à laisser dépérir des malades du cancer ou des insuffisants rénaux par manque de médicaments et du sens de la responsabilité en ce siècle où la médecine a fait des exploits pour (r)allonger la vie humaine et améliorer sa santé. «Le service médical est seul responsable de la conservation et de la répartition des médicaments», stipulait la circulaire n°2 du 9 décembre 1956 reprise par Khiati. Aujourd’hui, on continue de tergiverser sur qui est responsable des pénuries de médicaments pendant que des patients souffrent dans les hôpitaux. Au temps de la colonisation, l’organisation de santé FLN-ALN réglementait tout le dispositif mis en place. L’écrivain en cite plusieurs chapitres dans son livre (P. 23-24). «Cette stratégie était renforcée par des règles de discipline précisant les limites des devoirs et des responsabilités ainsi que les buts des inspections sanitaires», écrit prof. Khiati. «Où allez-vous, ne rentrez pas dans cette salle, attendez dehors», criait «l’homme à tout faire» du chef de service qui nous a opérée, un matin à la face d’un patient semblait perdu. Il n’est pas question de voir le professeur sans le consentement de ce «caporal de service». Il renvoie méchamment tous ceux qui oseraient le contredire. L’on s’est toujours demandé si le prof savait ou non que son «assistant» agissait aussi insolemment avec les patients. Nous n’avions jamais osé lui poser la question. Son «homme de main » devait peut-être s’appuyer sur le faciès, la fonction ou autres caractéristiques des patients pour se renseigner sur «leur rang», ceci pour savoir s’il devait les laisser voir le prof ou pas.
 «Des rapports d’activité, des comptes-rendus de missions et des conférences périodiques étaient exigés de tous les responsables à différents échelons», écrit le professeur Khiati dans son livre. Ce qui ne doit pas être le cas dans les hôpitaux d’aujourd’hui, autrement, le chariot pour amener les malades au bloc n’aurait pas été aussi pourri, l’infirmier pas aussi insolent. Et le chef de service aurait eu son mot à dire sur le désordre qui règne tout autour de lui.

LE TEMPS DE LA PESTE N’EST PAS REVOLU

Prof Khiati fera de son mieux pour rappeler à la mémoire collective tous ceux qui ont contribué à mettre en place un système de santé performant durant la guerre avec toutes les difficultés qu’ils rencontraient et les dangers qu’ils encouraient. L’auteur citera de nombreux noms de médecins et d’étudiants en filières médicales qui ont participé à cette entreprise durant la guerre de libération nationale. Il s’excusera s’il en a oublié d’autres parce que, dit-il, «il n’a pas été facile d’accéder à toutes les informations recherchées». Le but de leur histoire est, écrit-il, de «les faire sortir de l’oubli particulièrement ceux qui sont tombés au champ d’honneur». Il interroge aussi en notant que «considérés avec beaucoup de respect au cours de la guerre de libération, seraient-ils les mal-aimés de la révolution ? Pourquoi, à ce jour, certains n’ont pas été honorés ou, plus grave encore, la mémoire d’autres tombés au champ d’honneur reste-t-elle vouée à l’oubli ?» Il se demande aujourd’hui si les Algériens ont entendu parler une seule fois du Dr Abdesselem Haddam qui exerçait à Oujda au temps de la guerre mais qui, dit-il, «a largement contribué à mettre en place le secteur de la santé au temps de la révolution».
L’auteur a aussi écrit sur «l’histoire des épidémies, des famines et des catastrophes naturelles en Algérie». Le professeur Bachir Ould Rouis qui l’a préfacé le remercie pour «l’incitation qu’il fait aux pouvoirs publics à la nécessaire concertation qu’ils doivent avoir constamment avec les milieux scientifiques devant les risques toujours présents, le premier ancien mais toujours menaçant étant celui de la peste, du choléra, du typhus, du paludisme, de la syphilis et de la tuberculose et le second moderne et planétaire et cette fois-ci viral avec la grippe aviaire, le sida ou le sras».      Les maires nouvellement élus doivent savoir que des rats gros «comme ça» courent entre les pieds des passants de la rue Ben M’hidi d’Alger. C’est que le temps de la peste n’est pas révolu.
La peste à Oran, le botulisme à Sétif, la tuberculose dans certaines régions de Kabylie durant les années 90 et bien après laissent douter de l’existence de la concertation des médecins avec les milieux scientifiques, ou alors de son efficacité. Vu l’état de nos quartiers et de nos villes, l’on doute surtout que «l’hygiène est foi» comme le dicte l’islam.
La réforme hospitalière dont il est question depuis longtemps devra commencer par placer la prise en charge du malade au centre des préoccupations de l’hôpital. Parce qu’au regard de leur comportement, beaucoup de médecins et de paramédicaux l’oublient.