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Au final, deux visions : celle qui dit qu'on n'est pas
libre, qu'on s'ennuie, qu'on est interdit de marcher, sourire, jouir et se
balader et empêché d'être jeune, de rajeunir, de voyager, de manifester et de
croire en la justice; celle qui dit que ce n'est pas aussi noir, que maintenant
on a de l'eau dans les robinets, une autoroute, des routes, des logements, des
écoles, de l'argent, de la croissance et de la stabilité. La première vision est
celle de beaucoup de gens, la seconde est la conviction d'autres gens. La
première vision est prouvée par le réel, la seconde par les chiffres. La
première vision est celle des plus jeunes, des déçus, des attristés, des
dispersés, des lucides et des exigeants et des exilés. La seconde est celle des
confiants, des gens calmes, méfiants envers les désordres, des rescapés de la
dernière guerre civile, des nationalistes, parfois des gens qui essayent de
relativiser entre la Corée du Nord et perdre le nord. C'est-à-dire ceux qui
sont de bonne foi, pas les Saadani, les larbins, les Belkhadem et les voleurs.
Pour les gens de la première façon de voir l'Algérie, le Plan de Constantine bis ne sert à rien. Rien ne sert d'avoir de l'eau dans les robinets, des routes et des logements, si on tourne en rond, sans la liberté. Rien ne sert d'offrir si c'est pour acheter les âmes. Le pays est jeune, vif et bloqué et a besoin de tendresse, de paix et d'espoir et de remplir le cœur et pas, seulement, le ventre. Pour les gens de la seconde vision, il faut rappeler que nous sommes un pays jeune qui, déjà, mange bien, a un toit, des chaussures, une route, le droit à la scolarité et un drapeau. On a beau dire que Bouteflika doit partir, il est mieux que le pire, selon eux. Et en gros, on reste dans le malaise. Ceux qui soutiennent ce régime, ses chiffres, ses réalisations et ses chantiers, sachant que les autres ont raison, que le pays est fragilisé par un bilan de santé fragile, qu'il ne repose sur rien, que sa gestion est absurde et qu'il faut passer le flambeau, pas une allumette, que la corruption est énorme, que les nominations sont une clientélisation, que la justice est un téléphone, que le président est son frère et que le système est mauvais. Mais ceux qui le critiquent ne trouvent pas autre chose à offrir, à la tête et au cœur, que le verdict et le procès, seulement l'emportement dans le reproche qui est un leurre de lucidité, parfois. Alors ? Alors pour le moment, il n'y pas de consensus. Les uns parlent chiffres, les autres parlent vrai. C'est aussi un problème de générations, de rentes, de pertes et profits. La première génération croit que l'important et de mieux vivre que sous la colonisation : c'est-à-dire être logé, habillé, nourri et défendu. La seconde essaye d'expliquer, parfois, que l'indépendance n'est pas seulement la décolonisation, qu'il faut la liberté avec la libération et que vivre n'est pas mâcher et que naître n'est pas attendre, indéfiniment, et que ce pays a besoin de sourire pas d'applaudir. Deux façons de voir le pays, de l'habiter aussi, de le manger. Irréconciliables, avec un lien pourri et une rancune derrière le mot et de la méfiance et de la violence. Dans le mythe algérien, le Père Ibrahim égorge son fils pour sauver le mouton. C'est-à-dire qu'il tue le fils pour obtenir l'obéissance. Monstrueuse variation de l'histoire de l'humanité. |
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