|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
NEW
YORK - Tandis que j'écris, les autorités compétentes poursuivent dans tout le
pays le dépouillement des bulletins de vote pour les élections de 2020 à la
présidence des États-Unis. Lorsque le décompte sera terminé, des opérations de
recomptage et des recours en justice vont certainement s'ensuivre. C'est à quoi
il faut s'attendre pour un scrutin vivement disputé qui a connu une
participation exceptionnelle.
Seuls les citoyens des États-Unis peuvent voter pour élire leur président, mais leur choix aura des conséquences sur les populations du monde entier. S'il est trop tôt [ce vendredi] pour connaître avec certitude les résultats, il ne l'est pas pour tenter de comprendre ce que révèle du plus puissant pays du monde cette consultation électorale. Les États-Unis demeurent une démocratie solide ; c'est un point positif. La participation a été élevée malgré les contraintes physiques liées à la pandémie de Covid-19. Le processus semble devoir se dérouler normalement. Les violences sont minimes. La justice enquête sur les décisions des services postaux fédéraux (US Postal Service) qui semblent avoir répondu à des motifs politiques et ont eu pour conséquence d'empêcher l'acheminement de bulletins en provenance de circonscriptions censées voter majoritairement pour les démocrates. Le président Donald Trump a déclaré sans preuve avoir remporté l'élection, mais n'a recueilli qu'une faible adhésion, tandis que ses appels à stopper les opérations de dépouillement (du moins dans les États où il était jusque-là en tête) sont apparemment tombés dans des oreilles de sourds. Ce qui est inquiétant, pourtant, c'est que les États-Unis demeurent profondément divisés. Les suffrages se sont portés presque également sur les deux candidats. Il ne faudra pas s'étonner si cette division conduit à un gouvernement lui-même divisé. Les démocrates remporteront la Maison Blanche et conserveront leur majorité à la Chambre des représentants, tandis que les républicains garderont le contrôle du Sénat. Les sièges de gouverneurs et les assemblées des États sont eux aussi presque également partagés entre les deux partis (les républicains maintiennent un léger avantage). La « vague bleue » prévue par les démocrates ne s'est pas matérialisée. Joe Biden remportera probablement le vote populaire avec un écart important - quelque quatre ou cinq millions sur les 160 millions de bulletins déposés dans les urnes. Mais les républicains conservent des sièges au Sénat dont beaucoup prévoyaient qu'ils tomberaient dans l'escarcelle des démocrates, lesquels perdent même des sièges à la Chambre. Il ne se dessine pas de mandat clair, ni de réalignement politique. Trump obtient de très bons résultats, obtenant cinq millions de voix supplémentaires par rapport à 2016 - soit un nombre de bulletins qu'un seul candidat à la présidence [Biden] a dépassé de toute l'histoire des États-Unis, et plus qu'aucun vainqueur précédent. Ces résultats sont d'autant plus remarquables que le scrutin s'est tenu alors même que le Covid-19 atteignait un nouveau pic quotidien, avec 100 000 nouveaux cas et plus de 1 000 décès. Au moment où les conséquences de la mauvaise gestion de la pandémie par son administration deviennent les plus graves, presque la moitié de l'électorat accorde son vote à Trump. Même s'il perd, ce qui semble probable, sa voix n'en continuera pas moins de compter, surtout s'il maintient sa présence dans l'espace public (ce qui semble également probable). Même si lui-même ne se représente pas, il aura probablement une influence considérable sur le choix du candidat du parti républicain lors de la prochaine élection présidentielle, en 2024. Le Grand Old Party alors sera bien différent du parti des présidents George W. Bush ou Ronald Reagan. Le trumpisme - version américaine du populisme contemporain - demeurera une force politique puissante. Trump, sans surprise, fait de son mieux pour se répandre en anathèmes et contester les résultats du scrutin, qu'il accuse, malgré son incapacité à fournir la moindre preuve, d'avoir été truqué. Nombreux seront ses partisans qui refuseront d'accepter la légitimité d'une présidence Biden. Il est fort possible que Trump ne reconnaisse jamais sa défaite, et plus encore qu'il n'assiste pas à la prestation de serment de son successeur. Pour paraphraser un célèbre humoriste d'autrefois, Will Rogers, Trump n'a jamais rencontré de norme qu'il n'ait pas brisée. Les Américains habitent des mondes de plus en plus séparés. Ils s'assemblent, dans chaque localité, dans chaque région, avec ceux qui leur ressemblent. Chacun de ces deux mondes regarde ses propres chaînes de télévision câblée, écoute ses propres stations de radio, télécharge ses propres émissions, consulte ses propres sites web. Et l'absence d'un programme national d'éducation civique facilite la reproduction de ces barrières d'une génération à l'autre. Ce qui mérite d'être souligné, c'est que la division du pays en deux ne suit pas, pour l'essentiel, les clivages économiques. Chacun des deux candidats a obtenu des suffrages dans toutes les classes sociales, et les comportements électoraux ont été beaucoup moins déterminés que nombre d'observateurs ne le prévoyaient par la démographie, le genre ou la condition raciale. Les différences ont essentiellement porté sur les solutions envisagées. Le niveau d'éducation constitue, d'évidence, un indicateur de l'orientation politique, à l'instar de la géographie, les électeurs républicains résidant le plus souvent dans les périphéries lointaines et dans les régions rurales, les démocrates se concentrant dans les zones urbaines. La culture, pourtant, compte peut-être plus que tout dans la vie politique américaine. Il est à noter que la politique étrangère semble n'avoir guère eu d'importance dans la campagne, sauf à mobiliser des électorats particuliers, comme ceux des importantes communautés cubaines et vénézuéliennes du sud de la Floride. Dans un tel contexte, il sera difficile de rassembler des soutiens à un changement réel du mode de scrutin pour l'élection présidentielle ou de l'organisation du gouvernement. La situation ressemble à s'y méprendre à celle qui prévaut au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Beaucoup s'accordent à considérer que le système actuel a de graves défauts, mais il est impossible de parvenir à un consensus pour le réformer, car le moindre remède potentiel profiterait à certains et nuirait aux autres. il n'est guère étonnant que ceux qui perdraient au change y résistent. Il sera par conséquent difficile de gouverner. Le jeu dépendra beaucoup des calculs du chef de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, de sa capacité et de sa volonté à travailler avec Biden lorsque celui-ci sera président. Travailler de conserve exigera aussi que Biden accepte des compromis, à quoi résisteront certainement les membres les plus idéologiquement marqués de son propre parti. Les démocrates espéraient un rejet cinglant de Trump et de tout ce qu'il incarne. Ils ne l'ont pas obtenu. Les républicains voulaient un scrutin qui confirme Trump. Cela non plus ne s'est pas produit. Au contraire, la consultation électorale a révélé deux nations dans un même pays. Elles devront coexister ; il reste à voir si elles pourront travailler ensemble. Traduit de l'anglais par François Boisivon *Président du Council on Foreign Relations et l'auteur, pour son dernier ouvrage, de The World: A Brief Introduction (Penguin Press, 2020, non traduit) |
|