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«Il ne suffit pas de changer le monde. En tout cas et d'ailleurs, nous le
faisons sans que nous y soyons pour quelque chose. Nous devons interpréter ce
changement, et le faire bien, pour le changer. Afin que le monde ne se change
pas davantage sans nous et ne finisse pas par devenir un monde sans nous.»
Gunther ANDERS, 1980[1].
Dans cet article, je souhaiterai évoquer une thèse lourde de conséquences : la crise actuelle du monde est une crise de la représentation occidentale du monde. D'avoir considéré le progrès comme une transformation du monde à l'image de l'homme, a conduit à un appauvrissement de celui-ci et à une solitude croissante de l'homme. Cette «mise en crise» renvoie bien entendu à une mise à l'épreuve de cette représentation par son approfondissement et son universalisation qui s'avère particulièrement critique avec l'industrialisation des technologies de l'esprit. Ce n'est pas de ce second aspect qu'il sera ici question mais du premier. Dans la série suédoise «Äkta Människor» («Véritables humains») [2] les robots, des «Hubots» (mot composé : Hu- d'humains et -bots de robots), peuplent et envahissent le quotidien des humains. Toutes ces machines si présentes dans l'activité aujourd'hui mais encore si peu visibles, se manifestent ici d'une manière insistante et ostentatoire. La série confronte les machines et les humains dans des champs d'activité où elles étaient jusque là exclues. Ils commencent à échanger des sentiments. La supériorité de la machine sur l'humain éclate en bien des domaines, tant du côté des coûts (jusqu'à ceux psychologiques), que du côté de la performance. Son instrumentabilité est désarmante. La machine apparaît comme une perfection de l'homme, un produit achevé, à laquelle celui-ci ne peut se confronter, dans la stricte tâche qui lui a été conférée. Le «Hubot» apparaît donc comme une somme de perfections humaines que ne peut rassembler un seul être humain. Il apparaît comme cet homme qui ne dort ni ne mange, comme se rapprochant ainsi du divin. «Bienvenus, maîtres robots. S'il vous plaît, ne nous virez pas.» C'est ainsi que le journaliste américain Kevin Drum envisage le futur proche, dans un article publié par Mother Jones: selon lui, en 2025, l'homme aura été dépassé par la «vraie» intelligence artificielle[3]. «Des robots capables d'ouvrir des portes ou de trouver des prises électriques pour se recharger aux virus informatiques, en passant par les drones Predator de l'armée américaine, les systèmes informatisés crées par l'Homme ont de plus en plus d'autonomie. Si les scientifiques s'accordent à dire que nous sommes encore loin de Hal, l'ordinateur qui prend le pouvoir dans 2001, l'Odyssée de l'Espace, le progrès technologique détruit un nombre croissant de métiers et oblige les humains à apprendre à vivre avec des machines qui copient de mieux en mieux le comportement humain.[4]» Je parle de représentation occidentale du monde, parce qu'il s'agit de représentation chrétienne du monde et de l'homme : après que Dieu ait créé l'Homme, son Fils, à son image, l'Homme a voulu créé le monde à son image. Ce dernier temps concerne autant la pensée sécularisée que la pensée religieuse. A mes yeux, il n'y a pas de «sortie de la religion» (Marcel Gauchet), mais seulement une sécularisation de la pensée du fait que la pensée s'est mise à déborder de toutes parts les cadres de la pensée religieuse sans en perdre sa généalogie. Là où le carcan de la pensée religieuse a été trop fort, il y a eu rupture sociale et politique (révolution), là où elle a été tolérante, il y a eu concomitance [5]. Mais là où il y a eu rupture, il y a eu rupture dans les rapports de classe mais non pas de ce qui restait de la guerre de classes. Le christianisme a survécu avec le protestantisme à la guerre de classes féodales en «se démocratisant», la gestion de la religion étant retiré à la classe dominante. Quant aux catholiques, le Fils de Dieu s'est émancipé de Dieu le père, il a tué le père, mais sans descendre du piédestal où une telle origine l'avait établi. Ainsi les mythes scientifiques de la domination du monde et de la science omnipotente ont pris la place de ceux de la Genèse. Cette représentation de l'homme et du monde, le premier surplombant le second et étant en mesure de le recréer, a été extrêmement féconde à ses débuts mais elle en arrive aujourd'hui à ses limites. Le miracle scientifique européen a été rendu possible par cette croyance que le monde pouvait être donné à l'homme. Newton, Descartes et bien d'autres savants après eux, sont les enfants d'une telle croyance. Alors que le rapport au monde des autres civilisations était bien plus allégorique. Mais avec le développement de l'activité humaine rendu possible par un tel miracle, nous entrons dans une nouvelle société et un nouveau monde. Avec la crise de cette représentation nous entrons dans une nouvelle société, la société mondiale du risque et de l'incertitude. Société mondiale du risque (Ulrich Beck, 1986) parce que l'intervention humaine dans le monde est devenue tellement massive qu'il faut maintenant considérer le monde non plus comme passif et impassible mais comme variable et réactif, ensuite parce que de telles variations même prévisibles ne peuvent plus être contrôlées. Enfin, parce que l'industrialisation s'étant tellement étendue et s'apparentant de plus en plus à une industrialisation du comportement des hommes et de la nature, le progrès ne consiste plus qu'à éluder les crises, qu'à prévenir les ratés qu'une telle industrialisation entraîne. Il faut ajouter, dans le même mouvement, société mondiale de l'incertitude parce que conséquemment nous ne savons plus comment le monde va réagir[6] mais aussi l'humanité dans sa variété, puisqu'une partie, celle européenne, ne peut plus la représenter. Le monde-objet, fait place à un monde actif et réactif et l'occident-humanité fait place à une humanité multiple, une multitude d'acteurs. Bref, nous ne sommes plus dans le même sentiment de maîtrise de soi et du monde, nous ne sommes plus au-dessus du monde, mais dans un monde multiple où ne sommes plus qu'un acteur parmi d'autres, humains et inhumains. A titre d'exemple, le leading from behind comme stratégie politique et militaire renvoie à cette situation de risque et d'incertitude : on ne peut se donner à priori le comportement des divers acteurs et de leur environnement. Pour l'Occident il s'agit d'un aveu que l'on préfère taire au monde, tant que l'on pourra en tirer les profits sans en payer les coûts. Pour le monde non occidental, il s'agit de nouvelles possibilités mais aussi de nouvelles responsabilités dont il n'a peut être pas envie d'hériter. |
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