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Au lendemain d'un printemps de peuples salué et acclamé par des foules en
transes euphoriques, le monde arabo-musulman s'égare aujourd'hui dans des
labyrinthes tortueux difficilement déchiffrables.
Après la plongée inattendue de l'Egypte dans l'incertitude suite au coup de force de l'establishment contre l'ex-président Morsi en ce début de juillet, ça sera peut-être le tour de la Tunisie, pionnière du mouvement révolutionnaire de 2011, et de la Libye post-El-Gueddafi de vivre un scénario pareil même si les réalités sociopolitiques de ces dernières sont nettement différentes de la première. Il est clair que, analysée par rétrospective, la bifurcation historique entre un Occident matérialisé, despiritualisé et un Orient spiritualisé et dématérialisé a fait en sorte que le processus de construction de l'Etat-nation moderne en Europe issu directement du traité de Westphalie en 1648 et calqué par les Etats post-coloniaux arabo-musulmans ait dérapé en ce contexte précis. Le retour du refoulé religieux manifestement dominant dans l'esprit du citoyen arabe a mis les bâtons dans les roues d'une certaine modernité européo-centriste vue exclusivement sous le prisme de «la sécularité-laïcité». Et pourtant, en Egypte à titre d'exemple, la campagne napoléonienne doublée d'une expédition scientifique (entre 1798-1801) et les réformes modernisatrices d'un certain albanais, en l'occurrence Mohammed Ali Pacha (1769-1849) l'ayant suivie juste après n'ont de parallèle historique que les réformes menées par la dynastie du Meïji dans l'Empire nippon à partir de 1868 à l'origine de l'évolution du Japon moderne. La question qui se pose alors, pourquoi justement le Japon s'est-il développé et l'Egypte reste-t-elle à la traîne ? En vérité, l'effondrement de l'Etat ottoman et la dislocation subséquente du monde arabo-musulman, jadis sous sa férule, a laissé la place vide aux menées impérialistes du protectorat britannique et surtout à une réaction violente du nationalisme arabe dans le cas égyptien. Le parti d'Al-Wafd, puis le Bâath se sont servis de cette confrontation brutale entre l'Orient et l'Occident, les opprimés et les oppresseurs pour mobiliser les masses à leurs côtés et jeter les bases des futurs autoritarismes. Un processus adverse ayant puisé aux sources d'une spiritualité millénaire et fraternelle (Orient) afin de combattre une matérialité pragmatique et envahissante (Occident). Le noeud gordien de cette démarche est qu'irrémédiablement l'étranger est la source du changement intérieur de la sphère arabo-musulmane au détriment du soi négligé et mis sur la sellette de l'histoire. Lorsque l'Egypte s'était mise à se construire au lendemain du coup d'Etat de juillet 1952 conduit par Nasser, il y a déjà deux étapes de ratées. Primo, les effets dévastateurs de l'impérialisme britannique à soigner sont laissés de côté et secundo «la cadence matérialisante» de l'histoire à mettre en oeuvre illico presto. Car le pays marche à vide, il est une carcasse de voiture sans moteur ! La naissance du bâathisme nassériste en Egypte dans le sillage de la Syrie et de l'Irak (les circonstances d'apparition ne sont pas quasiment identiques), en dépit de ses avatars et de ses confusions sémantiques, idéologiques et politiques, fut une tentative de redressement civilisationnel et de «déspiritualisation» au forceps de la société arabo-musulmane dans l'objectif de reconquérir ce «matérialisme historique» pour reprendre l'expression du philosophe Karl Marx (1818-1883) à l'origine du mouvement de l'histoire moderne de l'Occident vainqueur et doter «ce corps dématérialisé» (le monde arabe) de sang neuf de l'identité. Cependant, l'erreur fatale du bâathisme est qu'il s'est inspiré, comme il est toujours de coutume dans nos piètres expériences historiques, de l'extra-muros (l'étranger) pour concevoir un modèle de gouvernance particulier intra-muros (local). Bourguiba (1903-2000) et El-Gueddafi (1941-2011) ont suivi les traces de ce fil conducteur. Le premier a plus ou moins réussi à imprimer une version occidentalisée et relativement moderne à la marche de son peuple vers le progrès tandis que le second, pétri qu'il fût de «la bédouinocratie» et du tribalisme aux envolées lyriques, a même remis en cause les maigres acquis du roi Idriss I et des Senoussi en ce qui concerne la citadinisation de la Libye profonde et tout particulièrement le volet éducatif. Or, l'expérience historique a prouvé que la réussite d'un élan modernisateur quelconque est sujette au degré de sa conformité avec les ingrédients de la culture et de la civilisation du terroir. En Algérie, c'est presque le même diagnostic sauf que dans notre cas, il n'y a jamais eu de modernisation venue de l'extérieur (l'étranger est senti comme source de danger) à part deux petites parenthèses, l'apport romain au royaume numide de Massinissa (238-148 av J.-C.) et l'héritage turc (1509-1830). Le colonialisme français (colonisation du peuplement au demeurant) fut une opération de démantèlement social d'envergure et de clochardisation à grande échelle sans commune mesure avec ce qui s'était passé en Egypte. De plus, «Tadjmâat» à titre d'exemple, une forme de gestion des affaires de la cité apparue bien avant «l'Agora athénienne» et «le Forum romain» fut une révolution mentale gigantesque dans une société historiquement frappée par une oralité paralysante. Il n'est pas question ici de nier l'apport pharaonique à la civilisation du Nil qui est, loin de toute complaisance, un patrimoine universel inspirateur à plus d'un égard au côté des civilisations akkadienne et assyrienne au Moyen-Orient mais d'affirmer que l'Algérie, à part la période du règne de Massinissa où l'alliance numide-romaine était scellée contre l'ennemi carthaginois soutenu par Syphax (250-202 av. J.-C.) et au cours du XVe siècle où les Ottomans Aroudj (1474-1518) et Kheireddine Barberousse (1478-1546) étaient appelés à rescousse par les notables algérois contre l'envahisseur espagnol aux portes de la Régence, toutes les rencontres avec l'autre sont faites dans le sang. En effet, des schémas parallèles, et à de rares exceptions près, se trouvent identiques dans la plupart des autres pays arabes (Irak, Syrie, Liban). Néanmoins, aux réformes provenant de l'extérieur, plus particulièrement de l'Occident ou s'en inspirant, le mouvement réformiste à tendance islamique ou «islamisante» de Mohammed Abdou (1849-1905) et Djamel Eddine Al-Afghani (1838-1897) a donné le change et la cassure s'est aggravée entre une spiritualité orientale poussée à son extrême et une matérialité occidentale confinée dans son versant colonialiste, exploiteur et hégémonique. Les processus d'édification nationaux engagés par la suite au XXe siècle se sont chargés du reste. Un nationalisme chauviniste et une militarisation excessive sur fond de crise de légitimité et d'usurpation du pouvoir a vu la lumière (Egypte, Algérie, Libye, Syrie et Yémen, etc.). Quant à l'Arabie Saoudite (wahhabite) et les autres pays du Golf (Qatar, Bahreïn, Koweït, Sultanat d'Oman, etc.), une islamisation rigoriste respectant à la lettre les préceptes coraniques fut l'idoine tremplin usé assez souvent par les leaders politiques de cette région afin d'endoctriner les masses et, le cas échéant, devancer l'Occident ennemi. Dans le cas égyptien et algérien en particulier, la problématique du militaire, liée intrinsèquement à un nationalisme pléthorique relatif au mouvement de décolonisation, a des ramifications historico-anthroplogico-culturelles qui remontent au lointain passé. En Egypte, l'empreinte militaire/militarisée a une histoire très ancienne. Durant tout le règne des Mamelouks (1250-1517), une dynastie formée principalement de milices issues d'esclaves affranchis proche de la garde du sultan des Ayyoubides qu'elle aurait renversé après l'avoir longtemps servi, la culture du coup de force a été instaurée dans les rouages du système social et les moeurs égyptiennes. On pourrait bien remarquer que c'est le même procédé qu'a utilisé Nasser (1918-1970) pour s'accaparer le pouvoir du roi Farouk en 1952. Etant militaire et proche de la cour royale, le jeune officier a tenté son coup avec le soutien des Frères musulmans. En l'espace de quelques années, l'Egypte pro-anglaise aurait été le pays-phare du tiersmondisme, du panarabisme et du bâathisme contre l'impérialisme occidental américano-israélien (se référer notamment à l'hostilité tripartite sur le canal de Suez en 1956). Cette métamorphose d'un Etat colonisé, fragile et né d'une inertie historique grâce au bâathisme nassériste en un Etat-puissance a dopé les masses d'un nationalisme étriqué, diabolisé l'islam et idéologisé (ritualisé) la pratique de la politique. Quant à l'Algérie, si fascinées qu'elle fussent de la contribution culturelle, civilisationnelle et militaire de l'Etat ottoman où les janissaires, cette secte militaire composée dans sa grande majorité d'esclaves chrétiens, a tenu en laisse des beys, bachagas et deys et pris un grand ascendant sur le processus de prise de décision, les élites nationales en ont pris de la graine par atavisme. Le recul du politique face au militaire senti et vécu déjà dès l'indépendance nationale en 1962 n'en fut qu'une manifestation minimale. Déjà, aux temps de la Numidie, les élites de notre pays ont négligé la culture locale, au demeurant rituelle et agromythique privilégiant la culture mercantilo-commerciale de Carthage (le cas de Syphax) et l'art militaire des Romains (le cas du roi Massinissa). En gros, au-delà de cette image d'Epinal de «l'Arabe inapte à la démocratie» qu'ont façonnée à leur guise les ethnologues/anthropologues orientalistes à visée colonialiste (retour sur la phase du code inique de l'indigénat en 1881 et du Second Collège en Algérie), il y a lieu de se poser, anthropologiquement parlant (moeurs, habitudes sociales, habitus selon Bourdieu, us et coutumes) la question suivante: comment les pays arabes pourraient-ils envisager l'avenir sans la Cassandre des armées ? Le képi est une source de fierté dans ces sociétés déficitaires, patriarcales, misogynes, effondrées et sans assise civique où l'éducation populaire est à la ramasse. Tourner en ridicule cette réalité socio-historico-anthropologique du passé et les contingences actuelles du monde arabo-musulman est une négation de la sociologie de l'Etat moderne. Il est triste de constater en définitive que les quelques élites éclairées et au courant de ce cheminement historique n'aient fait aucun effort d'aggiornamento civilisationnel loin des projections exogènes et de précipitations théoriques de modèles étrangers sans prise réelle sur le substrat authentique du monde arabe et les aspirations profondes de ses masses. La culture du débat contradictoire n'est-elle pas la digne héritière de la démocratie participative et de ce que le philosophe Albert Jacquard appelle à juste raison «une démocratie d'éthique», celle qui forme un citoyen responsable et autonome et non pas un sujet politique attiré par la dictature ? A bon entendeur. * Universitaire |
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