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Pourquoi l'expérience d'un gouvernement démocratique a-t-elle été
interrompue en Egypte ? L'hypothèse qui sera avancée ici est géostratégique:
les Frères musulmans ne font plus partie de l'alliance stratégique
pro-américaine qui doit dominer la région.
Est-ce un échec ou un approfondissement de l'ex-périence démocratique ? C'est un échec dans la mesure où l'ensemble des forces politiques ne sont pas arrivées à construire un consensus global qui ordonne de manière durable leur compétition dans celle du monde. Cela peut constituer un approfondissement dans la mesure où le sens politique des différentes parties s'aiguise et leur permet de revenir sur leurs impasses. En partant du point de vue global que j'adopte, et des principes américains de «leading from behind» et de «vaincre sans combattre», il semble que les choix stratégiques suivants soient privilégiés: c'est l'Arabie Saoudite qui doit être portée en avant dans la conjoncture actuelle de confrontation avec l'Iran et les autres «puissances ré-émergentes». Et non pas l'Egypte et non pas la Turquie. L'ambivalence de ces derniers pays est trop grande du point de vue des puissances occidentales: des alliés dont il vaut mieux tenir la bride plutôt que de la lâcher, accentuer les divisions plutôt que de les résorber. Principal levier d'une telle stratégie: «les classes moyennes globalisées» qui se détache du reste de la société plus traditionnel, base électorale des partis (islamistes) de gouvernement démocratique. Le dualisme persistant des sociétés politiques turques et égyptiennes les empêche de jouer un rôle de premier plan. Premier élément allant dans le sens de l'hypothèse retenue: l'abdication de l'émir du Qatar qui va permettre à son fils de revenir dans le giron wahhabite; second élément: la «conspiration» politique en Egypte contre la confrérie qui s'est portée trop en avant par rapport aux «classes moyennes globalisées» et le coup de force militaire qui en est résulté contre le président élu. Les classes moyennes globalisées de ces pays se révèlent anti-impérialistes (par tradition) et anti-autoritaires (l'air du temps), c'est de leur défaite qu'il est en réalité question. Entre l'Arabie Saoudite, la Turquie et l'Egypte des Frères musulmans, les USA et Israël recentrent leur alliance. La montée des Frères musulmans et le dépassement des dualismes internes dans les pays de la région ne sont pas un gage de sécurité et de stabilité pour les puissances dominantes. A court terme, la préservation des intérêts économiques de la société dominante égyptienne passe par un appui des institutions internationales et des régimes wahhabites du Moyen-Orient. L'isolement de l'Iran suppose une promotion du wahhabisme dans la région. Seule une alliance de la nature FMI-Arabie Saoudite et armée égyptienne est en mesure d'être un frein à la montée en puissance de l'Iran et des autres pays ré-émergents. L'urgence économique est ici invoquée de manière bien opportune. C'est la carte géostratégique du Moyen-Orient qui est donc en question: face à l'Iran, on ne peut faire confiance qu'aux wahhabites pour conduire l'opposition sunnites-chiites. A long terme, seul un dépassement du dualisme interne entre société globalisée et société traditionnelle, du dualisme externe sunnite-chiite, peuvent permettre à ces anciennes puissances de retrouver une insertion internationale convenable. Comme on peut le relever, dans cette analyse, il est fait une place particulière à deux types de schisme: un premier social et culturel (classes moyennes globalisées et reste de la société) et un second religieux (sunnite-chiite, par exemple). Il y aura approfondissement ou échec de l'expérience démocratique selon que ces schismes seront producteurs de solidarités inclusives ou de solidarités exclusives. A mon sens, l'échec des Frères musulmans se rapporte à un point de doctrine ainsi qu'à une faiblesse dans la vision stratégique: leur inexpérience du pouvoir signifie que l'islamisme politique arrive au pouvoir au moment où il est tout imprégné des valeurs du nationalisme dont il n'a pas vraiment conscience et qu'il n'a pu mettre à l'épreuve. Il accepte l'Etat-nation au moment où les anciens nationalistes le mettent en question. Il reprend sa conception de la construction de la nation par le haut au moment où celle-ci est en crise. Ensuite il a sous-estimé la dimension internationale du changement politique et économique. Le pouvoir est global tout autant que local, le politique doit projeter la société dans le monde, pour faire de ses clivages internes des facteurs d'intégration et non de désintégration. Le pouvoir procède tout autant du haut vers le bas (est «top-down») que du bas vers le haut («bottom-up»). Ce qui tend à opposer les intérêts des organisations de la confrérie aux divers intérêts de la société et au mouvement social qui porte une vision de la construction sociale par le bas. Ceux-ci ont fini par être isolés, par se retrouver en opposition avec tous les autres intérêts, nationaux ou internationaux. Il faut réfléchir en termes de composition d'intérêts, d'intérêts immédiats et d'intérêts stratégiques, nationaux et internationaux, si un intérêt particulier ne veut pas tomber dans une configuration désavantageuse de «l'intérêt général», être captif d'une configuration particulière d'intérêts particuliers. L'autonomie est à ce prix. On ne peut nier les intérêts immédiats mais ils doivent finir par converger dans une configuration particulière pour persister et se développer. Et cette configuration particulière est un véritable enjeu politique, national et international. Une appartenance religieuse n'est négative que si elle est exclusive d'une appartenance plus large, volontaire, donc politique. Elle peut être assimilée à un niveau d'intégration réalisé par la tradition. Or la compétition internationale que soutient aujourd'hui une innovation accélérée, qu'elle soit sociale ou technique, ne peut que transcender les appartenances religieuses. Le développement de l'Egypte suppose une alliance stratégique qui rende possible son industrialisation. Ce qui suppose une convergence des intérêts entre les puissances régionales que sont la Turquie, l'Iran (puissances ré-émergentes) et l'Arabie Saoudite (puissance émergente) de sorte à dégager les marchés en mesure de porter une telle industrialisation. Convergence qui heurte la configuration actuelle qui met en opposition les intérêts d'Israël et de l'Iran, mais aussi les intérêts immédiats et stratégiques de l'armée égyptienne, mais aussi ceux immédiats et stratégiques des Frères musulmans. De manière plus générale, l'échec local et stratégique des Frères musulmans est le résultat de l'incompréhension du rôle et de la place des «classes moyennes globalisées»: elles seules peuvent réaliser l'unité du local et du global, de la préférence pour le présent, la démocratie directe et une vision géostratégique et construite de l'intérêt. L'opposition de la société et des classes moyennes globalisées favorise la cristallisation des intérêts particuliers sans permettre une construction de l'intérêt général; elle encourage l'affirmation de soi contre la compréhension d'autrui, le localisme plutôt que l'approche globale. Les sociétés se font alors face selon leurs faiblesses: le local rejette le global, le global, le particulier. Mais à notre sens, ce qui est visé au travers de la défaite de la confrérie, c'est celle plus large d'une société politique qui n'aura pas réussi à instaurer un dialogue stratégique qui prendrait en compte les intérêts des peuples de la région. Dialogue que vise à rendre impossible l'extension de la guerre civile. Dialogue qui passe par une interconnexion des classes moyennes globalisées de la région. On pourrait rêver d'un citoyen parlant l'arabe, le turc et l'iranien qui transformerait la classe moyenne en locomotive de la société plutôt qu'en simple partie privilégiée d'un bloc national. L'adage, selon lequel on ne saurait être trop ambitieux, mérite quelque crédit. |
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