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Quelqu'un d'intelligent disait
« Si tu veux savoir ce que quelqu'un va faire, il faut regarder ce qu'il a déjà
fait. L'homme ne change pas, il devient de plus en plus lui-même ; avez-vous vu
un mouton devenir un lion ou un singe devenir un chat, un baudet devenir cheval
ou un carnivore devenir herbivore. Et réciproquement ? ».
L'accélération des évènements politiques en Algérie continue d'entretenir la confusion et l'inquiétude. Les regrettables volte-face des uns et des autres contribuent gravement à accentuer les interrogations et à conforter l'écœurement généralisé. La dérive dans l'expression quotidienne touche aussi bien les discours que les concepts. Que font ceux qui se sont investis dans le génie de la plume et des idées ? Est-ce le regard qui s'éteint ou la plume qui se brise ? Pourtant ni la creuse magie du pouvoir, ni les vraies chimères des nantis du régime et encore moins le pathétique réveil des héros de la révolution ne doivent nous faire renoncer à élucider un peu mieux les raisons de ce désarroi. L'histoire recèle tant de leçons dans lesquelles bien de vérités ont déjà été énoncées, il suffit de se réformer dans ses attitudes et dans ses comportements. Il suffit de se regarder dans la glace sans rougir. Se remettre en cause et enquêter soi-même sur les avantages et les acquis d'une carrière artificiellement prospère que la jeunesse découvre et met à nu la mort dans l'âme puisque s'agissant de ses aînés que peuvent être ses parents ou ses grands-parents. C'est pourquoi la réhabilitation de la dignité de l'individu ne peut être restaurée que par la dépersonnalisation des rapports dans le travail, c'est-à-dire le primat du professionnalisme sur le clientélisme, voire le tribalisme. Pour que l'esprit de la civilisation moderne s'épanouisse, il faut qu'il y ait une relation entre le travail et sa rétribution. Il faut que l'entrepreneur ou le travailleur ait le sentiment qu'une augmentation de ses efforts se traduira par une amélioration de son sort. Or dans un pays où les revenus sont distribués selon des critères de proximité du cercle du pouvoir et/ou d'adhésion à une communauté d'intérêts, il devient difficile sinon impossible à un individu quel que soit son travail ou ses aptitudes d'accéder à un minimum de confort matériel sans prêter allégeance au prince du moment.et/ou sans donner des gages de compromission. En effet, tant que les relations personnelles avec la hiérarchie sont intéressées et donc intéressantes, nombreux peuvent être les avantages, les faveurs et les privilèges. Les techniques d'approche sont personnelles, la stratégie est commune. Le bénéfice est individuel mais le risque est collectif. « Tu me prends par le ventre, je te tiens par la barbichette ». Il y a une solidarité de groupe. Il n'y a point de réussite sociale en dehors du groupe. La personnalité de chaque individu se fond et se confond avec le groupe et devient un élément d'un tout disparate, précaire et révocable. Lorsque de telles relations envahissent tous les espaces et neutralisent toutes les fonctions, le pouvoir rentier distributif devient par voie de conséquence le régulateur exclusif de la société dans son ensemble. La vie politique, économique et sociale s'organise autour de la distribution de cette rente à travers des réseaux clientélistes et de soumission au pouvoir politique. La société algérienne est fondée sur la négation de l'individu libre et elle fonctionne au commandement. Or, une des défaillances de l'économie nationale réside dans l'irresponsabilité des vrais décideurs. Elle s'observe d'une manière presque caricaturale en Algérie. En effet, s'il existe un lien étroit et automatique entre autorité et responsabilité dans la logique d'un système libéral où la séparation des pouvoirs entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire est de rigueur. Il y a dictature chaque fois que l'autorité est concentrée entre les mains d'un homme ou d'un groupe qui l'exerce sans responsabilité, sans contrôle, sans sanction positive ou négative. De cette dialectique autorité/responsabilité résulte l'équation suivante : autorité sans responsabilité se nomme dictature, responsabilité sans autorité se nomme anarchie ; l'idéal démocratique serait de conférer l'autorité optimum assortie d'un maximum de responsabilité compatible avec l'intensité du pouvoir exercé. Après plus de cinquante ans de gestion sans responsabilité, deux enseignements sont à tirer : le premier c'est que l'absence de toute forme de responsabilité juridique de l'Etat vis-à-vis des opérateurs économiques privés ne pouvait aboutir qu'à un retrait, voire une paralysie des interventions économiques privées ; le second c'est que la recherche tous azimuts de l'engagement de la responsabilité de l'Etat débouche nécessairement sur une paralysie des opérateurs économiques publics d'où le gel en définitive par l'Etat du mouvement historique de la formation économique et sociale. L'entreprise a pour but de produire des biens et services de qualité à des prix concurrentiels. La production de ces biens et services requiert non seulement une qualification du personnel mais aussi une motivation au travail. Dans une économie de marché, la direction de l'entreprise capitaliste accède au niveau de production requis et atteint le profit escompté en rémunérant une hiérarchie dotée d'un pouvoir coercitif de surveillance de la production et d'encadrement de la gestion. Pour ce qui est de l'Algérie, la hiérarchie de surveillance ne remplit pas ses fonctions coercitives pour des raisons liées à la fois à la primauté du politique sur l'économique et à la disponibilité d'une rente énergétique relayée par l'endettement. L'orientation économique de l'Etat est soumise au pouvoir politique et de façon plus précise aux rapports de forces internes qui structurent ce pouvoir politique. Cette position de l'Etat a dispensé les entreprises publiques de rentabiliser les investissements, de rembourser leurs dettes d'exploitation et/ou d'investissement ou tout simplement de couvrir leurs charges d'exploitation par des recettes d'exploitation. Mais cette position n'est possible que parce qu'elle est confortée par la rente suivie de l'endettement. La rente pétrolière a tendance aujourd'hui à baisser par l'effet conjugué de la hausse des coûts de production et la baisse des prix à l'exportation. Elle est également appuyée par des facilités d'endettement à court terme sur le plan interne et sur le plan externe Une bonne partie de la masse salariale du secteur public est financée soit par la rente, soit par l'endettement, soit par la planche à billet, sans oublier l'amortissement financier des investissements libellés en dinars et en devises en l'absence de cash-flow positif dégagé par l'entreprise. La masse monétaire des entreprises publiques par rapport aux biens disponibles sur le marché (production locale ou importation) crée une situation inflationniste à deux chiffres insupportable pour les titulaires de revenus fixes (salariés, retraites, pensionnés? etc.) et ce d'autant plus que la productivité du travail du capital est faible. Dans les faits, le personnel des entreprises publiques perçoit des salaires sans rapport avec sa contribution à la production ou à l'amélioration de la gestion. Il n'existe aucune sanction positive ou négative du travail accompli, ce qui conduit à une déresponsabilisation ou à une dilution des responsabilités. En effet, les cadres dirigeants ont la hantise des arrêts de travail ou des grèves, or la production standardisée, la production de masse implique une simultanéité d'actions qui doivent converger vers la réalisation du produit final. Toute rupture d'un maillon de la chaîne signifie l'arrêt de la production, toute erreur de gestion, à quelque niveau que ce soit, se répercute sur l'ensemble en s'amplifiant. De plus, la promotion fonctionne dans un système clientéliste qui n'interfère que très peu avec l'efficacité du travail fourni. Bref, l'encadrement n'est donc pas la hiérarchie coercitive de surveillance des entreprises capitalistes. Sans critères d'efficacité, ni motivation au travail, les salariés sont peu productifs. A la lumière d'une expérience vécue dans le secteur public, on peut avancer que le clanisme et ses pesanteurs sociologiques ont eu des effets pervers sur l'organisation et la gestion des entreprises publiques en Algérie. C'est une attitude qui tire son origine de l'homme. C'est avant tout un phénomène humain. De ce phénomène, on peut dégager deux aspects. Il y a d'abord un aspect primaire pour ne pas dire primitif qui correspond à cet élan irrésistible de solidarité autour d'une personne ou d'un groupe de personnes issue(s) du même terroir. Il y a ensuite ce phénomène urbain résultant de l'exode rural vers les villes. En ville, l'appartenance à une famille, à une tribu, à un clan importe peu ; l'essentiel est de répondre à un impératif immédiat : reconstituer de toutes pièces une famille qui garantisse à ses membres sécurité et épanouissement. De ce fait, qu'il s'agisse des entreprises publiques ou privées, il est notoire de trouver des services, des chantiers, ou des usines entières, où du chef de service, de chantier, ou d'usine jusqu'à l'appariteur ou du gardien se retrouvent là parce qu'ils se connaissent ou prétendent se connaître et non en fonction de leurs aptitudes. C'est ainsi que le personnage bien placé en ville, s'entoure des membres de sa famille, de son clan, de sa région sans se soucier de leur compétence ou de leur performance. D'où le spectacle affligeant d'un personnel ne sachant ni lire, ni écrire prenant la place des diplômés moins favorisés sur le plan des relations. D'où également ce gonflement excessif du nombre de personnes sans qualifications et sans rapport avec les besoins réels des entreprises. Minées d'emblée, et à tous les niveaux par des comportements plus proches de la jouissance individuelle de privilèges acquis par le réseau de cousins que de la déontologie professionnelle, protégées de toute concurrence par leur situation de monopole, les entreprises publiques devinrent rapidement des machines à distribuer des salaires plutôt que des entreprises chargées de produire des biens et services de qualité tout en dégageant un profit. Ces entreprises publiques furent donc en réalité le cadre de la redistribution de la rente pétrolière et gazière répondant ainsi aux vœux immédiats des Algériens et conférant aux entreprises publiques, malgré leur caractère autoritaire et arbitraire, une certaine légitimité qui ne devait pas survivre à l'adoption de mesures de rigueur et de discipline. Comme on le constate, l'Algérie indépendante s'est avérée impuissante à mettre en place des institutions économiques jouissant de la légitimité nécessaire pour fonder un principe hiérarchique et le respect de l'autorité. A tous les niveaux, ces entreprises publiques et les règles qu'elles édictaient furent incapables de s'imposer aux réseaux de solidarités fondées sur les liens de parenté. Profondément ancrés dans les esprits, ces réseaux se reconstituèrent très vite derrière le paravent des organigrammes qui demeurèrent les véritables canaux d'accession au pouvoir sur les ressources et sur les hommes, c'est-à-dire au pouvoir de signature des recrutements, des commandes d'achats, des ventes, des dépenses et des licenciements. Les structures ne sont en réalité que des façades dissimulant des réseaux occultes et mouvants de relations lucratifs entre cousins. La persistance des solidarités communautaires fondées sur les liens de parenté semble bien être l'obstacle décisif à la construction d'une économie féconde et durable. En retour, cette solidarité d'occasion engendre un autre phénomène : celui du parasitisme lié à un certain contexte politique. En effet, quiconque détient une parcelle du pouvoir, qu'il soit président de la République ou directeur d'entreprise, tombe immédiatement à la merci des siens, de tous les siens. Par tous les moyens, celui qui détient une parcelle de la puissance cherchera à faire intégrer les siens dans le circuit du nouvel ordre politico-économique au risque de se laisser corrompre ou compromettre pourvu qu'il soit assuré d'être maintenu à son poste. Le tribalisme est par conséquent un obstacle à l'efficience de la gestion. Il nourrit sa clientèle en lui assurant une promotion économique et sociale. Le phénomène des interventions par lesquelles est facilitée la promotion de tous ceux qui ne répondent pas aux critères objectifs et transparents s'accommode aisément de ce réseau de relations. Ces consultations se font en privé où sont prises nombre de décisions, le bureau ne servant plus que pour formaliser ce qui a été arrêté par ailleurs. On pourra nous rétorquer que le phénomène des interventions existe partout. Tout à fait d'accord. Mais par ailleurs, l'on défendra dans le cadre d'une intervention le dossier de quelqu'un possédant de solides références parce la concurrence est serrée. Tandis que chez nous, l'intervention s'exerce en faveur de personnes ne jouissant d'aucune qualification. En outre, dans un système à circuits multiples et parallèles, il devient difficile de déterminer qui est responsable de quoi et devant qui. Il n'est pas exagéré de dire que l'entreprise publique est le lieu de l'irresponsabilité généralisée et institutionnalisée. Enfin, il nous semble que le clanisme est à la source de l'analphabétisme et de l'irresponsabilité régnant dans les entreprises publiques. La gestion des ressources humaines dans l'entreprise publique algérienne obéit à des principes implicites issus d'un certain nombre de pratiques que l'on peut réunir autour des axes suivants : l'optique des pouvoirs publics ; l'autoritarisme ; la vision des employés ; le mythe de «l'entreprise mère» ; l'influence bureaucratique ; le mythe du modèle unique de gestion ; la pratique du gestionnaire ; la confiance avant la compétence. La première caractéristique de la gestion de la force de travail a été la démarche autoritaire. La discipline au travail a toujours posé un problème aux gestionnaires dans les usines, mais elle a été souvent contenue par l'utilisation de la peur et de l'intimidation. D'ailleurs les institutions étatiques (ministère, parti, syndicat, wali, police, justice, etc.) sont là pour rétablir l'ordre et étouffer les tentatives de conflits ouverts. Cependant cette pratique se retournait contre le gestionnaire lui-même puisqu'elle autorisait et légitimait l'intervention de ces institutions dans les autres domaines de la gestion quotidienne. Ce type de gestion empêchait les conflits de travail de s'exprimer normalement et paisiblement. Cette situation si elle arrangeait le gestionnaire était coûteuse pour l'entreprise (productivité faible, absentéisme fréquent, turn-over élevé, etc.). L'action de motivation et d'animation trouvait peu de place dans la démarche autoritaire, à tel point que la gestion des hommes a cédé la place à la gestion des postes. Ce qui explique en partie la méfiance des travailleurs à l'égard de l'encadrement. Les gestionnaires pouvaient se permettre de telles pratiques car leur évaluation n'était pas liée au résultat de leur gestion. La décennie 70-80 a fait de l'entreprise publique le pilier du développement et de la répartition du bien-être. Ce qui a fait naître le sentiment que l'entreprise publique appartient au collectif des travailleurs qui y sont présents et doit les servir en priorité. Progressivement, elle a commencé à servir ses employés en commençant par le haut de l'échelle. Elle a ainsi donné des logements, des voitures, des téléviseurs couleurs, des soins médicaux, des cartables et des fournitures scolaires, etc. Elle devenait cette mère «nourricière» qui a des devoirs à l'égard de ses enfants et qui pouvait même distribuer ce qu'elle n'a pas produit elle-même. Tout l'enjeu de l'entreprise est d'être bien placée pour recevoir et distribuer. Pour les travailleurs, l'entreprise devait résoudre tous les problèmes que la société ne pouvait résoudre. Le mode de gestion des hommes reposait donc sur la capacité des dirigeants à satisfaire ces besoins. Concernant la gestion de la force de travail, le premier moule dans lequel on a enfermé la participation des travailleurs a été la Gestion Socialiste des Entreprises. De la rigidité des textes et les différentes interprétations, il en a résulté au sein des entreprises publiques la création de nombreuses «unités» et la distribution de «bénéfices» sans rapport évident avec l'effort de production. Le second moule qui a également créé des situations aberrantes au plan de la gestion du travail est sans nul doute l'application du Statut Général du Travailleur dont les résultats sur le terrain ont été parfois contraires aux objectifs affichés ; en réalité, c'est la volonté de centralisation et de contrôle bureaucratique du travail. De nombreux conflits de travail qui se sont produits dans les entreprises traduisent les mécontentements relatifs à la classification du Statut Général du Travailleur et la détérioration des relations de travail ; l'uniformisation des postes de travail privilégiant la responsabilité administrative à la responsabilité technique. C'est beaucoup plus une pratique qu'un principe de gestion édicté par le législateur. Au niveau des entreprises, un changement d'un directeur général implique un changement du personnel d'encadrement ou des promotions nouvelles. Cette pratique de base verrouille le fonctionnement de l'entreprise et ferme la voie au recours à l'autorité hiérarchique immédiate. La confiance avant la compétence, comme pratique de nomination à des postes de responsabilité réduit ou élimine les voies de recours que pourraient utiliser les travailleurs en cas de conflit avec les chefs immédiats. La gestion du personnel (nomination, promotion, sanctions, récompenses) se réalise rarement sur la base de dossiers administratifs retraçant toute la vie professionnelle. Ces dossiers sont mal tenus parce qu'ils ne servent pas concrètement à la décision et ne sont utilisés que dans la perspective négative car pour sanctionner, il y a toujours un dossier. Le principe de la confiance avant la compétence a été produit dans une atmosphère qui a transformé l'entreprise en un lieu de répartition. La transformation de l'entreprise en EPE exige une valorisation des compétences techniques et une réhabilitation du métier et du professionnalisme. Après deux décennies d'assistance totale de l'Etat, l'entreprise est-elle capable de prendre en main son destin et de mettre son personnel sérieusement et professionnellement au travail ? Si la question est simple au niveau de sa formulation, elle est par contre complexe au niveau de ses implications. Comment libérer ces énergies ? Rompre avec les liens d'assistance de l'Etat ? Devenir des travailleurs libres ? L'entreprise algérienne pourrait-elle réaliser cette mutation ? La réforme économique sur l'autonomie de l'entreprise envisage le rétablissement de la concurrence et de l'efficacité. Cependant des obstacles se dressent sur cette voie : le premier obstacle est d'ordre culturel. La société algérienne se caractérise par le «nous collectif» qui détermine le comportement individuel. A la différence de la société capitaliste où c'est l'individu libre et différencié qui prédomine dans l'activité économique ; le second obstacle se trouve dans le système politique et institutionnel qui est fondé sur la prédominance de l'Etat sur la société. Le tout s'inscrit dans un système économique qui tire sa richesse non pas du travail mais de la rente pétrolière et de l'endettement extérieur. Pour l'élite dirigeante issue du mouvement de libération nationale, la population est moins perçue comme une ressource économique à mobiliser que comme une charge financière à supporter. Au crépuscule de la vie, les dirigeants algériens, historiquement proches du peuple, émotivement insensibles aux doléances de la jeunesse, raisonnablement conscients des enjeux géostratégiques du moment et des périls qui menacent le devenir d'une nation en pleine gestation. En effet, l'Etat s'est institué propriétaire des gisements pétroliers et gaziers du territoire national, et a conçu la rente comme un instrument d'une modernisation sans mobilisation de la nation. Pour ce faire, il est conduit à affecter une part grandissante de la rente en cours de tarissement à la production et la reproduction de la base sociale, c'est-à-dire à la consommation soit directement par la distribution de revenus sans contrepartie, soit indirectement par subvention, soit par les deux à la fois. Cette pratique a donné naissance à une véritable débauche des dépenses publiques et à une grande autocomplaisance en matière de politique économique et sociale. La rente a constitué un soporifique en masquant toutes les insuffisances en matière de production et de gestion. Elle a donné lieu à des problèmes très difficiles à résoudre : le premier de ces problèmes fut posé par des investissements considérables dans les projets inutiles entrepris notamment pour des raisons de prestige ou visant à satisfaire une boulimie de consommation : le second problème résulte des gaspillages des gouvernements en matière de dépenses courantes. Il faut citer les dépenses excessives de défense, de sécurité, de diplomatie, une augmentation inutile du nombre d'emplois destinés aux fonctionnaires de l'économie nationale, les subventions destinées à diverses activités improductives etc. Le troisième problème, le plus épineux : devenus excessivement riches à la faveur d'une embellie financière exceptionnelle, les gouvernements qui se sont succédé ces deux dernières décennies, pris dans le tourbillon de l'argent facile et de l'impunité, n'ont pas eu la sagesse et la lucidité d'adopter une politique économique saine et rationnelle en matière de dépense, de subvention, de crédit, de change etc. C'est l'explosion des dépenses publiques au-delà des besoins réels et des capacités disponibles du pays. Le train de vie de l'Etat n'a plus de freins, et il ne reste plus de rails, la prochaine gare incertaine. Que faire pour rationaliser les dépenses afin d'éviter la planche à billets ou l'endettement extérieur ? Il faut donc s'attacher au contrôle des dépenses publiques. Nul n'ignore que l'exécution des opérations financières de l'Etat joue un rôle déterminant dans la gestion de l'économie d'un pays. A une exécution saine des opérations financières de l'Etat correspond en général une économie saine quel que soit le niveau ou le type d'organisation. C'est pourquoi depuis les temps les plus reculés, l'un des premiers soucis des castes dirigeantes était d'organiser les finances d'un pays. D'un point de vue historique et sociologique «le Trésor est une institution qui reflète de très près l'état du pouvoir politique et la situation économique d'un pays ». A un pouvoir stable et incontesté correspond en général une situation saine et un système financier solide. Au contraire, à un pouvoir instable et contesté correspond en général une situation économique de crise, le système financier s'effrite et en même temps il se trouve entre les mains de chaque détenteur d'une parcelle du pouvoir. Dans leur conquête du pouvoir politique, les dirigeants se sont la plupart du temps efforcés à recueillir l'adhésion des masses populaires pour justifier, voire légitimer la place qu'ils occupent. Ils ont très vite compris que le pouvoir politique ne signifiait rien sans le pouvoir financier et ce n'est que par la conquête de ce dernier qu'ils ont pu asseoir leur autorité sur une longue période. Le système de financement de l'économie et des ménages apparaît essentiellement basé en premier lieu sur le principe de la centralisation des ressources et leur affectation en fonction d'objectifs politiques décidés centralement. L'idée finalement admise voulait que les hydrocarbures devaient assurer les ressources financières et ensuite de les mettre à la disposition de l'Etat qui se chargera ensuite de les répartir entre les différents secteurs économiques pour être finalement utilisées par les entreprises et les administrations. L'équilibre socioéconomique a pu être préservé parce que les problèmes financiers étaient résolus soit par la nationalisation des hydrocarbures, soit par la hausse des prix des hydrocarbures sur le marché mondial. L'un des paradoxes de l'économie algérienne est d'être fondé sur une richesse dont l'existence renforce à terme les capacités de financement en même temps qu'elle introduit un élément de fragilité. Il suffit d'une baisse des prix de référence ou des réserves à un moment inopportun pour le développement de son économie menaçant la pérennité de son principal moyen d'existence pour provoquer de graves déséquilibres économiques, politiques, voire sociaux. De plus, il suffit de considérer les graves dysfonctionnements dont souffre actuellement l'Algérie pour se persuader qu'une forte croissance de revenu en devises ne mène pas nécessairement au développement économique. Le fait que les recettes pétrolières vont pour l'essentiel au gouvernement qui décide de leur répartition et de leur affectation, fait en sorte que le revenu est moins perçu comme la contrepartie d'efforts productifs que comme un droit dont on peut jouir passivement du moment qu'il est octroyé en dehors de la sphère interne de la production. La question qui reste pendante est de savoir, dans quelle mesure, le pouvoir en Algérie, est-il ou peut être productif, c'est-à-dire dans quelle mesure, pouvoir et production se nourrissent mutuellement. Pouvoir et production sont les deux coordonnées de base de toute communauté quel que soit le degré de son «développement» économique ou politique. Car il ne peut y avoir de pouvoir sans production et toute production s'inscrit dans une pratique de pouvoir. La qualité du pouvoir se déduit en grande partie de la qualité de sa légitimité et c'est la légitimité du pouvoir qui en facilite sa productivité. La légitimité du pouvoir se fait mieux et plus facilement à travers sa légitimité qu'au moyen de sa violence. Dans ce cas, le risque est grand de voir les bénéficiaires de la rente se désintéresser de toute activité réellement productive. La légitimité implique en premier lieu une certaine relation de réciprocité politique entre dirigeants et dirigés, entre employeurs et employés, relations vécues comme plus ou moins légitimes selon son degré de réciprocité. Plus la légitimité de ce pouvoir est profonde, plus le pouvoir est en mesure de faire l'économie de la coercition. C'est la légitimation du pouvoir en place qui en assure sa force. Car la violence ou du moins une partie est une indication de l'impuissance du pouvoir. La mise en production du pouvoir s'opère par des inégalités économiques instituées, reconnues et légitimées. Tout rapport de pouvoir comme toute production s'inscrit dans une logique de relations d'inégalités qui différencie les membres d'une communauté. Le rapport entre pouvoir et production se fait au travers de la mise au travail de ces relations d'inégalités. « Les frères sont frères mais leurs poches ne sont pas sœurs ». Plus le pouvoir est légitimé, plus la violence est implicite, invisible. Ce n'est que lorsque la légitimité d'un ordre politique ou économique donné est en crise que la violence refait surface et que le pouvoir se défend par la force ouverte. La montée de la violence est donc la manifestation de l'incapacité des élites dirigeantes à mettre productivement au travail leur pouvoir. D'un point de vue général, plus l'Etat est contre la société, moins il y a production, moins il y a adhésion et plus il y a frustration et humiliation. Or, l'humiliation est peu productive économiquement mais remplit un rôle important pour le maintien au pouvoir dans la mesure où elle démontre l'arbitraire qu'elle contient. Le problème de la productivité est un problème d'organisation donc de management donc de managers. Cette analyse met en œuvre qu'on le veuille ou non la responsabilité de l'organisation c'est-à-dire des dirigeants qu'ils soient des dirigeants politiques ou des dirigeants d'entreprises. Le problème de l'entreprise en Algérie est également un problème de climat moral parce qu'il y a confusion entre l'économie et le social. En effet, les mesures économiques visant à développer la production et à rentabiliser la gestion ont souvent un effet antisocial car elles favorisent la concentration des richesses et du pouvoir de décision entre les mains d'entrepreneurs, plus soucieux de productivité et de rentabilité que de paix ou de justice sociale. En sens inverse, les mesures sociales qui visent à une grande justice dans la répartition sociale et à une amélioration du sort des couches modestes de la population coûtent de l'argent à la société et l'appauvrissent d'une certaine manière. D'une manière générale, les mesures économiques sont considérées antisociales et les mesures sociales antiéconomiques et la politique au sens noble du terme nous semble-t-il est l'art difficile d'établir dans une société donnée à un moment donné un certain dosage entre les mesures économiques et les mesures sociales. Faire de la politique en Algérie, signifie seulement lutter pour conserver le pouvoir ou lutter pour le conquérir, pour soi-même ou pour son groupe pour les privilèges qui y sont attachés. Plus l'économie est fragile, plus les menaces internes sont dangereuses, plus le pouvoir fait appel à l'extérieur, les dirigeants politiques recherchent des patrons étrangers (ancienne puissance coloniale ou super puissance) donc une relation d'Etat-client à Etat-patron. D'où un retour en force, sous l'impulsion des économies dominantes ou des organisations multilatérales qu'elles contrôlent des pressions en faveur du libéralisme c'est à dire du libre jeu du marché, de la vérité des prix, de la liberté d'entreprendre, mais aussi de la privatisation, de la déréglementation, d'un rôle aussi large que possible de l'entreprise et des capitaux privés y compris étrangers ainsi qu'une référence déterminante aux critères de la combattivité sur les marchés mondiaux. Dans ce cadre, l'Algérie peut être considérée aujourd'hui comme un relais relativement «sage» du processus de mondialisation économique dans une position de faiblesse manifeste, c'est l'abandon du nationalisme économique des années 70 et le passage à un discours d'adaptation aux lois du marché mondial. Ce processus de mondialisation qui tend à imposer un système planétaire de type capitaliste autour des USA, de l'Europe et des pays émergents s'appuyant sur un système monétaire unique dont il convient de gérer les tensions pour en pallier les excès et les dérèglements. L'Etat algérien est appelé à gérer les effets internes de la mondialisation économique suivant une démarche plus réaliste que nationaliste. Les hommes et les groupes rivaux ne se soucient pas de réfléchir aux problèmes fondamentaux de la société, ni de proposer un programme précis pour les résoudre mais seulement de se maintenir ou d'accéder au pouvoir. Le problème majeur de l'Algérie d'aujourd'hui est fondamentalement politique. C'est celui de la légitimité du pouvoir. Il réside dans le fossé qui sépare le peuple de ceux qui sont chargés de conduire son destin. C'est une chose que la phase politique de libération nationale, ç'en est une autre que la phase économique, construire une économie était une tâche bien délicate, plus complexe qu'on ne le pensait. Dans la plupart des cas, on a laissé s'accroître les déficits et la création des crédits afin d'augmenter artificiellement les recettes publiques, au lieu d'appliquer une politique authentique de redistribution de revenus à des fins productives. Afin d'éviter d'opter pour l'une des différentes répartitions possibles entre groupes et secteurs, on a laissé l'inflation «galoper» à deux chiffres. Cette façon de faire s'est révélée déstabilisatrice. Dans la conjoncture actuelle, l'équilibre de l'économie algérienne dont la base matérielle est faible dépendra de plus en plus de la possibilité de relever la productivité du travail dans la sphère de la production et dans le recul de l'emprise de la rente sur l'économie et sur la société. La solution à la crise, c'est d'abord l'effort interne du pays, plus on parvient à se mobiliser par ses propres forces, moins on est demandeur, moins on est vulnérable, cette possibilité est cependant contrariée par l'ordre international dominant et freinée par les formes d'organisations économiques et sociales que la classe au pouvoir a mises en place à des fins de contrôles politique et sociales ; si bien que l'équilibre ne peut être rétabli soit par un nouveau recours à la rente ou à l'endettement si le marché mondial le permet (les importantes réserves gazières de l'Algérie constituent le principal atout), soit par une détérioration des conditions d'existence des larges couches de la population. C'est pourquoi, l'Etat pourra connaître une instabilité d'autant plus grande que les problèmes économiques et sociaux deviendront plus aigus. Le service de la dette contraint mieux que toute domination politique directe les pays comme l'Algérie à livrer leur énergie à bas prix contre une paix sociale précaire et une difficile sauvegarde des privilèges des gouvernants. En résumé, la dépendance externe et la violence interne sont le résultat logique et prévisible des politiques menées à l'abri des baïonnettes depuis trente ans, marginalisant la majorité de la population au profit d'une minorité de privilégiés et au grand bénéfice des multinationales sous la houlette des organismes internationaux. L'erreur de la stratégie algérienne de développement réside à notre sens dans l'automatisme qui consiste à vouloir se débarrasser de ce que l'on a au lieu de l'employer productivement chez soi ; la finalité de l'économie fut ainsi dévoyée, car il ne s'agissait pas d'améliorer ses conditions de vie par son travail mais par celui des autres grâce au relèvement des termes de l'échange avec l'extérieur. Or, il nous semble qu'une amélioration des termes de l'échange avec les pays développés ne peut être acquise que par une valorisation du travail local. L'insertion dans le marché mondial fragilise l'Etat algérien soumis aux aléas de la conjoncture mondiale. Tant que les pays du Tiers Monde subiront les contraintes imposées par la logique capitaliste dominante, ils ne pourront pas mettre en place un modèle de développement endogène capable de compter sur ses propres forces afin de satisfaire les besoins essentiels de la majorité de leur population. En prenant les problèmes à leur niveau le plus élémentaire, il s'agit pour commencer de parvenir à nourrir correctement une population croissante qui sur le plan agricole ne parvient pas à satisfaire ses besoins alimentaires, d'assurer un niveau de santé minimal en deçà duquel tout espoir d'atteindre une productivité suffisante est vain, de fournir une éducation élémentaire, technique et professionnelle à une jeunesse de plus en plus nombreuse et de plus en plus désemparée. Dans cet esprit, l'entreprise algérienne aura à jouer un rôle primordial, son efficacité à produire et à vendre dépendra de la qualité de son organisation interne, c'est-à-dire de l'étendue et de la profondeur de la soumission de ses employés. Dans le rapport salarial, le pouvoir consistera essentiellement à obtenir la plus grande soumission possible au moindre coût. C'est pourquoi, le développement de l'économie dépendra désormais d'une main-d'œuvre instruite qualifiée et motivée. La question est de savoir comment peut-on passer d'une logique de commandement à une logique de marché ? De l'injonction politique à l'impératif économique ? Du contrôle des énergies à la libération des énergies ? Du clanisme au professionnalisme ? Mine de rien, qu'est-ce qu'un ministre ? « Ministre, personne qui agit avec un grand pouvoir et une faible responsabilité » nous dit Amboise Bierce dans le Dictionnaire du Diable écrit entre 1881 et 1906. *Dr. |
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