Il faut compter les minutes
qui restent et négocier quelques secondes supplémentaires de réflexion profonde.
Une course contre la montre avec l'angoisse de la page blanche qui vous troue
l'estomac - fort heureusement vide. Fatigué ou pas, sobre ou pas du tout, c'est
kif-kif abricot, on a juste 34 minutes pour torcher un avis sur le dernier et
puissant opus de Jean-Luc Godard et permettre ensuite au secrétariat de
rédaction du Quotidien d'Oran d'aller faire ses dernières courses pour le
Ramadhan. Donc il n'est pas venu. Donc on a vu son film sans lui. Donc va
falloir en parler, rendre compte, analyser, critiquer? Le livre d'Image? Drôle
de titre pour un film où le son fait plus sens que le collage d'images, actualités
et fiction mêlées. On commence par quoi ? Dire qu'à 87 ans, le maître de la
nouvelle vague pose la question fondamentale qu'on n'a jamais osé formuler
ainsi : «Les Arabes peuvent-ils parler ?». Pas la peine de se ruer sur le
dossier de presse pour pouvoir trouver des «éléments de langage». Ne le
saviez-vous pas, Godard a déjà fait son Adieu au langage. «Rien que le silence,
rien qu'un chant révolutionnaire, une histoire en cinq chapitres, comme les
cinq doigts de la main». C'est lui qui parle, voix chevrotante, texte bégayé,
interrompu, repris, haché, couvert par d'autres sons. Ouvrez bien vos oreilles,
si vous voulez voir le monde. «Les Arabes peuvent-ils parler ?» Bien sûr que
non. Ou alors ils peuvent toujours parler, personne ne les entend. Pro-palestinien,
pro-arabe Godard ? Bien sûr et son dernier film ne dit que ça mais là n'est pas
l'important.
Ce qui est essentiel c'est
qu'il souligne aux malentendants qu'il est pro-arabe que parce que là,
maintenant, les Arabes sont les victimes, les ceux qu'on n'entend pas. Images
de films et d'actualités, peintures. MGM et Al Jazeera. Magda dans Djamila
l'Algérienne de Chahine, et Chahine dans Gare centrale de Chahine. Sodome selon
Saint Pasolini, Jean Renoir et Johnny Guitare. Daesh
d'ici et maintenant et ses pères nazis d'hier et de toujours. L'Amérique vous
bombarde, bons baisers de l'Amérique. Entre la justice du plus fort et la
colère des plus faibles, un seul dénominateur commun la violence. Nature
violentée par les uns et par les autres, par choix pour les premiers, faut de
choix pour les seconds. Marilyn Monroe, Djamila Bouhired,
Ali Lapointe. Et les autres ? Puzzle d'images familières. Les gens qu'on ne
reconnaît pas sont-ils connus ? Peut-être que plein de choses nous ont échappé
dans ce Livre d'Image. Mais on retrouve nos repaires,
avec Albert Cossery et Une ambition dans le désert
citée au bon moment. Livre d'image comme un livre sacré, «même si rien ne
devait arriver de ce que nous avions espéré, cela ne changerait rien à nos
espérances» nous dit JLG. Montages d'extraits de films donc, et d'archives, et
de reportages télé, et de fragments de textes et de musiques, transfigurés
avant d'être assemblés. Un siècle d'images, un siècle d'histoires, notre
histoire en cinq chapitres comme les cinq doigts de la main. Cinq chapitres ou
plus, on aurait dû prendre des notes. «Archives et Morale», «Images et Parole»,
«La Terre», «Délivrance», «Les Fleurs entre les rails», «Heureuse Arabie»,
«Archéologies et Pirates», «Les Paradis Perdus»? «Il faut une vie pour faire
l'histoire d'une heure», nous dit Jean-Luc Godard dans son Livre d'Image,
sous-titré «Image et Parole». Avec à peine une demi-heure peut-on rendre compte
d'un film de Godard qu'on vient à peine de découvrir ? Chronique d'une critique
ratée. On a souvent du mal à parler des films qu'on adore...