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«I l était une fois»... Pourquoi l'homme (et l'enfant) aiment-ils entendre raconter ou lire des histoires? Dans une récente étude, plus «pédagogique» qu'il le pourrait paraître on propose non des réponses précises, mais des chemins neufs pour d'ultérieures recherches. A l'attentif affût de tout ce qui concerne la pédagogie de la lecture, la psychanalyse examine ici ce qu'elle peut apporter de lumière dans ce domaine mal connu: à un moment de sa vie tout enfant est le romancier de ses songes. Elle ouvre également d'intéressantes perspectives sur une approche nouvelle des œuvres romanesques. Toutes suggestions qui renforcent l'idée que lire pour le plaisir et faire lire nos enfants, c'est beaucoup plus qu'un divertissement, ou qu'une simple manière de culture littéraire, c'est littéralement apprendre à vivre à travers les fictions. On pense de plus en plus que ce n'est pas toujours dans les ouvrages de pédagogie que se trouve la pédagogie vivante. Il est des livres qui, marginalement ou peut-être essentiellement, nous proposent des réflexions fondamentales pour «l'institution» des enfants, des adolescents, des hommes. Ainsi, on s'interroge depuis plusieurs années sur «ce qui se passe» lorsqu'un homme est en proie à la lecture. Question absurde ou tellement vaste qu'il semble bien impossible d'y répondre autrement que d'une façon fragmentaire. Et l'on commence à bien connaître les éléments linguistiques et psycholinguistiques qui entrent en jeu dans l'acte de lire. La psychologie du comportement, la psychanalyse, les sciences modernes de la littérature et des textes nous apportent certes de très précieux renseignements. Et l'on n'a sans doute pas encore assez réfléchi sur les éclairages que ces données nouvelles apportent à la pédagogie de la lecture tant au niveau des préapprentissages et des apprentissages qu'à celui de la lecture des enfants et des adolescents d'une façon générale. Plus particulièrement encore on ne sait pas bien analyser ce qui fait qu'un enfant ou un jeune»entre» dans une histoire et par quels modes de représentations il transforme ces «êtres de papier» que sont les mots, en espaces peuplés de personnages; on ne sait pas non plus dire pourquoi certains enfants ne lisent jamais ou lisent mal. La lecture du dernier ouvrage de Marthe Robert, « Roman des origines et origines du roman»(1) semble apporter à ces questions, non pas des réponses précises et définitives, mais des éléments tout à fait neufs pour des explorations ultérieures. Elle part d'une interrogation: d'où provient ce que d'autres ont nommé les «pouvoirs du roman»? Comment se fait-il que les hommes (et les enfants) aiment par dessus tout entendre raconter ou lire des histoires? On peut à la rigueur déterminer en quoi réside le plaisir poétique ou la fascination théâtrale. Pour le roman, la difficulté essentielle provient du fait qu'on ne sait pas le définir:»Le roman est sans règles, ni frein, ouvert à tous les possibles, en quelque sorte indéfini de tous côtés.» Pour tenter de répondre à cette vaste question, Marthe Robert développe une idée qui semble relativement peu connue, en tous cas peu publique, de Freud. Au passage, elle nous aide à prendre conscience du fait que les apports de la psychanalyse, si importants au niveau de la connaissance de l'enfant pour les enseignants, le sont au moins autant dans des domaines apparemment plus décentrés comme la lecture. Elle donc expose comme Freud a montré que tout homme sans exception vit un moment de sa vie sur un mode romanesque:»Grâce à Freud qui l'a découverte à partir d'une rêverie éveillée qu'on pourrait appeler le folklore de ses patients,on connaît en effet,à mi-chemin entre psychologie et la littérature,une forme de fiction élémentaire qui,consciente chez l'enfant,inconsciente chez l'adulte normal et tenace dans de nombreux cas de névrose,se révèle si répandue et avec un contenu si constant qu'il faut lui accorder une valeur quasi universelle.» Cette forme de fiction, Freud la nomme»roman familial des névrosés» (Der Familienreuroman des Neurotiker) puis «roman familial» tout simplement. «Longtemps, écrit le psychanalyste, le petit enfant voit dans ses parents des puissances tutélaires qui lui dispensent sans cesse leur amour et leurs soins, en échange de quoi il les revêt spontanément non seulement d'un pouvoir absolu, mais d'une capacité d'aimer et d'une perfection infinies qui les placent dans une sphère bien à part, bien au dessus du monde humain. Puis «l'enfant-roi découvre que ses père et mère ne sont pas non plus les seuls parents en ce monde»,»il n'est plus l'unique aimé», etc.? «Obligé d'aller de l'avant sous peine de perdre le bénéfice de ses acquisitions,mais incapable de renoncer au paradis que malgré tout il croit encore éternel,il n'échappe au déchirement qu'en se réfugiant dans un monde plus docile à ses vœux, autrement dit en choisissant de rêver. C'est ainsi qu'il en vient à se raconter des histoires ou plutôt «une» histoire qui n'est rien d'autre en fait qu'un arrangement tendancieux de la sienne ,une fable biographique conçue tout exprès pour expliquer l'inexplicable honte d'être mal né,mal loti,mal aimé? L'imaginaire devient ainsi un véritable refuge. L'IMAGINAIRE CHEZ L'ENFANT Il se cultive. Pour le cultiver, il convient avant tout de lui fournir des aliments sains, propres à en élargir le champ:contes, lectures, poèmes appris par cœur? Tout en l'alimentant pour l'empêcher d'errer en «folle du logis», il faut la maintenir dans les limites normales, l'intellectualiser, l'idéaliser et la discipliner. Rappelons que l'imagination est la faculté de former des images. Son rôle fonctionnel serait de faciliter l'adaptation aux circonstances. On distingue deux sortes d'imaginations: l'imagination représentative ou mémoire reproductive d'images déjà perçues et l'imagination créatrice qui combine de nouvelles images. L'imagination enfantine est isolante, plus imitative que créatrice, et elle opère plus dans le plan de l'action que dans celui de l'intellect. On connaît les étapes de son évolution: elle part de stade de l'illusion complète (âge merveilleux), passe par celui de la fiction (âge romanesque) et celui de l'imagination pratique (âge positif) pour aboutir au stade scientifique (âge rationnel). Autrement dit, elle est d'abord accommodation à un monde irréel, celui-ci n'étant que peu à peu senti tel, avant d'être progressivement adaptation au réel. Le complexe oedipien constitue le principal moteur de ces romans familiaux dans lesquels l'enfant garde sa mère près de lui et s'invente un autre père, roi ou ogre, personnage puissant, et absent de l'univers réel L'enfant intervient activement, sur le mode phantasmatique bien entendu, dans les intrigues complexes et toujours claires qui se nouent ainsi. On pourrait presque dire que l'enfant, à un moment de sa vie, est le romancier de ses songes. Et on peut constater, en extrapolant légèrement, que toute adolescence est également vécue sur le mode de l'imaginaire refuge. Qu'il y ait là des passerelles pour passer de ces fictions vécues aux fictions proposées par les conteurs ou les romanciers il serait absurde de le nier. Pour revenir aux propos de Marthe Robert, il est très passionnant de voir comment elle relie à ces romans familiaux, les contes, tous les contes. «Quoiqu'il arrive dans les espaces fabuleux où le conte feint de s'égarer,il s'agit toujours de prouver par l'exemple d'un héros souffrant,pitoyable en raison même de sa jeunesse,en général c'est un enfant ou un adolescent, plus rarement un homme mûr,qu'on peut être infirme, difforme,mal né,mal aimé,torturé avec raffinement par un entourage inhumain et accéder néanmoins au pouvoir suprême,la royauté,symbole d'un bonheur parfait garanti jusqu'à la fin des jours?»On passe sur les analyses du père roi, de la mère fée, des frères ou des sœurs intercesseurs ou «traîtres».On pourrait même en combinant ces analyses et les données de la Morphologie du conte de Propp (2) arriver à une typologie presque exhaustive des contes. On y voit d'autres prolongements encore. D'abord le fait que l'enfant est parfaitement capable de dire ou d'écrire les contes qu'il vit de toute façon. Il le fera sans doute d'une manière réduite en ne prenant qu'un ou que quelques aspects de sa propre histoire. Et qu'en se racontant il se délivre dans une certaine mesure et, projetant sa fiction, assume plus pleinement le réel. Car, et c'est une seconde idée, loin de détourner l'être du réel, il semble que le conte y ramène. Lorsqu'André Breton disait que, dans le fantastique,il n'y avait que le réel,il disait déjà cela:» Dépayser pour divertir,mais aussi pour évoquer ce qu'il y a d'occulte et d'interdit dans les choses les plus familières,tout l'art du conte est là,dans ce déplacement de l'illusion qui consiste à afficher le faux pour obliger à découvrir le vrai», ou encore «les histoires à dormir debout sont de celles qui tiennent le mieux éveillé.» En fait, les histoires imaginaires que lisent ou écoutent ou racontent les enfants, loin de les détourner de la vie quotidienne et de leur proposer des évasions démobilisatrices, les ramènent au contraire à des conduites ancrées dans la vie. Beaucoup plus même que les récits soi-disant réalistes, les descriptions précises que seul un appareil scientifique peut sans doute maîtriser vraiment. L'ouvrage de Marthe Robert offre pour l'amateur de littérature et le professeur de lettres des perspectives d'une très grande fécondité. Dire par exemple que le grand romancier est celui qui revit perpétuellement son roman familial en le distanciant dans l'écriture mais sans jamais y parvenir tout à fait, c'est proposer des lectures tout à fait nouvelles. C'est aider à saisir que le vrai «plaisir du texte» est d'atteindre le moment où l'écrivain «s'écrit» littéralement contre lui-même, n'y parvenant jamais tout à fait. Ce qui s'accorde singulièrement avec tout ce que dit Roland Barthes dans le très important petit livre récemment publié sous ce titre «Le plaisir du texte»? (3) Mais,à un moment où certains s'inquiètent sur l'avenir du livre et de la lecture,à un moment où l'on sent bien que lire est autre chose qu'expliquer sempiternellement des morceaux choisis,le type de démarche présentée par l'ouvrage de Marthe Robert nous invite à voir d'une part,que les lectures de fiction devraient permettre à chacun de mieux se lire lui-même,c'est-à-dire de mieux se connaître,et, d'autre part,que la lecture n'est pas,ne peut pas être un acte passif,mais qu'il s'agit d'un acte créateur à tous les sens de ce terme. Nous sommes peuplés de personnages, d'espaces, de durées diverses:certaines œuvres nous permettent d'ouvrir encore les dimensions de notre prise sur le réel. D'autres nous renvoient des silhouettes déjà mortes et des espaces de cartes postales. On voit à quel point un trop grand nombre de livres pour la jeunesse entrent dans cette dernière catégorie. On ne parle pas des émissions qui manquent de bon sens diffusées quelquefois dans les programmes TV pour les jeunes, niaiseries infantiles d'êtres que leur propre «roman familial» ne trouble pas, tant ils y sont encore englués,et qui ne comprennent pas,comme certains éducateurs et enseignants,le sens provocateur du «Il était une fois» des contes,cette clef de toute lecture. Lire des romans,entraîner nos élèves à tous les niveaux à lire des romans pour le plaisir,savoir de temps à autre oublier le texte même pour mieux le retrouver à d'autres moments est beaucoup plus qu'un divertissement ou qu'une simple manière de culture esthétique et littéraire. L'enfant croit à l'existence de ce monde irréel qui lui cache le vrai. Les réalités font reculer les illusions:celles-ci ne seront plus subies, mais voulues; elles deviendront des fictions. L'enfant sent que son monde imaginaire lui échappe, mais s'y cramponne. (Succès des fictions d'Harry Potter). Dans ses jeux, l'enfant est heureux car il triomphe toujours alors que les réalités l'entravent. C'est pourquoi il désire prolonger cet état de choses et se réfugie dans ses chimères chaque fois que le monde le déçoit. Le jeu de fiction devient progressivement la rêverie romanesque qui, sous la pression du réel, cédera peu à peu la place au règne du positif sans jamais disparaître complètement. C'est littéralement apprendre à vivre à travers les fictions, pour mieux affronter les luttes que nous propose quotidiennement le réel. C'est mieux savoir également ce que nous sommes. L'évolution de l'enfance montre en effet, comme celle de l'humanité, que l'adaptation à un monde imaginaire, source d'enthousiasme, de poésie et de sécurité, doit précéder l'accommodation au monde réel, objectif et raisonnable. 1- Grasset 2- Seuil 3- Seuil |
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