Autour de quelques classiques du cinéma hollywoodien, Tarantino, le célèbre cinéaste américain, Palme d'Or pour Pulp Fiction, et par ailleurs grand cinéphile, discute avec quelques cinémaniaques algériens triés sur le volet. Aujourd'hui «L'Inspecteur Harry», premier du nom, 1971, réalisé par Don Siegel.

QUENTIN TARENTINO : « En 1971, je suis allé au cinéma voir l'Inspecteur Harry avec mes parents. A l'écran, Scorpion (Andy Robinson), un personnage inspiré du tueur du zodiaque qui a vraiment existé, débout en tireur embusqué sur un toit à San Francisco tient un fusil gros calibre braqué sur le parc municipal. Dans le viseur de la lunette se trouve un homo noir vêtu d'un poncho violet flamboyant. Ce qui est mémorable dans le tableau, c'est qu'on voit la scène proprement dite se dérouler à travers la mire du fusil de Scorpion. Poncho Violet retrouve un type du genre cow-boy hippie avec une moustache noire, qui ressemble drôlement au personnage de Dennis Hopper dans Easy Rider. Dans le film, on a une idée assez précise de ce qui se passe. Les deux hommes ne semblent pas être en couple; il s'agit assurément d'un rendez-vous amoureux. Le coco boy achète à Poncho Violet un cornet de glace à la vanille. Et sans qu'il y est le moindre contact physique entre eu, tout cela dans le silence complet, on constate que le rendez-vous se passe bien; On voit que Poncho Violet passe un agréable moment et que le cow-boy à la d'ennuis Hopper est sous son charme. Cette scène silencieuse est remarquable dans le sens où c'est sans doute la description de drague gay qui s'abstient le plus de tout jugement de valeur jamais présenté dans un film produit as un grand studio de Hollywood jusqu'alors. Et pourtant, en même temps, on la voit à travers la mire du fusil de Scorpion, le réticule visant directement Poncho Violet. Mais quand j'étais petit, comment pouvais-je deviner que ce gars en poncho violet était homo ? Parce qu'au moins cinq spectateurs ont dit tout en haut en s'esclaffant «c'est une pédale !». Y compris mon beau-père, Curt. Et ils riaient de ses manières, alors même qu'ils le voyaient à travers le viseur d'un dangereux tueur, tandis que la bande son de Lalo Schiffrin, une musique sinistre quoi disait : le tueur-a-une-victime-dans-le-colimateur. Mais j'ai senti autre chose dans ce cinéma plein d'adultes; Contrairement aux autres victimes du film, je n'ai pas eu vraiment l'impression que le public était particulièrement inquiet pour Poncho Violet. En fait, je dirais même que certains spectateurs voulaient que Scorpion le bute?»

MOHMAED LATRECH : «J'ai vu deux fois L'INSPECTEUR HARRY. À trente ans d'intervalle. La première fois c'était à Sidi Bel-Abbès, dans les années 80. Pas au cinéma, ni même à la télé, mais en VHS alors à la mode. C'était pour nous un film de Clint Eastwood que nous adorions depuis LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND. J'étais encore ado et je cherchai alors à jouer au dur. Ce justicier impitoyable me fascinait. C'est aussi pour moi un film inoubliable parce que mon ami Chérif - qui n'est plus de ce monde - aimait bien se moquer d'un copain flic du quartier, assez chétif, qui jouait au foot avec nous. Il aimait bien le chambrer en l'haranguant à tout bout de champ : «Allez Hallagan ! Bouge- toi Hallagan!». Ce «héros» américain est en fait intimement lié dans mes souvenirs, au bled, à Sidi Bel Abbès, à Chérif, au foot, aux matchs inter-quartiers. Trente ans plus tard, je le revois à Paris. Je suis un autre homme. Le film me fascine toujours. Pour d'autres raisons maintenant. Dès l'ouverture, Clint est époustouflant. Quelle beauté ! Il arrive à sublimer même la veste flanelle - terne - et la grosse cravate de bureaucrate qu'il porte. Avec ses lunettes noires, il est d'une beauté scandaleuse. Pendant les premières minutes, il marche, muet, on ne comprend rien à ce que l'on voit. Quelle créature ! Un des plus beaux acteurs de l'histoire du cinéma, avec une allure incroyable, il est autant dangereux que séduisant. On comprend tout de suite qu'il va faire un malheur, que ça va barder. Et on ne sera pas déçus. Le film est angoissant, on a l'estomac noué. Scorpion, le tueur cinglé, abat un innocent par jour et réclame une rançon dont le montant grimpe quotidiennement. La mise en scène est brillante, Don Siegel fait preuve d'une stylisation hors pair. L'expression, « cinéma art de l'espace» trouve une de ses plus éclatantes démonstrations dans ce film. San Francisco est hautement sublimé par des plans aériens sur ses rooftops, son légendaire pont, sa côte et ses bas-fonds. Siegel maîtrise également l'art du suspense à merveille et l'envoutante partition musicale de Lalo Shifrin (Mission Impossible) apporte au film une indiscutable plus-value stylistique. Mais est-ce que tous est réussi dans ce film ? Et bien malheureusement non. Car il bascule au troisième acte dans une veine réactionnaire manifeste. Sa critique des juges, du Droit, de la Justice, est caricaturale, digne des populismes d'extrême droite les plus décomplexées. Après la libération par les juges de Scorpion, le serial killer, le récit perd sa crédibilité, devient grotesque, obscène. Après L'INSPECTEUR HARRY, j'ai eu une furieuse envie de revoir l'INSPECTEUR TAHAR pour retrouver un peu de tendresse, une fois dans la Police et dans l'humanité».

Demain, un autre film de 1971, Orange mécanique de Stanley Kubrick...

(*)Les propos de Quentin Tarantino sont extraits de son livre «Cinéma spéculations» sorti cette année, un très beau recueil de textes que tous les cinéphiles devraient lire.

(**) Mohamed Latrech est réalisateur et documentariste. Il vient d'achever le montage de son très attendu documentaire sur Mohamed Zinet. Ce 9 juin 2023 Mohamed Latrech présentera en avant première à la Cinémathèque française, son dernier film Boudjemâa et la Maison cinéma, sur la vie et la carrière de l'ancien directeur de la Cinémathèque algérienne Boudjemâa Kareche, dans le cadre d'une journée carte blanche au documentariste. Au programme, en plus du documentaire, le film Roma Wala N'touma (2006) de Tariq Téguia (et en présence du cinéaste), et Archie Shepp chez les Touaregs (1969) de Ghaouti Bendeddouche.