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Corona en Algérie : entre statistiques et réalités

par Djamel Labidi

Il y a un point étonnant dans les statistiques officielles données quotidiennement sur l'évolution de l'épidémie du corona chez nous : le nombre de cas dits «confirmés» est relativement modéré mais le taux de létalité, c'est-à-dire le taux de mortalité des malades du Covid-19 est, lui, élevé. N'y a-t-il pas là une contradiction ? Quelle est sa signification ?

D'après les statistiques, ce taux de létalité est allé jusqu'à avoisiner les 10%. Il est à la date du 15 mai de 8% (1). Cela reste beaucoup. Certes, c'est largement inférieur, à la même date, à des pays où l'épidémie fait rage comme l'Italie (14%), la France (19%), l'Espagne (12%). Mais c'est supérieur au taux mondial (6,7%). Et c'est beaucoup plus, à la même date, que celui du Maroc (2,8%), de l'Égypte (5,2 %), qui ont pourtant un nombre de cas confirmés comparable ou proportionnel à celui de l'Algérie, ainsi que celui de la Tunisie (4,3 %) (2).

De telles données comparatives posent évidemment problème. Elles peuvent donner lieu à l'explication trop rapide d'un système de santé défaillant. Ce serait particulièrement injuste à l'égard d'un corps médical, dont tout le monde reconnaît la compétence, ainsi qu'à l'égard de l'ensemble des personnels de santé de notre pays et cela ne rendrait pas justice à l'immense dévouement dont ils font preuve.

Il est donc important d'essayer de comprendre ce taux, semble-t-il relativement excessif, et de faire de cette compréhension un moyen de lutter encore mieux contre l'épidémie. Mais avant de continuer, et pour être plus précis, appelons ce taux de létalité, taux de létalité «apparent» car il porte, faute d'un dépistage et de tests systématiques, sur les cas apparents dits «confirmés» par les établissements hospitaliers, et non sur l'ensemble des porteurs du virus, qu'ils soient malades ou asymptomatiques.

L'Algérie, le Maroc et la Tunisie

Le ministère de la Santé explique ce taux de létalité apparent élevé en Algérie par le fait que sont décomptés aussi les décès du Covid-19 survenus en dehors des hôpitaux, ce que ne feraient pas certains pays (3). Cela pourrait être une explication ou plus exactement une partie de l'explication. Elle gagnerait à être confirmée. Il faudrait dans ce sens donner séparément les chiffres des décès causés par le corona à l'intérieur et ceux en dehors des établissements hospitaliers, pour voir comment cela modifie le taux de létalité.

Mais les écarts sont trop grands pour que cette explication suffise. Cela voudrait dire en effet qu'en Algérie, les décès du corona hors hôpitaux seraient deux à trois plus nombreux que ceux à l'intérieur des établissements hospitaliers pour expliquer des écarts de 1 à 2 avec la Tunisie, de 1 à 3 avec le Maroc, et une fois et demi plus nombreux pour expliquer la différence avec l'Égypte. Ce qui n'est pas possible.

D'autre part, les systèmes de santé de l'Algérie et de ces trois pays ont très probablement des performances comparables. Les écarts de taux de létalité sont là aussi trop grands pour les mettre seulement sur le compte de conditions locales et d'un mauvais système de santé, même si ces éléments peuvent évidemment jouer un rôle. De la même façon qu'on ne pourrait expliquer les taux de létalité apparents extrêmement élevés, en Italie, en France ou en Espagne par l'état de leur système de santé.

Il reste alors à se demander s'il n'y a pas une mauvaise approche statistique de l'épidémie. On remarquera que l'analyse statistique de l'épidémie joue, partout, un rôle essentiel dans sa gestion. On ne peut alors que s'étonner qu'en Algérie, les statistiques relatives à l'épidémie soient présentées ainsi à l'opinion sans que ceux qui les établissent ne les accompagnent d'une réflexion sur leur signification. Le manque de réflexion sur le problème posé par ce taux apparent relativement élevé des malades du corona pourrait s'expliquer par une attention centrée surtout sur l'évolution du nombre de cas de personnes contaminées. Cette évolution aurait pu être considérée comme une donnée sensible politiquement et donc plus importante. Or, comme on le verra par la suite, cela va finir par obscurcir la perception du nombre réel de cas et donc d'une meilleure connaissance de l'évolution de l'épidémie.

Peut-être l'explication

On peut noter que les pays du Maghreb qui présentent les plus faibles taux apparents de létalité, Tunisie et Maroc, sont ceux aussi qui se sont livrés à un plus grand nombre de tests et donc à un meilleur dépistage : début mai, 2.479 tests par million d'habitants en Tunisie, 1.786/M au Maroc et seulement 148 tests/M en Algérie. On tiendrait peut-être là l'explication. Le Maroc et la Tunisie se sont livrés à ce qu'on appelle des tests «contacts», c'est-à-dire des tests qui sont faits à partir de chaque malade du coronavirus confirmé, sur ceux qui ont été en contact avec lui avant et après sa contamination. Ceci a le double avantage de casser la chaîne de contamination et de procéder au dépistage. L'explication serait donc que sont recensés aussi, dans les statistiques tunisiennes et marocaines, les porteurs du virus, se trouvant aussi hors établissement hospitaliers, qu'ils soient asymptomatiques ou malades, ce qui rendrait leur taux de létalité apparent plus proche du taux réel.

C'est ce qu'il faudrait faire aussi en Algérie et c'est ce qui apparaît désormais comme une nécessité partout : tester systématiquement, dépister. On aurait alors une meilleure vision de l'épidémie en même temps qu'on pourrait lutter plus efficacement contre elle. La nouvelle récente de l'inauguration d'une unité de production de tests va dans le bon sens.

De ce qui vient d'être dit, on pourrait donc conclure que le taux de létalité apparent, en Algérie, tel qu'il est présenté dans les statistiques officielles, est surestimé et loin du taux réel. Ce serait une bonne nouvelle en même temps qu'on aurait peut-être là un moyen indirect d'évaluer approximativement le nombre réel de personnes contaminées et donc de mieux gérer l'épidémie. Voyons cela.

Le nombre réel de contaminés

On sait maintenant, grâce à des dépistages systématiques faits par certains pays, comme la Corée du Sud, que le taux de létalité réel est de l'ordre de 2% (4), indépendamment des traitements à part les cas de morbidité, la maladie évoluant dans la quasi-totalité des cas d'elle-même vers la guérison, comme dans beaucoup de maladies virales. On peut donc supposer que si le taux de létalité apparent est supérieur à cette norme, c'est que le nombre de personnes contaminées l'est proportionnellement d'autant. Ou pour dire les choses autrement, si le taux de létalité apparent est surestimé, c'est que le nombre réel de contaminés est sous-estimé. En conséquence, si par exemple en Algérie, le taux de létalité apparent est de 8%, c'est que le nombre de personnes contaminées, malades ou asymptomatiques, l'est quatre fois plus (8% divisé par 2%). Comme le nombre de cas apparents dit confirmés était à la date du 15 mai de 6.629, le nombre réel de personnes contaminées serait alors, à cette date, de 26.516.

C'est tout à fait autre chose. C'est un «réservoir» bien plus important à l'extension de l'épidémie. On pourrait être amené à en sous-estimer l'ampleur à travers le décompte uniquement des cas «confirmés». On voit l'intérêt d'une telle approche. Il ne s'agit pas d'être alarmiste ou de dramatiser, mais de mieux connaître la réalité pour mieux la contrôler. Il est certain que les taux apparents extrêmement élevés de létalité en Italie, en France et en Espagne par exemple indiquent que l'épidémie est bien plus large que les chiffres de cas confirmés qui sont chaque jour donnés. Si on appliquait à ces trois pays la même méthode de calcul que précédemment, on pourrait, à la date du 15 mai, évaluer à 7 fois plus pour l'Italie le nombre réel de cas, c'est-à-dire 1.567.195, à 9,5 fois plus pour la France, c'est-à-dire 1.348.230 et à 6 fois plus pour l'Espagne, c'est-à-dire 1.381.098 cas en réalité (5). On constate donc l'étendue du «réservoir» susceptible de propager l'épidémie. On peut donc observer ainsi que, d'une façon générale, les pays qui ne procèdent pas à une politique de tests et de dépistage systématiques, se mettent en difficulté d'abord pour connaître les réalités de l'épidémie chez eux, ensuite pour la gérer et la réduire. Confiner ne suffit pas.

Une personne contaminée confinée diffusera l'épidémie dans son entourage. L'épidémie pourra certes être freinée mais pas stoppée sans parler évidemment des conséquences économiques et sociales du confinement.

Politiquement et socialement, une approche visant à la connaissance, même évaluée indirectement, même évaluée approximativement, du nombre réel des contaminés pourra bien mieux stimuler la vigilance aussi bien des autorités que de la population. Elle aidera mieux à la mobilisation, à la compréhension des mesures prises ou nécessaires. Elle peut servir grandement à la décision politique, à la gestion de la crise par les pouvoirs publics, notamment celle des équilibres entre périodes de confinement et de déconfinement, et du passage nécessaire à une nouvelle étape de lutte contre l'épidémie, celle de la généralisation des masques, du dépistage à grande échelle et de la multiplication des tests.

Tout ce qui a été dit ici n'est que simples observations, et parfois même simples hypothèses, soumises évidemment à l'erreur et nécessitant la critique. Le Covid-19 est une maladie trop nouvelle pour en cerner tous les paramètres et les données à son sujet sont en pleine évolution. Cette contribution a essentiellement pour but de convier à la réflexion collective sur un sujet essentiel dans la lutte contre l'épidémie, celui de la connaissance statistique la plus précise possible de son évolution.

Notes :

(1) Au 23 avril 2020, 4.154 cas confirmés et 432 décès soit un taux apparent de 10.3% de létalité. Au 15 mai 6.629 cas confirmés et 536 décès, soit un taux apparent de létalité de 8% (source site officiel du ministère de la Santé).

(2) Source statistique Wikipédia.

(3) 20 avril 2020, interview du ministre de la Santé sur la radio nationale.

(4) en Corée du Sud, où la multiplicité des tests peut donner une idée précise du taux de létalité réel, il est de 2,3% au 13 mai 2020.

(5) Source statistique Wikipédia.



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