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Quel compromis historique pour le Hirak ? (Suite et fin)

par Fouad Hakiki*

Notre société, notre économie autant que notre champ politique sont d'inégal développement ; tantôt, l'un prend le pas sur les autres, tantôt, un second régresse traînant les autres avec lui ou décroche laissant les autres tourner en roue libre. Et il y a des moments où, par une conjonction de facteurs, une accumulation des contradictions, ces trois pans se trouvent synchrones ; et tous les possibles sont ouverts. Ces moments jalonnent l'histoire du pays, constituant des dates charnières auxquelles l'on se réfère. Des plus importantes, nous avons celle de l'émergence du mouvement national, du déclenchement de la révolution, du recouvrement de l'indépendance, des explosions populaires du 5 octobre 88 et 12 février 2019. De chacune, l'on ne peut «rendre compte» qu'en les inscrivant dans des cycles où chacun de ces pans joue un rôle primordial sans qu'aucun d'eux ne soit plus déterminant -à l'intérieur de chaque cycle- que l'autre.

La «révolution du sourire» est venue pour clore le cycle ouvert par le chamboulement introduit par les révoltes du 5 octobre -libéralisme multipartiste, séparation des prérogatives présidentielles de celles du chef de gouvernement, indépendance de la Banque centrale, ouverture économique au privé, libertés de la presse, etc. Le trait saillant dans ce cycle est la sortie de la mouvance islamiste de la clandestinité ; ce qui a permis un essaimage du territoire national par les différentes formations politiques et associations (plus ou moins caritatives) liées organiquement à cette mouvance ; et cela s'est vu amplifié par le passage de l'antenne de télévision à la parabole, l'ouverture du petit écran sur le monde extérieur avec les chaînes satellitaires (de tous genres), un déclic des consciences s'opérant, éloignant les Algériennes et Algériens du monde clos, de l'économie autarcique et des discours nationalistes creux et manipulateurs. Une gestation -car il fallait digérer, intérioriser les nouveaux schémas, modes de penser et de vivre- s'imposa. La décennie noire, paradoxalement, et du fait du confinement imposé par l'état de siège, a accéléré cette gestation ; les Algériennes et Algériens, dans leur grande majorité, optaient déjà pour «Lâ dawla askariya wala Lâ dawla islamiya».

Une régression du champ politique est survenue. Nous étions perdus. Aucune option ne pouvait avoir l'adhésion de larges couches de la population. Et nous sommes entrés dans un entre-deux : ni capitalisme, ni socialisme ; ni hégémonie ni alternance ; ni démocratie ni dictature. L'économie s'est mise en branle, laissant derrière elle une société de plus en plus fragilisée et un champ politique de plus en plus fragmenté. Ni les mouvements sociaux ni les joutes politiques n'ont pu avoir d'échos. Le trait saillant de cette deuxième phase du cycle est l'alliance de la bourgeoisie d'État (civile et militaire) avec la bourgeoisie d'affaires. Et l'aggravation des maux sociaux, du chômage, de la détérioration du pouvoir d'achat ainsi que du climat des affaires (tant pour les petits entrepreneurs et commerçants que pour les partenaires étrangers), etc., s'est approfondie. L'utilisation de la «sur-rente» -comme on dit «surprofit»- à des fins politiciennes (l'achat de la paix sociale) à travers l'ouverture de grands chantiers (logements, autoroute, eau, éducation, formation professionnelle...) n'a que démultiplier les foyers de contestation et de frustration; foyers qui, avec le passage de la parabole à la Toile (et les téléphones portables), ont trouvé des lieux d'expression et d'organisation libres. Aussi, à la fin de cette phase, il était naturel que la «société» prenne le dessus. Le Hirak est né.

Ce «compte-rendu», plus impressionniste qu'analytique (mais il ne faut pas oublier ce que disaient Freud sur les «mots d'esprit» ou la psychopathologie et Baudrillard sur les «signes»), vise à planter le décor afin d'insérer le présent dans la moyenne-longue période (voir notre première partie) et immédiatement d'appeler à se tourner résolument vers l'avenir. D'où l'idée de l'ouverture d'un nouveau cycle avec la «révolution du sourire». En somme : de scruter l'inédit dans le présent afin que celui-ci ne soit pas qu'une «répétition» du passé -et la répétition (en analyse) est mortifère. Un exemple : la mouture de l'avant-projet (de la révision) de la Constitution. Telle qu'elle est présentée, elle ne peut répondre aux attentes du mouvement populaire pacifique du Hirak. Elle est dans la «répétition» ; elle vise en effet (de façon globale et non dans les détails) à parer aux dysfonctionnements de la gouvernance verticale autoritaire. Cette mouture n'intègre pas à la base même de l'édifice institutionnel : la «société», l'expression populaire à travers ses représentants locaux (élus, syndicats, organisations professionnelles, associations, etc.), soit une dose de la gouvernance horizontale démocratique.

Ainsi, pour illustration, le Sénat qui est, par définition, l'émanation des représentants des collectivités territoriales, n'est perçu que du point de vue de son maintien ou non, du point de vue de la composition du tiers présidentiel, du point de vue de l'équilibre des pouvoirs entre l'Exécutif et le Législatif (dans la production des lois et règlements) mais en aucun cas : comme un contre-pouvoir car issu des élus locaux ! Aussi, la question, plus générale, de savoir comment renforcer le démocratie locale -au niveau des APC, des APW (voire même au niveau de regroupements de wilaya, des assemblées dites régionales à l'heure où l'Algérie s'achemine à près de 50 millions d'habitants- et ce, sans tomber dans aucun fédéralisme), du comment insérer ces assemblées ou les réseaux d'associations et autres organisations du processus démocratique d'en bas dans l'édifice institutionnel, cette question n'a même pas effleuré l'esprit des commanditaires de la révision et... leurs experts !

Cette myopie où la «société» est dans les angles morts est commune tant aux gouvernants qu'à une grande frange de l'intelligentsia algérienne dont en particulier certains économistes (qui «conseillent» et donc occupent les plateaux et les colonnes des médias). Ces derniers -qui recommandent la dévaluation, qui justifient le financement non conventionnel, qui donnent la priorité aux réformes structurelles- récitent les schèmes et cadres conceptuels et analytiques de l'économie standard et ânonnent les prescriptions de politiques publiques émanant des organisations internationales (Banque mondiale, FMI, OCDE...). Sans s'interroger sur la fiabilité des données chiffrées, la friabilité des équations ou la robustesse des modèles économétriques, ou sur les pratiques de gestion et de gouvernance des entités économiques, ou sur la réalité concrète de l'économie algérienne. La pandémie du coronavirus Covid-19, par exemple, a mis à nu une réalité sociale : 2.500.000 familles nécessiteuses, soit environ 10 à 11 millions d'Algériens : le quart de la population ! Quel sera leur avenir avec ces conseils et recommandations ?

Et avec le fonctionnement de l'économie globale algérienne imbriquant une économie officielle (celle des comptabilités nationale et publique, issues pour une grande part de la fausse-vraie comptabilité privée) et une économie souterraine (dont le «secteur informel» n'est que l'iceberg), quelles politiques financières ou monétaires ou quelles institutions (organes, agences, banques...) sont à mettre en œuvre pour (non de l'inclusion -un vœu pieux- mais) de leur harmonisation ? Pour éclairer le sujet : l'Italie, citée par le président de la République sur le dossier libyen (dans son 4ème entretien du 1er mai). Dans ce domaine, elle est un cas d'école : l'on estimait le poids de son économie souterraine à plus de 40% (et celle enregistrée dans sa comptabilité nationale à 60%). Les gouvernements successifs ont mis plus de deux décennies pour intégrer la seconde dans la première en prenant des mesures drastiques de contrôle des revenus, des patrimoines, des comptes bancaires de chaque ménage, entrepreneur, prestataire de services... Ce contrôle, nous autres Algériens, l'on ne peut l'imaginer : pour chaque achat chez le boulanger (un pain ou croissant ou bonbon...) ou chez l'épicier (un litre de lait, une bouteille de limonade, etc.), ces commerçants sont dans l'obligation de délivrer un ticket de caisse (sous peine d'amendes) afin que toutes les opérations de vente soient enregistrées dans les comptabilités et donc assujetties au fisc ! De même les ménages : leurs différentes rémunérations et leurs dépenses (en acquisitions immobilières, foncières...) tant sur le territoire qu'à l'étranger sont passées au peigne fin du contrôle fiscal tatillon.

Ce saut qualitatif d'harmonisation de l'économie -car la loi de la Républiques est une ; et l'on ne peut faire deux poids et deux mesures- n'a été possible que parce que l'Italie dispose outre de ressources humaines compétentes et d'instruments institutionnels légitimes, de l'adhésion des populations pour ces opérations de «mains propres». De ces ressources humaines, relevons toutes ces armées décimées sur tout le territoire : les fonctionnaires du Trésor, du contentieux, du cadastre (et des hypothèques)..., avec l'appui des organisations professionnelles : comptables, experts-comptables, huissiers, avocats d'affaire et du patrimoine, etc. Ces dernières organisations sont l'expression de la société civile, jouent un rôle de contrôle a priori et constituent un chaînon de la gouvernance horizontale démocratique. Sans l'engagement civique de tous, l'économie souterraine italienne aurait fait des ravages jusqu'aux ressorts des économies mondiale et européenne.

Promouvoir la dévaluation ou le financement non conventionnel, c'est faire fi de l'indépendance de la Banque centrale. Une indépendance qui était acquise les deux premières années de l'indépendance puis remise à l'ordre du jour après octobre 88. Une indépendance qui pose en vérité un problème plus général, celui (abordé ici même il y a une douzaine d'années) de la «diffraction de la puissance publique». La mouture de l'avant-projet proposé au débat n'effleure pas ce sujet. Si la Banque centrale en tant qu'autorité monétaire (car prêteur en dernier ressort) est le 4ème pouvoir, son contrôle est statutairement à la charge des instances élues de la gouvernance verticale autoritaire ; ce qui n'est pas de même d'autres «organes». Nous avions déjà cité les Agences «civiles» -cinq viennent d'être créées récemment- et les Agences «militaires» (dont, par exemple, ces Directions issues du démantèlement de l'ex-DRS). Aucune d'entre elles n'est soumise au contrôle parlementaire (comme dans les autres démocraties). A telle enseigne qu'il aurait fallu des enquêtes de justice récentes -prenons le cas des agences foncières- pour révéler les dossiers de la corruption. Comment est-ce réglementairement possible ? Pourquoi aucun organe aux attributions administratives d'audit, de surveillance et de contrôle n'a dévoilé le pot aux roses ? Car il n'y a pas de contre-pouvoirs. Peut-on continuer ainsi ? Comment la nouvelle Constitution va-t-elle parer à ces dysfonctionnements générés par la diffraction de la puissance publique ?

Des contre-pouvoirs nécessaires aussi pour mettre fin à la fausse-vraie comptabilité, à double comptabilité -«fiscale» et «réelle»- des entreprises, banques et assurances privées nationales, de cette économie grise (un orteil dans l'économie officielle) qui constitue l'ossature de l'économie souterraine. L'armée de fonctionnaires du ministère des Finances ne peut la juguler malgré tous les contrôles et vérifications possibles car la connivence des comptables, des experts-comptables... et même des banquiers primaires est là. Si nous avions inscrit dans la loi la possibilité pour les «élus», les comités d'entreprises (des banques et des assurances) et leurs syndicats d'engager annuellement une contre-expertise économique et financière pour la validation des comptes (et bilans), une grande partie du problème aurait été résolue. Ce n'était pas le cas hier, et ce n'est toujours pas le cas aujourd'hui. Or, c'est là un autre pan de la gouvernance horizontale démocratique.

Depuis le 12 février 2019, un chamboulement émanant de la base de l'édifice institutionnel a ébranlé le cours de notre histoire en accélérant le processus de transformations des règles et pratiques de la gouvernance et de l'exercice du combat politique pour l'alternance (au pouvoir). Cet acquis a fait du Hirak, et ce jusqu'au nouveau Préambule de la Constitution, une référence historique obligée. Certes, le Hirak c'est nous, à 80%, du moins à une majorité écrasante ; et sans cette majorité, le Hirak n'est rien ; comme sans le Hirak, point de débat sur notre avenir. Et il est, pour le moins surprenant, que l'on propose de renforcer l'indépendance de la justice (le 3ème pouvoir) ou des médias (le 5ème pouvoir) quand en même temps l'on produit un arsenal juridique de répression mettant en porte-à-faux tant les magistrats que les journalistes. Nous aurons peut-être la plus belle Constitution de notre histoire mais les pratiques actuelles effectives de l'exercice des pouvoirs laissent perplexe. Car comment croire aux libertés individuelles et collectives quand tant de prisonniers politiques et d'opinion croupissent dans les prisons... et que des arrestations et des mises en détention provisoire -prolongée indéfiniment- s'opèrent ? Si l'on joignait les actes aux mots, en actant aujourd'hui ce que l'on promet pour demain ?

*Économiste



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