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La science asservie

par Mohamed Mebtoul*

Il est si facile de culpabiliser les patients atteints de maladies chroniques étiquetés «d'indisciplinés» peu scrupuleux dans le suivi de leurs traitements, s'accommodant de boissons sucrées, en oubliant de focaliser son regard sur le fonctionnement douteux de l'entreprise multinationale Coca-Cola.

Nous référant à un article très documenté paru dans le journal Le Monde du 10 mai 2019, le journaliste dévoile à l'appui de chiffres et d'entretiens, le scandale de pseudo-recherches menées par des experts chargés plutôt de disculper la firme Coca-Cola et ses filiales, invoquant l'absence de risques d'obésité dans la prise de boissons sucrées. Il suffit pour ces chercheurs gracieusement rémunérés d'opérer un glissement judicieux en recommandant aux malades chroniques de se plier uniquement à l'activité physique, et tout ira pour le mieux dans le «meilleur du monde», celui de la rapacité financière, faisant de la santé un véritable marché mondialisé où tout doit se vendre et s'acheter au détriment de la personne. Le capitalisme en perpétuel renouvellement mobilise le management «participatif» qui suggère dans ses présupposés la responsabilité totale de l'individu, tant dans le déploiement de ses projets professionnels que de sa santé, comme s'il était un électron libre dans un monde «parfait» qui ne lui voudrait que du bien !

Des recherches captées

Inversons le débat pour observer que la marchandisation de la santé est bel et bien une réalité quotidienne (Rainhora, Burnier, 2001). Elle permet aux entreprises multinationales, dont Coca-Cola, de s'impliquer activement et financièrement dans le monde de la recherche. Le but est de contourner leur responsabilité dans l'augmentation des malades chroniques. Pour relativiser les risques réels des boissons sucrées, il suffit d'asservir la science pour les besoins de la firme Coca-Cola. Le chiffre astronomique de 8 millions d'euros a été octroyé en France depuis 2010 par Coca-Cola à «des experts, à des organisations médicales, mais aussi sportives ou évènementielles». Pour opérer ce maquillage «scientifique», Coca-Cola va frapper à la bonne porte. Il capte des experts «légitimes », faisant autorité dans leur spécialité, pour cacher les dangers des boissons sucrées, à savoir les nutritionnistes, les diététiciens et les médecins du sport.

Interrogée par le journaliste du monde, France Bellisle, directrice de recherches honoraire à l'Institut national de recherche agronomique, explique «avoir été démarchée par Coca-Cola pour rédiger un article sur le rapport entre la consommation de boissons sucrées et le poids (conclusion : il n'existe pas «nécessairement» de relations causales)». La psychologue dit avoir été rémunérée 2000 euros pour cette mission. Son article intègre un ensemble publié en 2011 dans un numéro hors série des Cahiers de nutrition et de diététique, une revue spécialisée destinée aux professionnels du domaine. «L'éditorial («A la découverte des boissons rafraîchissantes sans alcool») inaugurant ce numéro entièrement sponsorisé par la multinationale, était signé par le département «nutrition» de Coca-Cola en France».

Coca-Cola invite en outre des conférenciers ciblés qui peuvent avoir une influence auprès des professionnels de santé et des malades. L'intervention est rémunérée entre 700 et 4000 euros pour défendre la «bonne» cause de l'entreprise ou tout au moins indiquer que les boissons sucrées ou celles qui ont été dénommées «light» seraient loin d'être nocives pour la santé. Or, l'Inserm (France) a au contraire montré, dès 2013, un risque accru de diabète chez les consommateurs de boissons light.

Le silence autour des articles financés par Coca-Cola

L'opacité concernant les articles financés par Coca-Cola, semble encore plus radicale. Le journal Le Monde indique que «sur 389 articles parus dans 169 revues, la firme n'en nommait que 42 (soit moins de 5%)». Autrement dit, «l'ampleur de la participation de Coca-Cola n'est toujours pas connue», selon la conclusion des auteurs de l'article paru dans la revue «European Journal of Public Heath». La firme multinationale ne ménage pas «ses effort de financement» des activités de nutrition et de l'activité physique, estimé à 7, 8 millions d'euros en France. Plus grave encore ! Les projets de recherche sont soumis par ses soins et sous son contrôle à l'Institute for European Expertise in Physiology (IEEP), «numéro deux des dépenses de recherche de Coca-Cola, qui a reçu 720.000 euros durant la période 2010-2014 pour, une fois encore, une recherche portant sur les édulcorants intenses». Et comme il était prévisible, la violence de l'argent balayant tout sur son passage, l'article concluait sans états d'âme, à l'absence «d'effets de la consommation de boissons gazeuses sur la sensibilité à l'insuline ou la sécrétion de cette hormone qui régule la quantité de sang». Tout peut s'acheter «normalement» sans que l'on ne trouve rien à redire ! Le statut de professeur passe au second plan face à la puissance financière de Coca-Cola. Le journal Le Monde ajoute : «l'endocrinologue Fabrice Bonnet était l'investigateur principal de cet essai mené au CHU de Rennes». Le journaliste lui pose la question : «Coca-Cola a-t-elle un droit de regard sur les conclusions » ? Le professeur répond : «Bien sûr qu'ils ont regardé les conclusions», concède-t-il. Il précise : «On sait que les résultats leur appartiennent». Il se dit tout de même «un peu surpris» par le choix d'un échantillon réduit de 60 sujets et le coût excessif du projet de recherche estimé entre «200.000 et 300.000 euros». Entre l'hôpital public et le fantomatique institut européen d'expertise vient s'intercaler une société commerciale détenant un chiffre d'affaires de 1,3 millions d'euros en 2014, assurant la médiation entre «groupes industriels et le monde académique». Il fallait un facilitateur pour instrumentaliser le savoir capté comme il se doit, par Coca-Cola, devenant le maître du jeu dans l'orientation du projet de recherche. Les résultats ne peuvent qu'appuyer ses affirmations : «Ne vous inquiétez pas ! Les boissons sucrées ne sont pas aussi risquées qu'on veut bien le dire, pour notre santé».

Inverser la responsabilité

Dans le cas présent lié à l'imbrication de l'entreprise Coca-Cola avec les institutions publiques de santé, il semble important de méditer les relations souvent idéalisées à l'extrême entre les entreprises multinationales et les universités, qui sont loin d'être innocentes. Le terme de partenariat public-privé prête souvent à confusion, d'où l'importance de le décrypter de façon rigoureuse, à l'aune de ses enjeux financiers, en dévoilant ce qui se joue dans les tractations invisibles entre les deux partenaires. On feint «d'oublier» que dans un monde profondément inégal, la marchandisation brutale et sans concession des produits nocifs, en particulier les boissons sucrées, envahissent de façon offensive nos sociétés.

Arrêtons de nous braquer de façon inconsidérée sur la responsabilité des malades fortement infantilisés. Suffit-il de valoriser uniquement une éducation sanitaire des patients, centrée sur les médicaments ? Ce qui fait la part belle aux laboratoires pharmaceutiques, dans le but, dit-on de façon très paternaliste, de «responsabiliser» les patients chroniques, en sachant pourtant que le mal n'est pas totalement en eux. Ils sont pris dans un engrenage déployé par les firmes multinationales qui déversent librement des produits sucrés sur la scène sociale, n'étant pas sans incidence sur l'accroissement des malades chroniques. L'éducation sanitaire mobilisée de façon linéaire «au profit» des patients mériterait une remise en question sérieuse. Celle-ci permettrait de montrer que d'autres acteurs institutionnels pourraient aussi être concernés par un processus éducatif plus complexe qu'on ne l'imagine, en écoutant attentivement ce que signifie le mot souffrance chez les patients chroniques. Ils sont en effet confrontés à des trajectoires de la maladie éclatées, tortueuses et fragilisées en l'absence de médiations socio-sanitaires autonomes et incrustées dans la société (Mebtoul, Tenci, 2014). La prise en compte des histoires singulières de malades chroniques, usant de mots significatifs pour dire leurs maux, est pourtant essentielle dans tout processus éducatif. Ceci pour montrer que la sensibilisation assurée de façon scolastique aux patients a ses propres limites. Elle oublie que les patients chroniques assurent un travail médical invisible et socialement non reconnu (Strauss, 1992). Ils tentent dans l'incertitude et dans des conditions socio-sanitaires difficiles de réguler leur mal chronique dans un environnement social peu propice à la santé, plutôt incitateur dans l'outrance et l'extrême, pour consommer des produits alimentaires néfastes et des boissons sucrées. Qui est donc le véritable responsable du mal ?

*Sociologue

Références bibliographiques

Le journal «Le Monde», 10 mai 2019

Mebtoul M., Tenci, 2014, (sous la direction), Vivre le handicap et la maladie chronique. Les trajectoires des patients et des familles, Oran, Editions GRAS.

Rainnhora J.D., Burnier M.J., 2001, (sous la direction), La santé au risque du marché. Incertitudes à l'aube du XXIe siècle, Paris, PUF.

Strauss A., 1992, La trame de la négociation, sociologie qualitative et interactionnisme (textes présentés par Bazanger I.), Paris, L'Harmattan



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