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72ème édition du festival de Cannes - Toute la beauté de la misère du monde

par Notre Envoyé Spécial À Cannes : Tewfik Hakem

Du Brésil au Sénégal, en passant par Alep, un condensé de toutes les violences du monde contemporain dans les films projetés dans une bulle ultra-sécurisée : c'est Cannes !

Et si on sortait de notre pré carré maghrébin, arabo-berbéro-machin, pour aller voir ce qui se passe dans le reste de la planète ? «Donner à voir le monde au monde sur le plus bel écran du monde». Non seulement le Festival reste fidèle à sa devise, mais de plus en plus, il nous fait sentir qu'on est peut-être dans une des dernières bulles épargnées par les violences du monde contemporain..., au prix d'un quadrillage militaro-stricte de la Riviera et d'une programmation de qualité que seule la mauvaise foi des vieux festivaliers blasés peut remettre en question.

Commençons par la France puisqu'on y est. Le film de Ladj Ly «Les Misérables», qui nous plonge dans la misère d'une banlieue sensible (comprendre un ensemble de vieil HLM habité par des noirs, des arabes et ceux qui sont aussi pauvres qu'eux), est un grand film. D'une part, parce que contrairement à ce qui a été dit et redit, le film a peu de chose à voir avec «La Haine», le manifeste Benetton-hip hop réalisé en 1995 par Mathieu Kassovitz et plutôt tout à voir avec les meilleurs films de Spike Lee où le coup de poing mémorable de feu John Singleton qui avait grandement secoué la croisette il y a à peine 28 ans (oui, déjà !), avec son implacable «Boyz'N'the Hood».

Les boys de Montfermeil sont des adolescents de moins 16 ans qui vont tout brûler à la fin du film, dans une incroyable scène d'émeute urbaine intelligemment située dans les escaliers d'un immeuble pourri de la cité. Les gamins sont de la génération PNL drone and I Phone, et s'ils font éclater tous les ordres établis, aussi bien les officiels (flics, mairie) que les officieux (intégristes, dealers), ce n'est jamais au nom d'une révolte pour une vie moins humiliante au quotidien ou pour esquisser les contours d'une révolution émancipatrice, mais plutôt, selon une logique glaciale, d'un nihilisme d'époque. En donnant à chacun de ses protagonistes le droit d'échapper à toute forme de classification ethno-sociale, le réalisateur Ladj Li tisse une fresque universelle et diablement d'époque. Misérables, peut-être, mais jamais martyrs, plutôt mourir. Ce grand film a en outre la classe de ne jamais se prendre pour tel.

Autre premier film en compétition officielle, peut-être moins abouti au niveau stylistique mais tout aussi fort et original, «Atlantique» de Mati Diop, qui est la nièce du grand cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty. Sur un sujet archi-rabattu, celui des harraga et de la crise migratoire, la jeune cinéaste opte pour un point de vue original, celui des filles et des femmes qui restent à Dakar quand leurs amants, fiancés ou frères tentent de rejoindre l'Espagne en pirogue. On s'attendait à un film social, on a droit à une incroyable romance d'amour torride doublée d'un film policier fiévreux, finissant le plus surnaturellement du monde dans un film fantastique habité par les fantômes des disparus. Toute la misère du monde ultracapitaliste d'aujourd'hui contre toute la beauté des jeunes de Dakar. Il faut vraiment être de mauvaise foi, ou alors tout simplement critique de cinéma, pour reprocher à la jeune réalisatrice franco-sénégalaise d'avoir fait appel à des actrices et des acteurs, certes non professionnels, mais d'une beauté à couper le souffle et à réveiller tous les sens qu'on croyait éteints à jamais...

Autre film à charge qui tombe à pic, «Bacurau». Ce puissant film brésilien réalisé par Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles se déroule dans un village situé à l'intérieur du Brésil. A Sertão, bled qui porte un nom d'oiseau de nuit, les habitants paisibles et très pauvres doivent affronter l'intrusion vicieuse d'un groupe de touristes américains armés et arrogants venus pour un safari d'un type très particulier. Le film qui mélange avec tout autant de malice les genres (western, fantastique) place l'urgence climatique dans une perspective sociale.

A propos de western, revenons au Maghreb et donc au film marocain «Le miracle du Saint Inconnu» de Alaa Eddine Aljem, projeté en compétition dans la sélection ?Semaine de la critique?. On peut résumer vite fait l'histoire: un jeune homme poursuivi par la police enterre un butin en improvisant une tombe, quelque part au milieu d'un désert. A sa sortie de prison, voulant récupérer son sac plein de billets volés, le jeune homme découvre qu'on a érigé un mausolée autour de la fausse tombe. Le mausolée du Saint Inconnu, donc, qui va donner naissance à un pittoresque village ayant poussé comme un champignon au beau milieu du désert...

Alaa Eddine Aljem tente dans son premier long-métrage de fiction une fable burlesque à la manière des films foutraques du Finlandais Aki Kaurismäki, mais comme intimidé par son propre culot, il n'arrive jamais à aller jusqu'au bout de son audace. Au mieux, le film est une sorte de Bagdad Cafémarocain, ce qui n'est pas certes un compliment. Sans être réussi, le film n'est jamais déshonorant pour autant, et son acteur principal Younes Bounab est suffisamment bon pour devenir un sérieux concurrent à Nabil Assli dans la catégorie des beaux bruns du cinéma maghrébin. La concurrence est rude, camarade Nabil, vite, reprends le sport !

Enfin pour terminer, un film que nos radars n'avaient complètement pas du tout repéré «For Sama» de la journaliste syrienne Waad al Kateab et le britannique Edward Watts. Chronique d'une révolution qui a très mal tourné aurait pu être le sous-titre de ce bouleversant documentaire projeté en hors compétition. Au départ, le journal vidéo de la jeune et belle journaliste, Waad al-Kateab qui, en 2011, filme ce qu'elle croit être le début de la fin de la dictature syrienne. Nous sommes à Alep et le soulèvement pacifique contre Bachar al-Assad va vite virer à la boucherie. Waad reste sur place malgré les suppliques de sa famille, résiste avec les gens d'Alep et se marie avec un médecin tout aussi investi par la révolution des Syriens libres. La journaliste continue à faire son métier quitte à se mettre en péril tous les jours, quand son mari médecin prend en charge les blessés des bombardements et les malades oubliés d'Alep, en aménageant dans des bâtiments anonymes des hôpitaux de survie car les vrais hôpitaux sont bombardés par l'armée du dictateur fou.

Même quand Waad tombe enceinte, elle ne lâche pas la caméra. Bien au contraire. Elle continue de filmer pour sa fille, Sama. Pour qu'un jour, elle sache ce qui s'était passé à Alep, peut-être aussi comme une demande de pardon d'être restée avec son mari alors qu'ils auraient pu trouver refuge ailleurs. On vit l'horreur au jour le jour dans ce film et dans cette ville bombardée par le régime d'al-Assad et de son allié russe. L'horreur de la guerre et aussi le bonheur de s'aimer sous les bombes, de résister plutôt que de se rendre, de donner un sens à la vie pour conjurer la mort. Ce que le film dit de terrible est que la caméra n'est plus une arme comme on le pensait jadis, au siècle dernier. Même envoyées au monde entier, les images des habitants d'Alep sous les bombes captées par la caméra de la réalisatrice syrienne, loin de faire bouger la fameuse communauté internationale, n'ont fait que banaliser la guerre. Comme si les images du réel de la boucherie de l'armée du dictateur, cinq années de massacres et destructions, se fondaient avec les images virtuelles qui alimentent nos tuyaux et nos écrans, sans pour autant troubler nos consciences.

Il y a par ailleurs dans ce film des plans réalisés au drone d'une terrifiante beauté, la ville d'Alep détruite vue du ciel et la caméra qui suit la réalisatrice qui avance seule dans les décombres. C'est l'horreur absolue et c'est très beau en même temps. Esthétique de la guerre ? Beauté de la fin du monde ? Pas du tout, mais une déclaration d'amour à une ville, un pays, à la vie, à la mort. Ce pays que les protagonistes de ce documentaire ne quitteront que contraints et forcés par les Russes et après que le dernier patient de l'hôpital clandestin a été évacué.

A Cannes, sur le tapis rouge, les deux co-réalisateurs Edward Watts et Waad al- Kateab, ainsi que le mari de Waad, le docteur Hamza al-Kateab, héros au sens premier du terme avant d'être le héros du documentaire, font la montée des marches en tenue de soirée comme l'exige le protocole du Festival. Les yeux rougis de larmes, ils sont mitraillés cette fois par les flashs des photographes. Soudain, ils soulèvent trois panneaux formant la phrase «Stop Bombing Hospitals» (Arrêtez de bombarder les hôpitaux). Comme si à Cannes, ils se remettaient à croire au pouvoir des images.

Le lendemain, les jolies filles originaires d'Algérie du film «Papicha» profitent du photocall pour s'afficher avec les badges portant les slogans du hirak, «Yatnahaw ga3» et « 2ème République ». Malgré la fatigue cannoise, on peut encore distinguer ce qui relève de l'engagement politique sincère et ce qui appartient au marketing opportuniste.



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