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La révolution populaire à l'épreuve des tentatives de dévoiement

par Benabid Tahar*

Toutes les manœuvres et ruses pour dévoyer le mouvement, y semer la zizanie et la division, ont buté sur la persévérance des citoyens. Le cantonnement, offusquant, dans les dispositions constitutionnelles ne sert que le recyclage d'un système banni, à jamais, par le peuple dans son entièreté.

La revendication citoyenne est d'une parfaite limpidité. Elle est irréfragable et s'exprime avec force. Il est absolument vain de l'ignorer, de vouloir l'occulter ou de passer outre. L'Intifada algérienne, ô combien bénie, est à son troisième mois. C'est long et éprouvant. Aux difficultés du temps, se greffent d'autres épreuves. S'y trouvent, pêle-mêle, les manœuvres dilatoires, visant l'essoufflement de la mobilisation, les semeurs de la discorde, en vue de la désunion et de la démobilisation, les tentatives de récupération, et autres malsains obscurs jeux de coulisses, œuvres des orfèvres de l'intrigue. Avouons qu'il y a là de quoi dissuader les plus opiniâtres des bonnes volontés. Pourtant, le peuple ne désarme pas. Tout porte à croire qu'il est déterminé, vaille que vaille, à aller jusqu'au bout, à arracher sa victoire, à imposer sa souveraineté spoliée. Il semble qu'il ne vit plus que pour cet idéal. L'oracle populaire à décrété que tout autre objectif est hors de propos.

Cependant, deux questions lancinantes, parmi tant d'autres, taraudent les esprits. Quelle sera l'issue du mouvement ? Comment faire en sorte qu'elle soit heureuse ? La conduite d'un projet et son aboutissement ne se réalisent pas par les seules annonces des bonnes intentions, fussent-elles éminemment louables. Outre les moyens à mobiliser et les mécanismes à mettre en œuvre, l'adhésion des acteurs à l'orientation donnée au dit projet est déterminante, à plus d'un titre. Elle obéit à des règles, inscrites dans la nature même des humains. Pour souscrire à une idée, ou une idéologie, la communauté voudrait s'assurer d'abord des opportunités de bienfaits sur son existence, sur son quotidien, sur son bien-être et sur sa liberté, offertes en échange de son éventuel engagement. Etant entendu que l'intérêt général prime lorsqu'il s'agit de revendications de groupe, quelle qu'en soit la dimension. Afin d'adopter le projet et intégrer les valeurs qu'il porte en son sein, le citoyen a besoin de savoir et de comprendre.

Pour ce faire, il doit en sentir l'envie. Au bout du compte, sa motivation et son engagement sont intimement liés à la conviction qu'il aurait acquise. Celle-ci étant évidemment subordonnée à l'assimilation des concepts, à la qualité de l'objectif à atteindre et son niveau de noblesse. C'est précisément en cette phase historique, à la croisée des chemins, que l'élite compétente et intègre est invitée à faire ses preuves, à se distinguer. Elle est appelée, plus que jamais, à reconquérir ses espaces naturels au sein de la société. C'est à elle qu'est dévolue, naturellement, la tâche d'initier et d'animer les débats à même d'éclairer l'opinion publique.

En l'occurrence, il est dans son rôle, de son devoir, de clarifier les objectifs de la révolution populaire en cours. Il s'agit, par ailleurs, chacun dans son domaine de compétence ou d'expertise, de débattre des modèles sociopolitiques et économiques envisageables, de discuter des mécanismes et des réformes à asseoir pour assainir les institutions, etc. En bref, expliquer et vulgariser les modes de changement du système. A noter que le suivisme, la désinvolture et la légèreté sont toujours présents dans les mouvements de masse. Leur impact sur le processus est généralement minime, pour peu que les aspirations soient majoritairement partagées, que la prise de conscience soit largement répondue et que l'organisation soit à la hauteur de l'évènement.

Pour répondre aux impératifs d'un si grand défi, le citoyen a besoin d'être bien informé, sensibilisé et encadré, avec la sagesse que recommande la gravité de la situation. Des voix s'élèvent pour clamer que le peuple n'a pas besoin de représentants et qu'il faut le laisser décider de lui-même de son avenir. Tout cela est bien beau, mais l'enthousiasme ne doit pas se substituer au bon sens et à la raison. Le dénouement de la crise ne peut, tout de même, pas s'acter dans l'entre-nous. Il faut bien négocier avec les tenants du pouvoir, tout en maintenant la pression afin d'être en position de force et imposer la volonté populaire. Enfin, est-ce raisonnable d'inviter à la table des négociations des millions de personnes. Si besoin est, rappelons qu'en démocratie, le peuple mandate des représentants pour parler, gouverner et décider en son nom. On peut concéder aux rétifs que le Hirak ne doit pas avoir de leaders autoproclamés ou désignés par une quelconque partie. En revanche, il est urgemment mis en demeure de choisir ses représentants.

D'essence, l'entreprise humaine a besoin de dirigeants, de responsables, de conseillers, et autres instances, pour organiser sa vie sociale et son activité, conduire ses projets, arbitrer ses différends, etc. En cette situation particulière, la difficulté réside dans les procédures de choix des représentants, en raison de l'impossibilité d'organiser un suffrage, en dehors, des institutions, encore sous contrôle du pouvoir honni. Le système algérien a pollué la scène politique à tel point qu'il est devenu difficile de trouver du personnel qui en soit sorti indemne. De ce fait, il est irraisonnable, utopique, de rechercher des personnes totalement nettes, sans la moindre égratignure, idéales. Je suis tenté de dire qu'on se doit de fermer l'œil sur les tares des uns et des autres, en vue d'arriver à un minimum de consensus autour de personnalités, qui pourraient bénéficier du crédit du plus grand nombre possible de citoyens. Je vais pousser le bouchon un peu plus loin. Mener une «propagande utile » pour forcer le consensus, n'est pas forcément une mauvaise idée.

Autrement dit, une «illusion utile»          peut être, à certains égards, positive. Sans doute, les erreurs d'appréciation ou de jugement ne sont pas à écarter. A ce propos, une anecdote historique me traverse l'esprit. Je la raconte, de mémoire, sous le contrôle des historiens, que j'invite à l'indulgence. James Madison - quatrième président des Etats-Unis d'Amérique (1809-1817), l'un des principaux rédacteurs de la Constitution américaine - disait, lors des débats de la Convention constitutionnelle de Philadelphie, de 1787, que le système devait être conçu de manière à «protéger la minorité opulente» de la majorité. Par minorité opulente, Madison entendait un groupe constitué de gens d'esprit élevé et bienveillants. Une sorte d'élite qui mettrait son «opulence» au service du pays et, par voie de conséquence, de la majorité. Des années se sont écoulées avant qu'il ne déchante pour dénoncer lui-même cette minorité, devenue odieuse à ses yeux, qui utilisait le pouvoir de l'Etat pour ses propres intérêts. Je me permets une petite digression avant de revenir à notre sujet. Le système algérien a accouché d'un modèle semblable, cependant singulier : la minorité des privilégiés, en plus d'être dépravée, est inculte et parasitaire.

La lecture que l'on fait des évènements, de leur développement et de leur finalité, nous guide dans les démarches à entreprendre. Si l'action ne tient pas compte des circonstances et ne mesure pas la portée de ses effets, elle serait porteuse des germes de l'échec. Gare aux faux-pas qui peuvent naître des mauvaises appréciations, capables de ruiner un grand projet. Pour aller à l'encontre de la tendance historique des révolutions populaires arabes, notamment, à tourner court, ou mal, il est vivement recommandé d'en tirer les enseignements quant aux causes de la déroute, de la débandade. Selon leur sensibilité, leur appartenance ethnique ou régionale, leur croyance, leur idéologie, des groupes ou sous-ensembles, ont forcément des approches différentes. Nul ne peut prétendre détenir la vérité absolue ou décider à la place d'autrui de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas. Chacun se fie à l'arbitrage de son propre esprit et à la logique de sa communauté d'appartenance.

Aussi, au lieu de mettre en antagonisme, malsain, des visions différentes, on gagnerait plutôt à les confronter à l'intérêt national. C'est à ce niveau que doivent s'opérer les choix et les compromis nécessaires au vivre-ensemble, au contrat social. Dans la dynamique d'une révolution, prêcher pour sa propre paroisse est contre-productif, contre-révolutionnaire. Du reste, la différence est à appréhender en tant que richesse d'un peuple qui se reconnaît dans sa diversité culturelle, ayant pour seul socle la citoyenneté algérienne.

L'écoute, la tolérance, la critique constructive et les débats contradictoires sont, à mon sens, des vertus dans la pratique démocratique. Aussi regrettable que cela puisse être, il semble qu'une forme d'extrémisme se pratique par certains chantres de la démocratie. Sous le système autocratique, théoriquement en voie de disparition, était censurée et condamnée toute voie dissonante, pouvant remettre en cause la sacralité du pouvoir. Cela était perçu comme un grave crime de lèse majesté. De nos jours, hélas, critiquer des démocrates, autoproclamés irréprochables, vous expose au lynchage médiatique, vous attire les foudres des réseaux sociaux. Les moins agressifs vous gratifieront, doctement, d'amabilités, de remontrances, du genre : «vous ne raisonnez pas mal», « vous ne pensez pas comme il faut». Ma foi, ne pas se remettre en cause, ne pas accepter la contradiction, revient, tout de même, à établir un nouvel ordre de censure, d'ostracisme et de répression, au nom de la démocratie. Incontestablement, il faut une révolution rien que pour le changement des mentalités.

Il convient de rappeler que le choix des hommes importe, mais il ne saurait être le cœur de la problématique. Le plus important réside dans le changement du système, en appliquant une thérapie efficace à toutes les institutions de l'Etat, voire à tous les domaines de la vie sociale. Assainir le secteur de la Justice, l'extraire du diktat du pouvoir. Séparer les pouvoirs législatif et exécutif et veiller à leur équilibre. Déconcentrer le pouvoir de décision au niveau des institutions, au bénéfice de la collégialité et la représentativité. Autrement dit, étendre les domaines d'exercice de la souveraineté populaire, notamment, à travers les conseils d'administration, les comités, les commissions et les syndicats. C'est à ces seules conditions qu'on éviterait le risque de découvrir, au détour d'une supposée, voire hypothétique, victoire populaire, une autre forme d'autoritarisme, une pâle copie du système. Enfin, la Constitution, pierre angulaire de l'édifice de tout système, doit reconsidérer et trancher, à l'avantage du processus démocratique, la question de l'organisation des pouvoirs, du type de régime politique, de la liberté d'expression et de la presse, de l'indépendance de la justice, des mécanismes assurant l'organisation d'élections libres et transparentes, etc. Ce ne sont là que quelques réflexions.

Le chantier est autrement plus vaste. Un article de presse ne suffit pas pour examiner la problématique, sous l'ensemble de ses coutures. Pour toutes ces considérations, au risque de froisser les certitudes de certains experts en la matière, et autres politiques, il me semble plus judicieux de procéder à une sérieuse révision de la Constitution et des lois de la République, durant une période transitoire, avant de s'aventurer dans des élections qui pourraient s'avérer décevantes. Pour bien faire, il serait plus sensé d'éviter de s'enfermer dans une durée de phase transitoire trop courte. Une, deux ou trois années ne représentent pas beaucoup dans l'histoire d'une nation. A plus forte raison, lorsqu'il s'agit de penser et de préparer son avenir. La précipitation, généralement génitrice des grands ratages, pourrait mettre en péril toutes nos espérances. L'heure est suffisamment grave pour se défaire d'une attitude responsable. Soyons pragmatiques, mettons de notre côté toutes les possibilités et chances de succès. Pour le reste, Dieu Tout-Puissant en décidera.

*Professeur: Ecole Nationale - Supérieure de Technologie.



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