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Interview : Kawther Ben Hania

par Propos Recueillis Par Tewfik Hakem

- LE QUOTIDIEN D'ORAN: Si on commençait cette interview à partir du titre de votre film, en français c'est «La Belle et la meute», en anglais «The Beauty and the dogs» et en arabe «Ala Kaf afrit» qu'est-ce que cela veut dire au juste?

KAWTHER BEN HANIA: C'est une expression typiquement tunisienne qui veut dire «dans la tourmente» ou « dans l'instabilité» mais littéralement ça veut dire « dans la main d'un démon». C'est une expression très utilisée dans mon pays et c'est aussi une réplique du film. A un moment un des personnages dit « le pays est dans la tourmente»

- Q. O.: Le film part d'un fait-divers dites-vous, mais vous vous êtes basé sur un livre de témoignages de la fille violée en 2012 par des policiers.

K. B. H.: Ce fait divers a été très médiatisé en Tunisie, j'ai pris des distances vis à vis de cette histoire. Et du témoignage de la vraie victime, Meriem Ben Mohamed, publié sous le titre «Coupable d'avoir été violée» par Michel Lafon et co-écrit avec Ava Djamshidi. Nous avons acheté les droits du livre, mais on ne peut pas parler d'une adaptation fidèle; car pour les besoins du film j'ai opéré plusieurs changements, c'est le propre d'une adaptation. Dans la réalité Mériem avait dîné avec Ahmed, son fiancé, dans un restaurant de La Marsa, banlieue chic de Tunis, et elle le reconduisait en voiture chez lui quand trois policiers surgissent les arrêtent et, sans doute pensaient-ils avoir les mêmes droits que du temps de Ben Ali, les agressent. Pour Ahmed, ce sera du racket ; Meriem, elle, subira plusieurs viols. Et l'affront d'être traitée en coupable, ses agresseurs l'accusant de l'avoir trouvée sans voile, en jupe, et avec un homme. Le nouveau président tunisien a beau s'être excusé pour l'outrage, le gouvernement islamiste de l'époque a laissé plané le doute sur sa «moralité». Beaucoup de Tunisiens aussi. Une fille sexuellement agressée est souvent considérée comme coupable et, dans les familles, le sujet reste tabou. La mère et les sœurs de Meriem étaient au courant de son drame. Pas son père ni son frère. De plus, elle a été inculpée pour «atteinte à la pudeur», délit passible de 6 mois de prison. Son histoire a ému la communauté internationale et tous les efforts ont été faits pour l'aider. Elle a obtenu un non-lieu le 28 novembre 2012. J'ai retenu l'incident déclencheur et j'ai imaginé à la place de Mériem, une étudiante de l'intérieur du pays, la nuit du drame elle ne peut même pas rentrer à la cité universitaire qui ferme ses portes très tôt.

- Q. O.: Pourquoi avoir opté pour une construction en 9 plans séquences ?

K. B. H.: Au fait c'est presque l'histoire qui m'a suggéré ce découpage. Dès le début, le scénario exigeait de plonger les spectateurs dans le temps réel. Pour être dans l'ordre du vécu avec le personnage. Une évidence qui n'est pas évidente à réaliser, mais c'était là dès le départ.

- Q. O.: Cela a dû nécessiter plusieurs mois de préparation, de répétitions avec les comédiens, les techniciens

K. B. H.: Absolument, on a beaucoup travailler. C'est comme un jeu de domino, il suffit que quelqu'un rate sa réplique, son mouvement pour que l'on soit obligé de tout reprendre. J'ai pratiquement tourné le film quatre fois. D'abord j'avais besoin de le tourner avec mes comédiens pour choisir mes cadres et les mouvements de caméra. Ensuite on a refait les mêmes mouvements avec le chef opérateur, puis encore avec l'ingénieur son, le steadycameur et toute l'équipe technique pour que chacun trouve sa place dans cette chorégraphie, et enfin on a pu tourner pour de bon...

- Q. O.: Diriez-vous que ce film est un manifeste pour les droits des femmes ?

K. B. H.: je préfère dire que c'est le film d'une nuit initiatique, c'est l'histoire d'une jeune fille joyeuse, limite naïve qui n'a pas de conscience politique et qui par le traumatisme du viol dont elle est victime arrive à puiser en elle des forces qu'elle ne soupçonnait même pas. C'est un réflexe de survie par rapport à la meute.

- Q. O.: C'était un détail important pour vous que cette jeune fille vienne d'un milieu rurale?

K. B. H.: Je viens moi aussi de l'intérieur du pays, je ne suis pas citadine et j'ai connu le mépris des citadins vis à vis des «paysans». J'avais besoin d'un personnage très fragile pour le besoin aussi du film. Un personnage qui n'a pas d'attaches dans la capitale, qui n'a personne pour l'aider toute de suite. Qui ne peut même pas se réfugier dans sa cité universitaire qui ferme ses portes très tôt.

- Q. O.: Tous les policiers méchants sont moches et vulgaires, c'est un poil manichéen, non ?

K. B. H.: Bah, non, moi je ne suis pas d'accord. Je les trouve tous beaux mes personnages. Surtout le flic tatoué.

- Q. O.: Votre film s'attarde sur cette scène où les policiers font du chantage à Mériem, lui rappellent le contexte politique délétère. Pour aller vite ils lui rappellent que porter atteinte à la police c'est favoriser les intégristes islamistes.

K. B. H.: Mais c'est le chantage qui s'exerce partout dans le monde, ou chacun est sommé de choisir entre la liberté ou la sécurité. On le voit aussi bien s'exercer en Europe, qu'aux Etats-Unis avec les lois d'exception et d'Etat d'urgence.

- Q. O.: Comment êtes-vous arrivé au cinéma?

K. B. H.: Avec la vieille fédération tunisienne des cinéastes amateurs en Tunisie. Tous les dimanches on se réunissait pour faire des petits films amateurs. Je suis arrivé au cinéma par la littérature aussi, à la base je veux raconter des histoires. Je lis beaucoup de romans. Mon premier choc, je l'ai eu à l'âge de 12 ans, «Don Quichotte», traduit en arabe. J'avais trouvé l'histoire très amusante, fascinante. Merci Cervantès. Pour les films, c'est «Carrie» de Brian de Palma que j'ai vu dans une vieille VHS louée dans mon village, je me suis identifié à Carrie (rires).

- Q. O.: Quel sera la sujet de votre prochain film?

K. B. H.: Il est déjà écrit, et être à Cannes c'est parfait pour chercher des financements. Je viens du documentaire, donc je reste dans la veine du réel même si je suis passé à la fiction. Chaque nouveau projet pour moi est une opportunité pour tester une nouvelle manière de raconter une histoire au cinéma. Mon prochain projet me fera sortir de la Tunisie, il a pour titre «L'homme qui avait vendu sa peau», c'est l'histoire d'un réfugié syrien qui rencontre un artiste d'Art contemporain et les deux hommes vont sceller un drôle de pacte. Bien entendu je ne vous en dirai pas plus.



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