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La patrie perdue (2)1 : du mythe philosophique au rêve d'une écriture du désir

par Hacène Saadi*

Retrouver la patrie perdue, c'est en somme, sur un plan philosophico-mythique, comme si l'on dévoilait la nature sous son voile d'Isis.

«Phusis kruptesthai philei», trois mots énigmatiques d'Héraclite (avec une interprétation qui n'est pas toujours la bonne, et qui veut à peu près dire ceci : «La nature aime à se cacher») qui nous renvoient à toutes ces tentatives hésitantes d'interprétation à travers plus de 25 siècles d'histoire de la pensée occidentale et de ses origines grecques, avec ce 123ème aphorisme du philosophe d'Ephèse, dans sa brièveté laconique, dans son obscurité même, et qui gardera toujours son mystère, avec nombre des autres aphorismes (126 au total), tant qu'une confrontation avec des textes contemporains d'Héraclite ( perdus pour la plupart) avec la langue de Démocrite et des Sept Sages ( figures plus légendaires qu'historiques, de la fin du VIIème siècle et du début du VIème avant Jésus Christ) n'aura pas été faite.

Nous ne pouvons les connaître qu'à travers l'ouvrage intitulé «Vies, doctrines et sentences de philosophes illustres» de Diogène Laërce, au IIIème siècle après Jésus Christ, et les exégèses de l'époque. Pierre Hadot, grand philosophe qui s'est longtemps penché sur la pensée de l'époque hellénistique, mais aussi sur ce qu'elle représente comme phénomène spirituel en général, et qui est mort il y a quelques années (2010), a laissé un livre (« Le Voile d'Isis », 2004, folio-Essais, Gallimard) qui pourrait être considéré comme son véritable livre testament, autant sinon plus, en termes de temps de mûrissement, que le dernier en date (« N'oublie pas de vivre. Goethe et la tradition des exercices spirituels », Albin Michel, 2008. Un essai qu'on pourrait comprendre comme un prolongement - avec une érudition des plus limpides ? de ses réflexions sur la philosophie comme manière de vivre, développée dans les années 1980 et 1990, une philosophie et un art de vivre au présent qui prend Goethe comme centre pivotant de ces réflexions et autres « exercices spirituels » pour nous apprendre à mieux vivre).

« Le Voile d'Isis » résume plus de quarante ans de réflexion sur la notion de «secret de la nature», sur la «phusis» des Anciens Grecs. Pour Pierre Hadot, « le grand secret de la Nature, c'est donc la Nature elle-même, c'est-à-dire la force, la raison invisible, dont le monde visible n'est que la manifestation extérieure. C'est cette nature invisible qui «aime à se cacher», qui se dérobe aux regards. La nature a donc un double aspect : elle se montre à nos sens dans la riche variété du spectacle que nous donnent le monde vivant et l'univers et, en même temps, elle se dérobe derrière l'apparence, en sa partie la plus essentielle, la plus profonde, la plus efficace » (p. 59).

Dans une saisissante conclusion générale, il revient sur l'essentiel de la signification des trois mots, aussi hermétiques et sibyllins que les écrits d'alchimistes, d'Héraclite et leur répercussion à travers les siècles, pour en donner une synthèse qui reste à méditer :

« [?] [L]es trois petits mots d'Héraclite avaient successivement signifié que tout ce qui naît tend à mourir, que la nature est difficile à connaître, qu'elle s'enveloppe dans des formes sensibles et dans les mythes, qu'elle cache en elle des vertus occultes, mais tout aussi bien que l'Etre est originellement dans un état de contraction et de non-déploiement, et, finalement, avec Heidegger, que l'Etre dévoile en se voilant. Successivement, ces trois petits mots ont servi à expliquer les difficultés de la science de la nature, à justifier l'exégèse allégorique des textes bibliques ou à défendre le paganisme, à critiquer la violence faite à la nature par la technique et la mécanisation du monde, à expliquer l'angoisse qu'inspire à l'homme moderne son être-au-monde. La même formule a pris ainsi, à travers les siècles, des sens nouveaux. Ecrire l'histoire de sa réception, c'est écrire l'histoire d'une suite de contresens, mais de contresens créateurs, dans la mesure où ces trois petits mots ont servi à exprimer, mais peut-être aussi à faire apparaître, des perspectives toujours nouvelles sur la réalité et, aussi, des attitudes très diverses à l'égard de la nature, admiration ou hostilité ou angoisse » (p. 404).

La représentation métaphorique de la nature, et sa personnification à partir du IVe siècle (à partir des Stoïciens) avant Jésus-Christ, avec tout ce qu'elle recèle de significations prégnantes de sens cachés, d'aspects mystérieux et difficiles à comprendre, a amené les savants modernes, après l'invention du microscope « à proclamer qu'ils avaient [enfin] découvert les secrets de la nature » (p. 405).

En fin de compte, pour comprendre et préserver la nature et ses secrets, il faut un double discours, celui de la philosophie et celui de l'art, seules démarches ou perspectives peut-être à même de nous procurer une connaissance authentique de la nature.

La vraie patrie, chez les bâtisseurs des cathédrales gothiques, c'est la Jérusalem céleste, véritable promesse de la Cité idéale dans l'imaginaire chrétien, et tout le surplus d'images dans les livres de pierre que sont les cathédrales au Moyen-âge, c'est donc en hommage à la patrie perdue qu'est la Jérusalem céleste, laquelle représente, en définitive, la demeure ou la patrie de Dieu, c'est-à-dire le paradis, séjour éternel des bienheureux. L'architecture de la cathédrale est une représentation hautement symbolique de la maison de Dieu, et où le porche représente le Christ qui ouvre l'entrée de la Jérusalem céleste ou la cité éternelle, le royaume de Dieu, avec ses douze enceintes de pierres précieuses. L'idéal des bâtisseurs de cathédrales demeure donc, à travers leurs figures de pierre, un idéal de rédemption pour l'humanité chrétienne, dont le but suprême est une espérance pour une vie éternelle dans l'au-delà.

D'autre part, l'idéal des peuples idolâtres dans le polythéisme antique, est une « promesse d'une vie renouvelée de la terre et de l'âme » (Jacques Lacarrière, «Au cœur des mythologies», Gallimard, 2003, p. 433). C'est un rêve de résurrection, à l'image du dieu Osiris ressuscité par Rê, le dieu-Soleil, et maître incontesté de tous les autres dieux de l'Egypte ancienne, finalement ému par les douleurs et les lamentations d'Isis.

Isis, symbole des symboles, Mère des dieux, sœur et épouse d'Horus /Osiris, dans les mythes les plus anciens de l'Egypte, et donc figure originelle deux fois consacrée de mère et amante divine, qu'on l'appelle Diane ou Demeter, Junon, Hécate ou Bellone (voir «L'Ane d'or» d'Apulée), qu'elle soit personnification de la Nature ou symbole de l'être universel infini (chez Pierre Hadot), son voile symbolique représente le mystère même de l'existence. La figure mythologique d'Isis continuera à travers les âges à fasciner les hommes, à inspirer les poètes et à peupler leurs rêves.

Ainsi ce qui s'affirme de plus en plus au terme de ce parcours, c'est une idée fixe chez le poète ou l'artiste, c'est cette patrie perdue , c'est ce royaume inaccessible qui est aussi le rêve d'un rêve, c'est le rêve toujours projeté en avant, et donc toujours désiré, parce que le désir restera désir aussi longtemps qu'il soit entretenu comme objet de convoitise, d'attirance ou d'aspiration, promesse d'un bonheur toujours remis à plus tard, dans un futur encore à découvrir, à imaginer, à rêver. C'est, dans le langage des alchimistes, le désir désiré, c'est la projection démesurée du désir dans le futur inaccessible du désir : c'est la raison même d'être du rêve comme parfaite construction de l'imagination qui échappe aux contraintes du réel pour la réalisation d'un désir. En effet, pendant le rêve, l'individu est libéré des contraintes de l'état de conscience ou de vigilance (éveil élevé dans lequel la personne a des comportements adaptés au contexte social, comportements qui sont le fruit de l'éducation, de l'éthique, ou de la morale religieuse, et de la socialisation d'une manière générale), lequel est, ainsi, réduit à sa plus faible expression ou influence.

Les évènements, les faits, les situations et les conditionnements émotionnels qu'elles (ces contraintes) produisent sur la personne en proie à ce sommeil dit «paradoxal», forment une espèce de théâtre de fantaisie dont la dramatisation évolue au gré des humeurs, des pensées de l'instant, de l'agencement anachronique des souvenirs anciens et des faux souvenirs, des désirs refoulés, des peurs, des traumatismes qui resurgissent inopinément, à la faveur de certains circuits neuronaux dormants (et de leurs synapses constituant des traces mnésiques) soudainement réactivés par le cheminement de la pensée livrée aux fantasmes et caprices de l'imagination. Ces expressions sont loin d'être anarchiques, mais construites librement suivant la logique du monde des rêves, comme par un démiurge qui ne manquerait pas d'agrémenter ou d'accabler le tout composite du contenu du rêve, par des situations agréables ou cocasses, invraisemblables, ou dramatiques et tragiques.

Ainsi, en un tournemain, notre pensée imaginative va réactiver de façon accélérée, des faits, des expériences, des noms, comme si les traces mnésiques s'auto-activent et s'enchaînent facilement, au gré de notre fantaisie. Espoir, crainte, angoisse, se suivent, se croisent, se réalisent et se chassent les uns les autres avec une rapidité et une facilité déconcertantes. L'activité neuronale (les circuits électrochimiques et leurs liens synaptiques) est rapide, et souvent d'une rapidité fantastique, déroutante? Tout se passe comme si la mémoire des faits, expériences heureuses ou traumatisantes, espoirs et rêves éveillés, se livre à notre imagination dans son errance débridée et capricieuse. De nouveau tout se passe comme si les circuits neuronaux et leurs jonctions (c'est-à-dire les synapses) deviennent extraordinairement ductiles, multipliant les transformations et les échanges de neurotransmetteurs le long des circuits qui se constituent ad infinitum, le lien entre ceux-ci et les centres d'exécution ? sans conséquences concrètes, et donc aux actions totalement virtuelles : l'inscription de l'expérience au niveau de l'inconscient est séparée de l'expérience qu'on a dans la vie courante ? devenant extraordinairement facile, d'où l'enchaînement des faits et situations parfois à une vitesse vertigineuse?

Le rêve, miroir magique de notre âme, inépuisable dans sa richesse, sa créativité et son interprétation, gardien énigmatique de notre sommeil, ne cessera de nous narguer par son mystère de sphinx invaincu.

Ecrire la patrie perdue dans sa poésie nostalgique, dans sa conception même de source intarissable de toutes les rêveries de l'enfance, cette espèce d'équivalent poétique à «L'Arrière-pays» dont parlait tant Ives Bonnefoy, ce pays situable uniquement dans l'imaginaire du poète, et autour duquel cristallisent toutes les promesses d'un bonheur encore à venir, est le rêve de tout prétendant à l'écriture. Mais tout le problème, dans toute écriture qui se veut originale, est dans l'ouverture. Comment ouvrir sur l'écriture de l'objet perdu du désir, pour parler un peu en langage lacanien, comment lancer l'écriture du désir de cet ailleurs géographiquement insituable mais qui existe bel et bien dans mon imagination ? Déjà, comment trouver assez de courage, dans un monde totalement obnubilé par l'ici et maintenant (loin, très loin du «Carpe diem» d'Horace, avec sa vision noble qu'il faut se hâter de jouir de la vie, celle-ci étant hélas ! trop courte), vautré les quatre fers en l'air dans la vie dissipatrice, perdu dans une course de rats infernale et sans fin, comment donc prendre son courage à deux mains et se livrer à cette vaine tentative, cette dérisoire et folle envie d'écrire sur la chose littéraire, sur du vent diront les uns, sujet propre aux rêveurs d'un autre monde, plus ringards que lunatiques, ou les deux à la fois ? Le sort en est définitivement jeté !

Mais les choses étant ce qu'elles sont, il faut peut-être tenter l'aventure, elle aura quand même, sans se faire d'illusions, quelque part, quelque chose comme un mérite d'avoir été tentée. En attendant le livre à venir, il y a dans l'intervalle l'atrocité de l'attente, les affres des douleurs infiniment ressenties dans l'attente de l'ouverture idéale qu'on aura rêvée pour le livre.

Il est des moyens plus ou moins habiles ou ingénieux d'ouvrir un récit, un conte ou une histoire, incipit parfois heureux pour la construction intelligente de ce qui va suivre. Dans les «Mille et une nuits» (lesquelles, en dépit des multiples versions tronquées, arrangées, édulcorées, travesties? résultats des vicissitudes de l'histoire et des siècles d'austérité puritaine ou religieuse ? restent les contes de référence) dès l'ouverture sur le règne des Sassanides, dont le royaume s'étendait de la Perse aux Indes Orientales, le conteur anonyme pose d'emblée le cadre majestueux du récit autour de rois et dames insignes, dans leurs somptueuses demeures aux intérieurs garnis de velours, de tapis persans et de brocart, le tout rehaussé d'or, et entrouvre ainsi pour le lecteur la voie fantasmatique du rêve, en multipliant les superlatifs pour rendre, de manière accomplie, la qualité des faits et gestes de rois aux noms chargés de merveilleux et de sublime (2). Le ton est déjà trouvé pour entraîner le lecteur fasciné à travers un long parcours semé d'émeraudes orientales, smaragdines, saphirs jaunes et bleus, rubis de rouge brillant, tout droit vers l'inéluctable cour de Haroun Al Rachid.

Mais ce sont les conteurs des «Mille et une nuits», aux talents proprement inimitables. Ouvrir un récit pour la nombreuse gent écrivaine aux talents problématiques, et dont je suis, est loin d'être une chose aisée. Même pour l'étonnant Jorge Luis Borgès, écrivain universel, commencer une histoire, et notamment sa singulière «Histoire de l'éternité», nécessite des trésors d'ingéniosité et une non moins adroite et autrement plus inventive manière de considérer les lecteurs, ces « oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs » avant d'ouvrir son récit en passant en revue, au cours des toutes premières pages, sa grande connaissance des philosophes grecs de l'Antiquité, de Platon à Plotin, jusqu'à Nietzsche et Bradley, auteurs éminemment modernes, et leur perception du temps «image mobile» et «support» de l'éternité. En posant ainsi, d'entrée de jeu, devant le lecteur son «karma» issu de sa ferme croyance en ces heureux dogmes des littératures et philosophies passées, il ne pouvait mieux accrocher son lecteur, lequel est de ce fait loin d'être «improbable», mais parfaitement existant.

Commencer, question essentielle ! Mais peut-être que l'absence même d'idées ou d'astuces pour un commencement, contient déjà le germe d'une idée sur le commencement, ou le lancement d'un récit, et en allant plus loin sur le jeu des relations apparemment impertinentes, on pourrait dire en paraphrasant Maurice Blanchot, que l'absence d'œuvre, c'est le parcours-écriture du désir de l'œuvre. En ruminant ainsi ces pensées, il a germé dans l'esprit de l'auteur le désir de voir le monde des êtres et des choses, non pas avec les yeux d'un autre, mais de « cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est », comme le disait Proust. C'est une plongée dans des destins singuliers, dans les existences des derniers bailleurs de chimères qui, dans un ultime élan, un ultime regard ou considération de l'objet perdu de l'amour, l'idéal perdu de l'écriture ou la patrie perdue du philosophe, vont laisser échapper, par un long bâillement, une suite de délires : délire d'écriture, délire amoureux, délire poétique, délire philosophique?

Notes:

1 - Voir «La patrie perdue», (1) dans Le Quotidien d'Oran du Samedi 13 août 2016 (p.07)

2 - Chahryar et Chahzamen, noms irrésistiblement fabuleux, évocatoires de temps légendaires et de mystères orientaux, qui remontent aux sources mythiques perdues dans les méandres de l'histoire de la Perse ancienne et des Indes, patiemment rapportés par d'étranges et infatigables voyageurs occidentaux, curieux jusqu'à l'obsession de civilisations inconnues, de cultures et civilisations qui étaient effectivement étonnantes de magnificence et de splendeur.

*Universitaire et écrivain



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