Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

69E FESTIVAL DE CANNES : CHOUF-CHOUF, L'ARAB CONNECTION DE MARSEILLE

par Notre Envoyé Spécial À Cannes : Tewfik Hakem



Rencontre avec le cinéaste franco-tunisien Karim Dridi après la projection hors compétition de son dernier film «Chouf» qui se déroule dans les quartiers Nord et déglingués de Marseille.

Habituellement, l'envoyé spécial du Quotidien d'Oran se méfie des attaché(e)s de presse qui lui disent : «Ce film est pour toi, il ne faut pas le rater». Même quand leurs arguments sont puissants. Comment résister par exemple à ce texto de R. S. : «Cher Tewfik, on s'occupe d'un film que je trouve magnifique à la Semaine de la Critique. «Mimosa», qui sera projeté demain à 11h30 au Miramar, est un western mystique dans les montagnes de l'Atlas marocain. C'est un film franco-hispanique»... D'autres attaché(e)s de presse versent dans le chantage à peine déguisé : «Tu devrais venir interviewer truc-chouette à la terrasse du Carlton, tu récupéreras par la même occasion ton carton d'invitation pour la fête du film». Il y en a même qui vous proposent des exclusivités : «Tu seras le seul avec Laurent Delahousse à pouvoir faire le voyage des quartiers Nord de Marseille au Festival de Cannes avec l'équipe du film «Chouf», car c'est un sujet pour toi».

Déjà, passer du temps avec Delahousse, ce n'est pas bandant, mais quand on découvre dans le dossier de presse les gueules des personnages de «Chouf», c'est simple, on flippe sa race comme ils disent. Que des têtes de brutes. Non pour l'exclusivité proposée et le voyage de presse tous frais payés par la prod', merci quand même...

Très mauvais réflexe. La première qualité du film de Karim Dridi est justement son casting. C'est bien la première fois qu'on voit une telle brochette de gueules dans un film français qui se penche sur les quartiers défavorisés où survivent dans la misère des cohortes d'Arabes et de Noirs, tous sous-citoyens de nationalité française. Ni décoratifs, ni mignons, mais très charismatiques les lascars de «Chouf». Ils font un peu peur, ça oui, mais c'est mieux que d'inspirer de la compassion et de la pitié. Ce ne sont pas des pros, mais ils sont bons. D'ailleurs, niveau jeu, les rares acteurs professionnels du film (dont les inévitables Slimane Dazi et Simon Abkarian) sont largement en dessous des jeunes des cités qui jouent dans ce film. Comme on pouvait s'en douter, «Chouf» traite d'un sujet sociétal brûlant d'actualité, les bandes rivales qui s'entretuent dans les quartiers Nord de Marseille sur fond de misère sociale et de trafic de drogue. Pour autant, Karim Dridi ne verse jamais dans la veine loachienne du cinéma de dénonciation. Il inscrit une réalité politique et sociale dans un cinéma de genre, le film de gangsters. A la manière d'un Jacques Audiard actualisant le film de prison dans «Un prophète», Karim Dridi nous propose une French Connection des temps d'aujourd'hui. Porter un regard, chouf, sans imposer une lecture sociologique, c'est le pari réussi du film. Sinon, il paraît que les guetteurs des cités, autrement dit les jeunes chargés de prévenir les autres de l'arrivée des flics, on les appelle des «Choufs». Rencontre avec Karim Dridi qui chouffe très bien la ville phocéenne. Après «Bye-Bye» (1995) et «Khamsa» (2008), «Chouf» complète sa trilogie arabo-marseillaise.

Le Quotidien d'Oran : Chouf, film social ou film de genre ?

Karim Dridi : Je dirai que c'est un film comme moi, métis, il est à la fois politique et grand public, social et de genre. C'est un film qui a une double nationalité, pour le grand public des jeunes des cités et pour les bobos cinéphiles. Je sais qu'en France en ce moment, la double nationalité n'est pas à la mode, mais moi, je la revendique. Je suis de culture djerbienne par mon père et poitevine par ma mère. Français et Tunisien donc.

Q. O. : Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser aux bandes rivales des quartiers Nord de Marseille qui s'entretuent pour le marché de la drogue ?

K. D. : Le film ne traite pas principalement des bandes qui s'adonnent aux trafics de drogues ou autres, mais du déterminisme social. C'est l'histoire d'un jeune homme de 24 ans, Sofiane, qui réussit des brillantes études mais seulement, on n'échappe pas facilement à son monde. Il est né dans un ghetto et il sera aspiré par la violence...

Q. O. : Qu'est-ce que vous entendez par déterminisme social ?

K. D. : J'entends par déterminisme des gens qui sont nés dans des endroits où il n'y a aucune perspective. J'entends par déterminisme des quartiers de France où il y a 80% de chômage. J'entends par déterminisme une jeunesse française vouée à l'échec. J'entends par déterminisme les guerres fratricides dans les quartiers. J'entends par déterminisme le cancer des drogues illégales en France. J'entends par déterminisme l'injustice sociale. J'entends par déterminisme les mauvais choix politiques des gouvernements, etc., etc. Pour moi, le cinéma sert aussi à aller voir ceux que l'on ne veut pas voir habituellement et donner la parole à ceux qui ne l'ont jamais. J'ai voulu voir et comprendre comment on vit dans les quartiers populaires de Marseille. Avec la fiction, on peut témoigner de choses délicates, comme par exemple du phénomène des jeunes qui s'entretuent...

Q. O. : Vous revenez de Palestine où vous avez déjà tourné un documentaire musical. Le conflit israélo-palestinien ne vous laisse pas indifférent...

K. D. : Ce n'est pas un conflit, mais une colonisation, une guerre permanente. J'ai tourné «Quatuor Galilée», un documentaire sur des musiciens kurdes palestiniens qui refusent d'intégrer l'armée israélienne. Je reviens de Palestine avec un nouveau documentaire sur un vieux couple de marionnettistes, des Palestiniens de 1948 qui font leur dernière tournée. La tragédie du peuple palestinien me touche, mais comme je suis touché par d'autres sujets, d'autres pays. J'ai tourné à Cuba, en Afrique du Sud et je veux tourner au Cameroun où Monsieur Bolloré travaille, ou au Gabon où Total est implanté, au Niger, à Haïti aussi...

Q. O. : Vous considérez-vous comme «Arabe» ?

K. D. : Non, si la question sous-jacente est la langue. Je ne maîtrise pas la langue arabe. Mais la culture, ce n'est pas seulement la langue, c'est aussi la musique, les odeurs, la nourriture, une manière de concevoir la vie, une manière de se comporter. Je ne dirai pas que je suis de culture arabe, je dirai plutôt que je suis de culture méditerranéenne.



Télécharger le journal