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Le Cine Lux de Tidjditt : Splendeur et décadence d'un petit cinéma de quartier

par Dr. Mahfoud Bentriki *



«Le cinéma est le lieu du réel et de la vie» (Patrice Chéreau)

1ère partie

Comme à chaque printemps, le cinéma est en fête et les salles retrouvent à Cannes, l'ambiance d'un festival qui revient avec ses fragrances,ses paillettes, sa montée des marches et bien sûr son florilège de films. Et le festival de Cannes, c'est aussi le glamour des actrices, le tapis rouge et une armada de photographes. Mais dans ces lignes, nous ne parlerons pas du prestigieux festival ni des films qui postulent à la palme, ni de tout ce qui gravite autour et fait immanquablement son charme - du moins est-ce l'avis de ces nombreux amateurs de mondanités pour qui le festival c'est aussi les bobards et scoops croustillants- comme ces potins qui font les choux gras de la presse people ou les indiscrétions tonitruantes des paparazzis dévoilées à coup d' espèces sonnantes, ou de ces starlettes en mal de célébrité qui paradent et se grisent sur la croisette en rêvant des sunlights, tout en s'offrant, lascives, à une flopée de flashs ? Non, nous laisserons ce soin à des professionnels autrement plus calés pour le faire, car notre propos ?qui a trait néanmoins aussi au cinéma ? sera beaucoup plus?sérieux et se démarquera indubitablement de cette kermesse annuelle qui nous aura valu pourtant, à une certaine époque, la plus belle des palmes. Mais ceci est une autre histoire.

En fait et pour tout dire, notre propos, sans être nullement ? mortifère se situerait même à l'antipode d'un tel festival puisqu'il portera sur nos ?défuntes salles de cinéma, lesquelles aujourd'hui désertes et fantomatiques, n'en finissent pas de se morfondre dans les poussières de l'abandon, pétrifiées depuis des années dans un hiver qui n'en fini pas. Et cette période de glaciation qui donne l'air de s'éterniser, semble reléguer aux calendes grecques, un printemps devenu a fortiori ô combien chimérique. Mais en attendant un hypothétique dégel, si nous revisitions - question de se réchauffer le cœur - la mémoire de l'une de ces vieilles salles ? Voici donc l'histoire du ciné-lux de Tidjditt, histoire qui s'attardera - nostalgie oblige - sur la splendeur passée d'un petit cinéma de quartier.

Ce n' est peut-être pas l' édifice le plus ancien,ni le plus accompli en terme d' architecture,mais c'est sans doute le plus mythique de la ville de Mostaganem et certainement aussi le plus attachant, car de mémoire de vieux riverain, cette bâtisse qui ne paye présentement pas de mine - ayant à l' évidence perdue beaucoup de son lustre d'antan - aura connu pendant les années de feu, un destin des plus marquants qui se fond dans la riche et tumultueuse histoire contemporaine de la vieille ville de Tidjditt.

En effet, la construction qui abrite un petit cinéma de quartier, prêtera ses murs durant la période cruciale qui va de la fin des années quarante jusqu'aux premières lueurs de l'indépendance, à une mémorable effervescence tant identitaire, culturelle que politique qui fera battre le cœur de la cité.

Après avoir fait un repérage des lieux comme on dit dans le jargon, nous braquerons nos projecteurs sur cette salle mythique afin de mieux la présenter au lecteur ?Et c 'est au sortir du lieu dit «qadous el meddah», c'est-à-dire juste à l'entrée de la vieille ville, que l'on peut voir encore sa haute façade terne et dépouillée qui fait face, de l'autre côté de la rue, à l'école de garçons Mehdi Benkhedda (ex Jeanmaire et ancienne école franco-indigène).

Ouvrons ici une parenthèse pour signaler qu'en son temps, le choix de son emplacement avait intrigué de nombreux riverains et une lancinante question avait même longtemps taraudé les esprits : pourquoi diable le propriétaire, Mr Guillemaud, pharmacien de son état, avait-il eu cette «lumineuse » idée d'aller édifier - alors qu'il était par ailleurs possesseur d' autres lopins à Tidjditt - une «salle de cinématographe» en face de l'«école indigène»? Comptait-il renflouer ses caisses avec quelques maigres «douros» en encourageant l' école buissonnière ou espérait-il en bon samaritain, faire œuvre utile en suscitant

- qui sait ?- des vocations parmi quelques chérubins rêveurs ? En tout état de cause, cette topographie un tantinet «subversive» mais o combien «alléchante» pour les mômes, va rendre leurs oreilles encore plus hermétiques aux leçons d'histoire-géographie, avec leur cortège de noms rébarbatifs dont la consonance bizarre leur mettaient très souvent «les nerfs à vif» : Languedoc-Roussillon, Poitou -Charente, Tarn-et-Garonne, vase de Soissons, wisigoths? obnubilés qu'ils étaient par les belles affiches d'en face qui leur donnaient bien souvent le tournis, mais aussi par «les grands espaces» offerts par les majestueuses landes de «Chara» qui étalait juste derrière l'école, son tapis verdoyant parsemé de magnifiques clairières qui couraient, à perte de vue, depuis le petit mausolée de sidi Benhdji jusqu'au djebel Diss ,dont la masse ombreuse se découpait au loin sur un splendide azur. Et chara mérite bien le détour. Aux yeux des enfants, elle ne ressemblait ni à une garrigue provençale ni à un maquis broussailleux et encore moins à une prairie comme on en voyait dans les photos blafardes du livre de géographie. Pour les mômes, chara était simplement ?chara et elle était unique : un bout de patrie bénie qui palpitait là bas au doux soleil. Et aux dires des anciens, c'était plus beau que le far west de john Wayne et de Randolph Scott, même sans cinémascope ni « Rio grande» ou cactus «Géant» et en dépit aussi de ce qu'on appelait «Les grandes manœuvres» de l'armée française dont les pétarades se faisaient quelquefois entendre au loin.

Mais malgré les strapontins magiques d'en face et malgré le magnifique eldorado qui s'ouvrait juste derrière l'école, les écoliers sauront réfréner les cours durant, «la grande évasion» qui bouillonnait dans leurs petits cœurs.

Mais rejoignons sans plus tarder notre cinéma de quartier et considérons un moment son architecture.Sur ce point , l'on a le sentiment que l'architecte qui en dessina les plans, ne se creusa point les méninges dans sa conception, se limitant à une architecture très sobre, aux lignes plus qu'épurées où seule la platitude est mise «en relief». Ici,dans la rive pauvre de l'oued Ain Sefra, dans le «quartier arabe» comme l'appelait le colonisateur, point de place au style rococo, baroque ou second empire. La vieille bâtisse, coincée entre un café maure et une habitation, offre au regard une façade imposante mais austère, aux murs recouverts d'un crépi ocre sale qu'«agrémentent» des fenêtres dont le style cafouille entre le «mauresque» et celui prétendument «orientaliste» si cher aux indécrottables «tartarins de Tarascon» nourris aux contes de Chahrazède.Et pour accentuer cette perspective,l'on a substitué des motifs plâtrés ajourés de moucharabiehs aux classiques volets par trop ? inexpressifs.

En fait pour admirer son seul relief et son seul ornement,il faut lever les yeux vers ce fronton délavé qui supporte encore vaillamment, une tête de lion figée dans du béton,dont la gueule rugissante fait penser automatiquement à l'autre congénère, bien emblématique celui là, de la célèbre Métro-Goldwin-Mayer. Et de part et d'autre de l'éminence léonine, ces lettres moulées «CINE LUX » qui ont fait rêver des générations de cinéphiles.

Mais «le roi lion» est «seul au monde» depuis belle lurette et avec son trône brinquebalant, il donne encore l' illusion de régner sur des lieux que les aléas du temps commencent à entamer sérieusement.Et en ouvrant le livre de la mémoire, il me semble encore entendre les échos des puissants rugissements du lion de la lointaine MGM et sentir dans le petit hall chaleureux, la douce odeur des pralines mêlées aux relents acres du tabac ?

Que dire de ce cinéma, sinon qu'il aura été pour les gens de Tidjditt cette bouffée d'air bien vivifiante et une fenêtre ouverte sur le monde. Comme il leur procurera le temps d'une séance, un brin d' évasion et surtout un «sentiment de liberté» - certes aussi fugace qu' illusoire- mais qui permettait toutefois aux adultes d' «oublier» pendant ces quelques instants magiques, les brimades et la misère quotidienne et aux écoliers ,les Roland, Bayard , Dagobert ?et tutti quanti, noms que les mômes trouvaient un tantinet fadasses, mais qui seront par bonheur vite dégommés par des noms d'acteurs américains autrement plus attrayants, puisque chacun d'entre eux deviendra à tour de rôle, le vaillant «meskhot», ce héros sans peur et sans reproche auquel le môme s'identifiera le temps d'une programmation et le temps de deux «matinées» ?

FLASH BACK

C'est en 1935 que démarrera la construction du ciné lux, construction aussitôt contrariée par le charivari qui se fait entendre en Europe et qui sera suivi du grand chambardement planétaire. Mais jusqu'à la fin de la guerre mondiale, la salle inachevée ne sera pas abandonnée pour autant,puisqu'elle abritera un?

 marché, ce qui ne pouvait pas mieux tomber en cette période de disette. La réception «officielle» du cinéma n'interviendra qu' en été 1946 alors que les massacres du 08 mai 1945 perpétrés par les hordes colonialistes hantent encore les mémoires. A partir de cette année, nous assisterons à une étape foisonnante où programmation filmique, activités culturelles et combat nationaliste se partageront concomitamment la salle. En effet, sa petite scène prêtera ses planches à des spectacles de théâtre, de musique, comme elle vibrera également avec les meetings politiques, sous le regard scrutateur des sbires des renseignements généraux de la police coloniale. Mais l'activité cinématographique se taillant bien évidemment la part du lion, nous nous ferons accompagner le long de ces lignes, par quelques films qui auront marqué la mémoire et qui nous aiderons à restituer au mieux l'atmosphère si particulière de cette époque.

Les riverains qui s'aventurent pour la première fois dans la salle obscure, sont vite conquis par les premières images animées tellement vivantes et tellement prenantes du cinématographe. Sur grand écran et en noir et blanc, Charlot avec sa pantomime et sa démarche «stroboscopique» les fait s' esclaffer de bon cœur, mais le pathé-journal avec ses «bienfaits de la colonisation» les laisse plutôt dubitatifs. Après l'entre-acte, ils découvrent ce «Tarzan l'homme singe» joué par le nageur olympique Johnny Weissmuller et dirigé par un réalisateur américain au nom imprononçable :Woodbridge Strong Van Dyke II ! En tout cas, les enfants ne retiendront de ce film «exotique» -dont quelques scènes furent tournées dans la luxuriante végétation du jardin d' essai d'Alger- que ce cri tonitruant lancé de liane en liane par ce justicier blanc à demi vêtu, cri que les gamins adopterons illico et s'amuseront dès lors à lancer à tout bout de champs à chaque coin de ruelle . Et ce n'est qu' «à bout de souffle», fatigués d'avoir trop tiré sur «la corde» ?vocale que les enfants mettront, le soir venu, un bémol à leur «symphonie endiablée».

Dans un tout autre registre et toujours en noir et blanc, le film «Pépé le Moko», fiction romantico-policière du réalisateur français julien Duvivier est à l'affiche. Passons sur le synopsis pour noter là aussi ce goût prononcé pour «l'exotisme oriental» qui se résume ici à un morceau de ruelle de casba algéroise reconstituée en carton-pâte dans les studios pathé et par une «ambiance locale» bien recréée par la musique de mohamed Iguerbouchen.

A suivre...

* Médecin Radiologiste



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