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Qu'est-ce qu'une bonne gouvernance ?

par Saheb Bachagha *

Qu'est-ce qu'une bonne gouvernance ? Il y a encore peu de temps, pour les théoriciens comme les praticiens, la réponse allait de soi : c'était une gouvernance conçue pour contraindre les managers à servir au mieux les intérêts des actionnaires.

La théorie de l'agence, à partir du double postulat d'une divergence d'intérêts entre actionnaires et dirigeants, et de l'existence d'une asymétrie informationnelle en faveur de ces derniers, fournissait une justification théorique opportune. Les divers codes de gouvernance, élaborés depuis les années soixante-dix, déployaient concrètement cette approche au travers de mécanismes organisationnels de plus en plus sophistiqués dont les agences de notation sanctionnaient le respect.

Cette vision consensuelle de la « bonne » gouvernance est progressivement remise en cause. Elle n'a pas permis d'éviter les énormes scandales que furent la faillite d'Enron aux Etats- Unis, de Parmalat en Italie, de Vivendi en France pour n'en citer que quelques-uns. Elle est incapable de répondre aux défis résultant de l'entrée en scène de nouveaux acteurs, individuels ou organisationnels, rassemblés sous l'appellation « parties prenantes ». Elle peine

à trouver une articulation convaincante avec la notion de responsabilité sociale de l'entreprise. Les codes de gouvernance se multiplient et font l'objet d'incessantes révisions. Face à ces phénomènes qui signalent a minima les insuffisances du paradigme dominant, les approches théoriques visant à élargir ou à dépasser le cadre théorique initial (passage d'une perspective actionnariale à une perspective partenariale, intégration d'une dimension cognitive, théorie de l'intendance, théorie des conventions?) se sont multipliées. Le consensus empirique et théorique sur lequel s'étaient bâtis les codes de gouvernance s'effrite et la question « qu'est ce qu'une bonne gouvernance ? » reçoit désormais des réponses multiples et parfois contradictoires.

On oppose souvent les deux formes de capitalisme : le modèle néo américain fondé sur la réussite individuelle et le profit financier à court terme et le modèle rhénan (japon et Allemagne) qui considère l'entreprise comme une communauté d'intérêts et qui valorise la cogestion. Nous avons assisté au cours des dernières années en matière de rentabilité des entreprises à une victoire du régime néo américain, fondé sur la réussite individuelle et le profit financier à court terme. Ce type de capitalisme a triomphé essentiellement grasse au financement boursier des entreprises ? l'une des caractéristiques du capitalisme anglo-saxon - s'est révélé bien plus efficace que le financement bancaire, l'une des caractéristiques du capitalisme rhénan. Mais cela évolue vite, et les entreprises européennes, notamment allemandes, ont eu de plus en plus souvent recours au financement boursier ces dernières années.

Dans ce contexte, le modèle rhénan, qui considère fondamentalement l'entreprise comme une communauté d'intérêts et valorise donc la cogestion, paraît bel et bien remis en cause. Car les marchés exigent une rentabilité maximale et des dividendes substantiels. Les dirigeants mettent donc tout en œuvre pour maximiser les profits. Mais le système néo américain fondé sur les financements boursiers poussent au « court termisme », et cette quête de la rentabilité immédiate engendre de nombreux effets pervers... Par exemple, les marchés incitent à traiter le personnel comme un simple facteur de production, ils sont indifférents à la cohésion interne et aux relations de confiance qui sont pourtant indispensables à la survie de n'importe quelle entreprise. Or, loin d'être un archaïsme, ces relations de confiance, cette cohésion interne seront demain l'un des principaux éléments de la compétitivité. Les études du consultant Bernard Brun les expliquent notamment que la révolution des communications permet à chaque salarié de communiquer directement avec tous les autres, créant des relations de travail horizontales et transversales. Or, dans la mesure où les travaux d'exécution sont désormais automatisés, la performance d'une entreprise dépendra de plus en plus de la capacité des salariés eux-mêmes à prendre des décisions. Et pour cela, les informations fournies par leur réseau seront essentielles... La boucle est bouclée : la qualité du lien social et humain de l'entreprise sera partie prenante de sa compétitivité. Or, ces relations ne se font pas en un jour. Il faut donc un minimum de stabilité. Un système orienté vers le court terme, qui considère tout travailleur comme un facteur de production quelconque, est très efficace pour réduire les coûts, mais il est aussi très efficace pour ruiner la confiance des salariés.

D'ailleurs, depuis quelque temps, on voit resurgir comme un critère de bonne gestion l'entretien de relations de confiance interne. Cela redonne quelque vigueur au modèle « patriotique » de l'entreprise, qui est l'un des principes-clés de « l'économie sociale de marché ». L'idée selon laquelle on n'optimise pas le fonctionnement de l'entreprise d'un seul point de vue économique, selon laquelle il est économiquement rationnel de traiter le personnel d'une autre manière que le parc informatique, selon laquelle il faut permettre aux salariés d'adhérer à l'ensemble, est une idée qui n'est plus particulièrement ringarde. D'une manière générale. Aujourd'hui, on entend monter les appels à une régulation financière et tout le monde reconnaît qu'il faut se méfier des capitaux à court terme. Il est désormais admis que le marché ne peut pas fonctionner de manière équilibrée et efficace s'il n'est pas encadré par un minimum de règles.

Certains économistes prédisent que « sur le moyen et le long terme, nous allons probablement voir apparaître une théorie économique dominante moins absolutiste. Et le capitalisme anglo-saxon devra lui-même emprunter des expériences, des traditions et des valeurs au capitalisme rhénan. Signe des temps, l'investissement éthique représente aujourd'hui à peu près 10 % des investissements dans les entreprises américaines. »

Ainsi et pour ses même économistes, « Le système néo-américain nous paraît relativement éphémère pour des raisons éthiques. L'entreprise traiditionnelle de type fordien reposait sur un échange de loyautés. Le salarié possédait l'éthique du travail bien fait. En échange de quoi, le patron s'efforçait d'améliorer sa formation, voire de partager les informations et les décisions avec lui. « Lorsque vous aurez été recrutés par une entreprise, préparez-vous immédiatement à la quitter dans les meilleures conditions, n'hésitez pas à être déloyal à son égard, de crainte qu'elle ne le soit la première. » Voilà les contradictions de caractère éthique engendrées par ce monde où l'homme est devenu un loup pour l'homme, où chacun cherche à instrumentaliser l'autre. Cela dît, il faudra sans doute du temps pour que les gestionnaires de portefeuille admettent qu'une vision trop immédiate de leurs intérêts risque de nuire aux profits à long terme. Mais les mentalités commencent à changer ; après avoir fusionné, Daimler-Benz et Chrysler ont déclaré que « les économies réalisées grâce à cette nouvelle fusion ne reposeront pas sur des licenciements et des fermetures mais sur des synergies commerciales et logistiques ainsi que sur des échanges technologiques et de savoir-faire : la performance économique pour Chrysler, la qualité industrielle pour Mercedes ». Si elles avaient dit le contraire, elles auraient pu engranger des gains boursiers à court terme ; elles ne l'ont pas fait. Voilà qui ressemble d'autant plus à une revanche du modèle rhénan que, désormais, Chrysler aura deux représentants du personnel au conseil d'administration de Daimler.

Conclusion :

La pensée dominante en matière de gouvernement des entreprises mène à une impasse théorique et empirique : les tentatives de dépassement de la théorie originelle sont autant de signes de son impuissance à rendre compte du fonctionnement des entreprises et à proposer des mécanismes de régulation efficaces et acceptables ; la multiplication des codes et leur incessante révision marquent une course effrénée à la sécurisation des investissements ; contrairement à ce que proclame le discours en vogue, il ne s'agit pas de restaurer la confiance, mais de la rendre inutile en soumettant le dirigeant à la surveillance la plus étroite, à l'instar du criminel placé en quartier de haute sécurité. Pour sortir de cette impasse, il est nécessaire de rompre avec le postulat anthropologique sous-jacent, celui d'un individu maximisateur d'utilité, et de développer une nouvelle approche de la gouvernance qui repose sur le postulat d'un être humain libre et responsable. Sur la base de ce postulat, qui place la confiance avant l'opportunisme, il est possible de proposer une nouvelle conceptualisation de l'entreprise, non plus comme noeud de contrats entre des individus aliénés à leur intérêt, mais comme communauté d'hommes libres et responsables engagés dans un projet dont la finalité est la contribution au bien commun. Dans cette perspective, la bonne gouvernance doit s'entendre non plus comme un référentiel abstrait par rapport auquel il serait possible d'évaluer de manière statique la qualité des dispositifs mis en place à un instant donné par une entreprise donnée, mais comme un processus où le conflit, pour jouer son rôle moteur, doit pouvoir s'exprimer. La bonne gouvernance réside alors, non plus dans la qualité d'une quelconque architecture organisationnelle dépouillée de toute dimension politique, mais dans la qualité d'une démocratie entrepreneuriale qui reste à inventer

* Expert-comptable et commissaire aux comptes, membre de l'académie des science techniques financières et comptables Paris.



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