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Politiques agricoles et rurales en Algérie : focus sur la sécurité alimentaire (1ère partie)

par Mohamed Khiati*

Et disons-le d'emblée et sans précaution oratoire aucune : c'est parce que l'Algérie fût historiquement le grenier de Rome, dit-on, elle devra être, aujourd'hui, notre véritable grenier, dans la mesure où nos potentialités voire nos capacités sont plurielles, tant humaines que matérielles. Elles offrent pleines d'opportunités de développement, c'est dire que nous devons faire de l'agriculture, une priorité incontournable, selon une logique durable.

Le président de la République a abordé, à maintes reprises, l'importance de la branche agriculture et développement rural. Elle est inscrite comme priorité dans ses 54 engagements, dont il en fait la pièce angulaire pour «booster» davantage l'économie nationale et de «faire sortir le pays de sa dépendance des hydrocarbures».

Arrêtons-nous, ici, un laps de temps, pour dire que jamais les discours à caractère socio-économique abordant la notion du développement agricole ou rural n'ont fait abstraction du mot d'ordre sécurité alimentaire et le cours de l'histoire, confirmé par les réalités du présent (Covid-19 y compris), montre clairement que l'indépendance réelle des peuples se mesure par leur degré de sécurité alimentaire. Elle est seule et unique référence du reste. Les pays n'atteignant pas cet objectif, se trouvent souvent incapables de lutter contre l'oppression et l'exploitation. Dès lors, la sécurité alimentaire devient un gage de souveraineté nationale et désormais notre conscience et volonté sont mises à rude épreuve.

La sécurité alimentaire : un fait historique

Dans une étude sur la sécurité alimentaire, présentée lors du Forum des Chefs d'Entreprises, tenu à Alger, le 19 juillet 2016, le Pr Omar Bessaoud a soutenu que «l'alimentation a été toujours l'un des problèmes politiques le plus ancien et durant toutes les civilisations humaines et à toutes les époques historiques, les États ont toujours cherché les moyens pour pouvoir assurer la sécurité alimentaire de leur population afin de maintenir la cohésion sociale et éviter les révoltes populaires».

L'auteur en fait un traitement historique, de telle sorte que Nizam El Mulk (1018-1092), vizir de la dynastie seldjoukide et auteur du célèbre «Traité de gouvernement» n'affirmait-il pas, «qu'à toutes les époques, à celle du paganisme et à celle de l'Islam, il n'y a pas de qualité meilleure que celle de donner du pain à ceux qui en ont besoin».

Ibn Khaldoun notait en son temps dans la «Muqqadima», rédigée pour l'essentiel à Lajdar, près de Frenda, dans l'antique Tihert (Tiaret) que la force des Etats dynastiques tenait de l'agriculture, c'est «la plus ancienne occupation des hommes... qui fournit l'indispensable nourriture, irremplaçable source de vie». Ce penseur maghrébin classait au moyen âge l'orge, le pain, les légumes secs (fèves, pois chiches), les oignons, l'ail et autres comestibles comme des «denrées de première nécessité», tant «indispensables à la nourriture de l'homme» et à la prospérité des Cités. Presqu'un siècle plus tard, Jean Jacques Rousseau fit remarquer dans le «Contrat social» que l'approvisionnement en pain était un signe d'un bon gouvernement.

Il convient de rappeler que le processus historique de construction de l'Etat en tant que construction institutionnelle a été historiquement fondé sur la réduction de l'incertitude et sur la production de la sécurité y compris alimentaire. La régulation sociale et politique des groupes, clans, familles, classes au pouvoir dépendait de la capacité des pouvoirs politiques à assurer les approvisionnements en denrées alimentaires.

Les premières cités-Etats ont ainsi assuré les conditions d'approvisionnement à leurs populations en entretenant des silos et des réserves alimentaires. L'histoire des sociétés humaines témoigne du rôle que de tels stocks ont pu jouer dans la puissance des Etats où des civilisations qui se sont succédé.

Il est aussi à rappeler que la «démocratie» à Rome dépendait de la capacité des empereurs à fournir «du pain et des jeux», et l'on sait qu'un blocus alimentaire de Rome par les Vandales a contribué à la chute de l'Empire romain au 7ème siècle. La révolution française de 1789 n'a-t-elle pas été précédée par une grave crise frumentaire privant Paris, mais aussi les campagnes françaises, du pain nourricier, note Pr Bessaoud.

Aujourd'hui, la perception de la sécurité alimentaire a pris de nombreuses significations et le consensus par rapport à cette notion n'a pas été vraiment et définitivement arrêté. Voyons donc certaines des acceptions décrites en la matière, à l'échelle mondiale.

La sécurité alimentaire: diverses conceptions.

Selon le Comité de la sécurité alimentaire mondiale relevant des Nations Unies, le concept de sécurité alimentaire est apparu au cours des années 1970, dans un contexte caractérisé par la flambée des prix des céréales sur les marchés mondiaux et liée à une succession de mauvaises récoltes, de diminution des stocks et de la hausse des prix du pétrole. À l'époque, de nombreuses régions du monde souffraient d'insuffisance de production alimentaire pour nourrir leurs populations. Elles étaient particulièrement vulnérables aux aléas climatiques (sécheresses récurrentes, inondations et déprédations par les criquets pèlerins,...).

En 1974, la Conférence mondiale de l'alimentation reflète ce contexte. Il s'agit pour la sécurité alimentaire de «disposer à chaque instant, d'un niveau adéquat de produits de base pour satisfaire la progression de la consommation et atténuer les fluctuations de la production et des prix.»

Depuis, de nombreux travaux, en particulier ceux d'Amartya Sen, l'économiste et philosophe indien, spécialiste des problématiques de la pauvreté et du développement, détenteur du prix Nobel d'économie en 1998, pour «sa contribution à l'économie du bien-être », ont montré qu'il ne suffit pas de produire suffisamment de nourriture dans un pays ou une région pour vaincre la faim. À l'inverse, des pays comme ceux bénéficiant de rentes pétrolières peuvent ne produire que peu de nourriture mais permettre à toute la population de manger en ayant recours aux importations de denrées alimentaires à partir des marchés internationaux. C'est ainsi qu'a été mise en avant, au cours des années 80, la notion d'accès à l'alimentation comme élément déterminant de la sécurité alimentaire. Amartya Sen a également montré que les situations de famine ne s'expliquent pas forcément par des situations de pénurie alimentaire, mais par de mauvais choix politiques. Son analyse met en évidence les inégalités engendrées par les mécanismes de distribution et les « droits d'accès » à la nourriture.

En 1986, la Banque mondiale dans son rapport «la Pauvreté et la Faim» suggère de donner la priorité à la question de l'accès et donc à la pauvreté pour le concept de sécurité alimentaire. Il s'agit alors de «l'accès par chaque individu, à tout instant, à des ressources alimentaires permettant de mener une vie saine et active».

En 1996, lors du Sommet mondial de l'alimentation, tenu à Rome, du 13 au 17 novembre, il fut établi que :«la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active». Il s'agit alors de la définition formelle du concept de sécurité alimentaire selon le Comité de la Sécurité alimentaire mondiale qui a été adoptée par un consensus international depuis le Sommet.

En 2012, figurait à l'ordre du jour dudit Comité, une proposition de faire évoluer la définition de la sécurité alimentaire pour lui intégrer la notion de sécurité nutritionnelle. Une telle proposition avait pour but de prendre en compte les acquis des sciences de la nutrition qui montrent que depuis des décennies la malnutrition, notamment infantile, principale manifestation de l'insécurité alimentaire aujourd'hui, ne résulte pas seulement d'une insuffisance qualitative, voire quantitative de nourriture, mais aussi et souvent d'un état de santé (diarrhées, paludisme, etc.) et de soins insuffisants (par méconnaissance ou incapacité). La proposition a donc été de parler désormais de «sécurité alimentaire et nutritionnelle», mais même si elle est déjà adoptée par plusieurs pays, elle n'a pas encore fait l'objet d'un consensus international.

Enfin, divers travaux sont en cours pour intégrer, dans la définition de la sécurité alimentaire, des préoccupations de durabilité environnementale et sociale des systèmes alimentaires relatives aux nouvelles pathologies nutritionnelles dites «de pléthore» (obésité et diabète associé, maladies cardiovasculaires, certains cancers, etc.) qui touchent tous les pays du monde. C'est ainsi qu'a été proposée la notion de «sécurité alimentaire et nutritionnelle durable».

Mais cependant, bien que l'on fasse de la sécurité alimentaire diverses conceptions, à l'échelle mondiale, le résultat réside néanmoins dans l'option à concrétiser ce concept dans la réalité pour satisfaire les besoins alimentaires des populations, d'une façon durable, étant donné que la faim, en dépit des efforts consentis, demeure de mise dans de nombreux endroits de la planète. «D'après les estimations, 690 millions de personnes souffrent de la faim, et, en 2020, 100 millions de personnes supplémentaires ont basculé dans la faim et l'extrême pauvreté en raison de la propagation du coronavirus «Covid-19»», note le Fonds international du développement agricole (FIDA), en 2021.²

Paradoxalement, mentionne le FIDA, les personnes qui tirent leur subsistance des produits alimentaires et de l'agriculture comptent parmi celles qui courent le plus de risque d'être victimes de la faim. Les petits exploitants agricoles ont beau à produire la plus grande partie des denrées alimentaires dans de nombreux pays, force est de constater que, bien souvent, ces producteurs et leurs familles ne profitent pas de la croissance économique ou des avancées technologiques.

Le FIDA affirme par ailleurs qu'à l'heure actuelle, les systèmes alimentaires ne permettent pas d'assurer à tous une alimentation saine à un coût abordable, et ils contribuent largement aux changements climatiques. Les petits exploitants ont la possibilité d'améliorer la qualité et la teneur en nutriments des denrées qu'ils produisent, et d'accroître durablement leur productivité tout en protégeant la planète. À cette fin, ils ont besoin d'aide pour renforcer leur résilience et participer sur un pied d'égalité aux filières agricoles.

Aujourd'hui, l'étendue et la complexité de la pandémie de la Covid-19 a mis à rude épreuve tous les systèmes de production et d'approvisionnement dans le monde y compris les systèmes agricoles, de telle sorte qu'aucun pays, ni aucune région n'est épargnée, faisant basculer des dizaines de millions de personnes à l'extrême pauvreté, aux affres de la faim, de la malnutrition et de la pauvreté.

Exacerbant la pauvreté en milieu rural et le dénouement des populations les plus vulnérables démunies des moyens pour l'affronter, la Covid-19, les changements climatiques, les catastrophes naturelles et la sècheresse ont approfondi les inégalités et ont perturbé potentiellement les acquis et les gains de développement de la décennie écoulée.

Les risques d'un nouveau cycle potentiel de crise alimentaire et de récessions économiques constituent un grave obstacle à la réalisation des Objectifs de développement durable en particulier à la lutte contre l'insécurité alimentaire en raison des perturbations des chaines d'approvisionnement.

Il est clair qu'en raison de son rôle dans la politique de lutte contre la faim et la malnutrition, l'agriculture occupe une place prépondérante dans les politiques de développement économique des pays aussi bien développés que ceux en développement. Ainsi, prévenir la sécurité alimentaire, renforcer la résilience des populations rurales et mettre progressivement en place des pratiques agricoles durables et résilientes pour accroitre la production alimentaire et sa diversification sont les gages majeurs de toute politique de développement responsable.

En Algérie, la sécurité alimentaire et l'amélioration durable des moyens d'existence des populations rurales constitue un objectif prioritaire des politiques économiques publiques en matière agricole. Cette prise de conscience nationale est étayée par l'octroi à la question de la sécurité alimentaire nationale, le cachet de souveraineté alimentaire, faisant désormais de cette question un objectif stratégique pour le pays.

Agriculture algérienne : de mutation en mutation.

La mutation actuelle que connaît l'agriculture algérienne succède à un long processus d'évolution dans la conduite de l'économie nationale dans sa globalité, gérée autrefois d'une manière administrative et marquée essentiellement par une planification centralisée axée sur les aspects quantitatifs et privilégiant l'acte d'investir, au lieu du calcul économique et des notions de rentabilité et d'efficacité.

Les tendances et fluctuations du secteur agricole ont souvent été entachées par les systèmes politiques de telle sorte qu'il a connu des virages et des tournants décisifs, marqués par les influences extérieures d'ordre politique et économique, mais aussi intérieures, liées à l'évolution de la société algérienne, dans sa globalité.

Arrêtons-nous ici, le temps d'une description sommaire, de l'évolution chronologique des diverses réformes et politiques engagées et qui ont guidé le développement du secteur agricole depuis le recouvrement de la souveraineté nationale en 1962 et ce, pour appréhender la portée et la profondeur de ces réformes et leurs réponses aux enjeux et aux défis de la sécurité alimentaire du pays.

1. Les réformes de première génération (Autogestion et révolution agraire «1962/1979»)

La première étape de 1962 à 1965 est qualifiée comme celle de la reprise en main d'une économie embryonnaire, délaissée par le départ massif des colons. Ainsi fut-il, au lendemain de l'indépendance, la situation qui a prévalu a conduit l'Etat à concentrer son attention sur les exploitations les plus riches du pays, désormais autogérées d'une manière collective par les ex-ouvriers agricoles qui avaient spontanément pallié à leur abandon.

A l'époque, la priorité alors fut donnée au «secteur autogéré» qui était perçue à la fois comme une nécessité économique du fait de l'importance du capital que celui-ci constituait et un devoir historique d'équité et de justice sociale à l'égard des ex-employés des colons et de leurs familles.

Durant la période 1962-1966, les conditions et les niveaux de production du secteur agricole et alimentaire se sont fortement dégradés. La valeur ajoutée agricole par hectare a baissé annuellement de 4,7%, alors que l'Algérie s'est réappropriée le domaine agricole colonial avec la mise en place du système autogéré sur près de 2,8 millions d'hectares parmi les terres les plus fertiles que compte la sole agricole utile (SAU).

Grâce à la réappropriation du domaine agricole colonial par la mise en œuvre du système de l'autogestion au lendemain de son indépendance, l'Algérie est entrée dans une phase de relative régression de son agriculture, imputable pour une bonne part à la dégradation de son potentiel de production (vergers vieillissants, non renouvellement des infrastructures et équipements de production), à l'impréparation des salariés agricoles à un mode de gestion représentant une forme élaborée de conduite des affaires économiques, à l'environnement national encore insuffisamment structuré et à la marginalisation de fait, du secteur privé traditionnel qui constitue la principale composante du monde agricole, à l'époque. L'échec de l'autogestion a été, dans ces conditions, une conséquence logique d'un processus «spontané» ou mal enclenché. La seconde période de 1966 à 1969 est celle de la mise en place des structures nécessaires à la planification du développement économique. Cette période a connu le lancement du pré-plan triennal ainsi que les premières nationalisations du système bancaire et celles du secteur des hydrocarbures. Les sociétés anglo-saxonnes ont été nationalisées durant cette période, constituant une étape préliminaire pour la nationalisation massive opérée au cours des années 1970.

A suivre

*Agronome post-universitaire  - Khiame61@yahoo.fr

Bibliographie

1. Omar Bessaoud. La sécurité alimentaire en Algérie, Forum des Chefs d'Entreprises, tenu à Alger, le 19 juillet 2016.

2. Ibn Khaldûn (éd-1968). Al Muqqadima. Discours sur l'Histoire universelle. Ed.Sindbad. T2. Paris. p 826-827.

3. Rousseau, JJ., Le contrat social. Chapitre IX intitulé «des signes d'un bon gouvernement- où il écrit que «l'un est content quand l'argent circule, l'autre exige que le peuple ait du pain ».

4. Rapport du Ministère de l'Agriculture et du Développement Rural, 2009.

5. Rapport de la Banque Mondiale : Revue des Politiques Agricoles et Services à l'Agriculture (1987-1993). Décembre 1993. (Rapport n°12534-AL).

6. MDDR. Stratégie de développement rural durable, 2002.

7. Ministère de l'Agriculture et du Développement Rural (MADR) : le renouveau agricole et rural en marche. Revue et perspective. Mai 2012.



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