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Pour une justice «tribalement» correcte ?

par Mourad Benachenhou

Faut-il remplir la mer Méditerranée ? Doit-on rehausser le sommet du mont Djurdjura ? Est-il urgent de consolider la chaîne des Aurès ? Ces questions sont, de prime abord, absurdes, car, par définition, l'homme, si puissant soit-il, et si sophistiquées soient les technologies dont il dispose, est impuissant à bouleverser les créations de l'histoire géologique de la planète Terre, et il y a donc des projets qui ne valent ni la peine d'être imaginés, ni le projet d'être réalisés.

On ne peut pas changer l'histoire humaine

Toutes choses étant égales par ailleurs, il est vain de vouloir changer l'histoire humaine, ou d'en coupant, au bon moment, le fil passé, pour effacer telle ou telle période ou éliminer définitivement tel ou tel grand leader politique.

La période troublée que traverse ce pays conduit à revisiter l'histoire contemporaine du pays, et à se demander s'il ne manque pas, dans ce vaste spectacle de rue, mélange à la fois de comédie et de tragédie, qui annonce la naissance d'une nouvelle société refusant d'être liée par son passé, un homme capable d'exprimer avec clarté et éloquence les aspirations de ce peuple en marche.

Evoquer Messali Hadj n'a rien d'anachronique

L'évocation de Messali Hadj est loin d'être anachronique dans ce contexte politique particulièrement complexe. Certains seraient, sans doute, surpris, de voir un homme, à l'évocation du nom duquel jaillissent les critiques les plus acerbes. Mais l'Histoire est là, gravée dans la réalité actuelle, prouvant que, parmi les leaders politiques algériens tant du XXème siècle que du siècle actuel, nul n'a joué un rôle aussi important. Qu'on le veuille ou non, l'histoire de cet homme continue à dominer l'histoire de l'Algérie. Voici un homme, né dans une société vouée pour toujours à la servitude coloniale, sorti d'un milieu social proche de la misère, sans éducation formelle approfondie, ni titulaire d'un doctorat, ni professeur d'université, qui , animé seulement de la conviction profonde que le peuple algérien, dans sa diversité ethnique, était une seule nation, a réussi à briser toutes les barrières géographiques et culturelles entre les différentes composantes de la population algérienne, et a créé un parti politique suffisamment ancré dans la société algérienne pour former la génération qui a enfin chassé, par la violence armée, la cinquième puissance mondiale.

Par son génie, et malgré la répression coloniale, malgré la misère dans lequel le peuple algérien avait été plongé, malgré la déchéance morale de ce peuple, il a réussi l'impossible : mobiliser ce peuple, transformé en millions de poussières par la domination coloniale, et en faire une force capable d'affronter l'une des armées les plus sophistiquées du monde, l'héritière de Napoléon, de Jomard, de Joffre, de Foch, de de Gaulle, et de tous ces généraux et penseurs militaires français qui ont inventé la guerre moderne.

On essaye vainement depuis ces quelques dernières soixante années d'effacer ce grand homme de l'Histoire de l'Algérie, en répétant, à longueur d'écrits et de discours, et de déclaration, les mêmes critiques, pour ne pas dire insultes, contre lui, mais en vain. Tels la mer Méditerranée, le Djurdjura, le Mont des Aurès, Messali Hadj reste la figure dominant l'histoire du mouvement de libération nationale, le vrai père de l'indépendance de l'Algérie, même si ses propres élèves l'ont renié, pour être eux-mêmes jetés comme des malpropres, et couverts des mêmes insultes que celles qu'ils avaient proférées contre leur maitre pour justifier sa marginalisation politique.

Une foule de politiciens, mais pas de leaders politiques !

Le paysage politique actuel permet d'autant plus d'évoquer le nom de Messali Hadj, un homme qui n'a eu besoin de personne pour certifier sa créativité intellectuelle et son génie politique, que jamais la scène politique n'a été aussi encombrés de «politiciens,» professionnels, de «penseurs» politiques couverts de diplômes universitaires, capables de citer les plus grands noms de la pensée politique moderne, dans toutes les langues porteuses de culture universelle.

Et, pourtant, tout ce brouhaha qui s'est brusquement déclenché depuis maintenant plus de deux mois, laisse une impression totale de vide et de silence. C'est comme si personne n'écrivait, comme si tous ceux dont les noms sont cités à longueurs de pages de quotidiens, ne disaient rien d'intéressant, comme si, brusquement, il n'existait aucune classe politique en Algérie. On ne discute nullement de la qualité intellectuelle des écrits, aussi brillants soient-ils, ni des convictions qui animent leurs auteurs, ni même de leur honnêteté intellectuelle, mais de leur impact sur le cours des évènements. C'est comme s'ils étaient tous engagés à perte d'haleine, dans un soliloque réactif, causé instinctivement par des évènements qu'ils n'ont pas déclenchés, et sur lesquels ils n'ont aucune prise, mais qu'ils essayent en vain de rattraper.

Et pourtant, ils croient réellement que leur verbiage sans fin va changer le cours des évènements, et que brusquement, eux qui se prennent pour l'expression la plus correcte des aspirations du peuple vont finalement être capables de se placer au-devant de ces foules déferlantes tous les vendredi , et leur dicter leurs propres desseins et leurs propres projet, chacun d'entre eux tenant prête sa boite à outils, pour en sortir, le moment venu, la baguette magique qui ramènerait le peuple au bercail des routines quotidiennes, comme si de rien n'avait été.

Les évènements vont plus vite que les mouches du coche qui tentent de prouver en vain leur utilité politique

Mais, les évènements vont plus vite que ces «mouches du coche,» pourtant douées d' intellects puissants, que prouvent leurs titres universitaires, leurs positions professionnelles, comme leurs écrits. Ils possèdent tous les attributs d'un bon leadership, sauf la plus importante : cette capacité innée, cette intuition qui fait découvrir, au-delà des analyses scientifiques, la ligne de force profonde qui anime le peuple, et le pouvoir d'exprimer cette ligne de force en mots et en propositions cristallisant les espérances partagées par la masse.

En bref, il leur manque le génie politique de Messali Hadj, sans lequel l'Algérie serait encore en train de végéter sous le joug colonial.

Un irréalisme politique qui frise la présomption

Ils ne sont même pas capables d'analyser clairement la situation actuelle, et révèlent, dans certaines de leurs déclarations, un irréalisme qui frise la présomption. Ils s'imaginent plus puissants et plus représentatifs qu'ils ne sont. La réalité politique doit les forcer à plus de modestie, et, plus spécifiquement, à la reconnaissance qu'ils sont «en dehors du coup,» et que les évènements actuels les dépassent. Malheureusement, cette classe politique, partis politiques statutairement établis, «personnalité» qui se poussent au-devant de la scène politique, sous le couvert de titres qu'ils ont acquis grâce au système qu'ils prétendent vouloir détruire, et qui avait ses propres critères «spécifiques» de choix de ses élites, s'est transformée en une foule de «mères pleureuses,» qui versent des larmes sur leur sort, mais sont impuissantes à le changer.

Une réalité politique incontournable : le commandement militaire au pouvoir par défaut

Elle se plaint que l'armée «fasse de la politique», et elle n'a pas encore compris cette triste vérité, dont elle se peut se décharger du blâme sur elle-même, est la conséquence automatique et directe de son inconsistance même. Si cette classe avait réussi à s'assurer une influence et un poids dans le système qu'elle se jure de mettre à bas, alors que le peuple n'a pas eu besoin d'elle pour se remettre en mouvement, elle aurait pu discuter d'égale à égale avec le commandement suprême de l'armée.

Mais elle ne peut pas prétendre se faire porter par la vague de la contestation populaire, qu'elle n'a ni contribué à créer, et sur laquelle elle n'a aucune influence, et, en même temps, vouloir dicter ses prétentions et ses ambitions au commandement militaire, qui assure l'intégrité territoriale et la pérennité de l'Etat, à son corps défendant. Ce commandement a tout à fait raison de considérer cette masse de «politiciens sans militants» comme quantité négligeable, d'autant plus qu'il assume seul les responsabilités qui sont tombées sur ses épaules du fait de l'impéritie de cette classe politique que ne reconnaît même pas le peuple qu'elle prétend représenter. Triste réalité qu'aucune rhétorique ne peut effacer ou surmonter. On aurait souhaité que chacun vaque à ses propres responsabilités dans son propre domaine, mais la réalité politique ne change pas avec des vœux pieux, ou des convictions intellectuelles bien assises et bien exprimées. Il faut vivre avec cette réalité jusqu'à ce que la suite de évènements la change ! Rien ne sert de la nier ou de s'en lamenter.

Les poursuites judiciaires contre les prédateurs : une occasion unique, mais ratée, de crédibilisation de la classe politique

La dernière preuve de l'incapacité de cette classe à se mettre au niveau des évènements, est l'étrange réaction de ses membres les plus cultivés et les plus acharnés dans la lutte contre le système politique moribond, est constituée par les réactions devant la volonté fermement exprimées par la seule autorités politique de ce pays, de ressortir les dossiers dormants des multiples actes de prédation restés impunis du fait du total asservissement de l'appareil judiciaire aux autorités politiques.

On ne peut qu'appuyer les craintes exprimées par nombre de membres éminents de cette opposition statutaire, que cette opération «mains propres» soit circonstancielle, opportuniste, et qu'elle se transforme en actes de vengeance, si ce n'est de vendetta de base catégorie. Il est totalement acceptable que ces craintes soient exprimées. Mais avant de jeter l'opprobre total sur cette opération, il faut au moins attendre de voir comment elle va évoluer, et si, vraiment, elle va toucher tous ceux de la mafia au pouvoir pendant deux décennies, qui doivent subir les foudre de la justice, ou s'il va y avoir un choix sélectif de «boucs émissaires,» jetés en pâture à la foule en colère.

Attendre la suite des évènements pour porter un jugement tranchant et définitif sur l'opération

Si l'on prétend vouloir juger sur pièce, on doit attendre la suite des évènements, au lieu de chicaner, ou même de condamner, au nom d'une conception de la justice que nulle société ne peut garantir, cette opération qui n'est qu'à ses débuts. Une étrange critique a été émise sur l'opportunité de cette opération dans les circonstances actuelles. Il est surprenant que certains juristes aient été jusqu'à exprimer ce point de vue. On pouvait croire qu'ils se soient réjouis que la roue de la justice se soit finalement mise en mouvement pour punir des crimes qui ont été commis depuis longtemps.

L'un des dictons de la vraie justice n'est-il pas «justice retardée est justice niée ?» N'est pas écrit et répété que «chacun a le droit à sa journée face aux juges ?» Ne répète-t-on pas à longueur de cours : «Justice rendue est justice servie ?» La justice n'est ni circonstancielle, ni occasionnelle. Il est regrettable qu'elle n'ait pas été rendue au moment voulu. Et on ne peut qu'applaudir qu'elle soit enfin servie, même si personne ne sait jusqu'à quel point.

Une justice à géométrie variable en fonction de l'appartenance ethnique ? La négation du concept d'Etat de droit

D'autre part, certains groupes ont décidé de donner une interprétation tribaliste à certaines poursuites engagées contre certains des prédateurs, comme si l'appartenance à un groupe tribal constituait une preuve irréfutable d'innocence pour les prévenus en cause, si ce n'est de sainteté. Cette idée saugrenue, que rejetterait tous les sociologues du crime, en commençant par leur ancêtre, Emile Durkheim, a inspiré des pages entières qui sont loin de présenter des preuves à décharge contre les prévenus, autres que le fait qu'ils appartiennent à la même constituante ethnique du pays.

On aurait souhaité que les preuves accablantes de prédation qui ont conduit les autorités judiciaires à entamer des procédures contre ces «hommes d'affaires» soient présentées par leurs défenseurs autoproclamés, et qu'ils donnent les preuves de leur innocence, du moins pour le public, puisque maintenant leur dossier doit passer par les différentes étapes des procédures judiciaires, et que ces «accusés» bénéficient des droits pleins et entiers de la défense, et qu'en plus ils peuvent d'offrir, avec les milliards mal acquis, le nombre d'avocats qu'il leur plaît de recruter.

Introduire l'élément tribal dans cette campagne de remise en marche de la roue de la justice est non seulement moralement condamnable, car on place l'exigence de justice sur des bases exclusivement subjective, et on soutien explicitement l'injustice contre ceux de inculpés qui ont la malchance de n'être pas nés au bon lieu géographique.

Choisir le tribalisme primitif ou la justice de l'Etat moderne !

Et, en plus, on prétend défendre la vraie commission de la justice ? On clame à l'injustice pour les siens et on réclame la justice pour les autres. N'est ce pas là une attitude contradictoire. On aurait pensé que des intellectuels de haute volée aient demandé que le même sort soit appliqué à tous ceux qui sont déférés à la justice, quelle que soit leur origine ethnique.

Veulent-ils deux systèmes judiciaires dans le pays : un qui se charge exclusivement de ceux de leur tribu, et un autre pour le reste de la population algérienne ?

Dire que ces écrits viennent de titulaires de hauts diplômes universitaires et qui se proclament «militants des droits de l'homme,» et «combattants pour l'érection d'un Etat de droit,» dans le pays, un Etat où tous, sans distinction d'origine régionale ou de statut social seront soumis aux mêmes règles légales.

Ces intellectuels, quelque peu perdus dans leur maitrise de la rhétorique doivent choisir leur camp : ou ils sont dans la défense de leur «tamurt,» étroit, ou ils se placent dans l'univers des droits du citoyen de l'Etat moderne.

Sinon on ne peut que les accuser d'exploiter les techniques modernes d'exposition de leurs idées pour défendre une théorie «villageoise» du pouvoir judiciaire, aux antipodes de la conception de l'Etat de droit moderne.

En conclusion

On ne peut que regretter qu'un «Messali Hadj» surgisse pour donner le leadership qu'il mérite à ce mouvement populaire qui a brusquement changé le cours de l'histoire politique du pays.

Malheureusement, malgré la multitude des «personnalités» qui encombrent la scène politique, on a la nette impression d'une stérilité totale du théâtre politique, tellement les membres de cette classe manquent d'influence sur l'évolution des évènements.

Ce vide politique, qui reflète l'incapacité de cette classe politique à s'imposer comme interlocuteur de poids pouvant se proclamer représentative du mouvement populaire actuel, a donné la prééminence au commandement militaire dans la conduite des affaires du pays.

Cette classe politique ne peut prétendre imposer ses vues ou dicter la conduite à suivre pour sortir le pays de la crise, car jusqu'à présent elle ne représente qu'elle-même et n'a aucun poids populaire.

Le lancement des poursuites judiciaires contre la classe des prédateurs qui ont émergé à l'ombre de l'ancien président déchu, aurait pu être l'occasion rêvée pour cette classe de gagner une certaine crédibilité populaire.

Elle a choisi la voie du dénigrement total de cette opération dictée par la volonté des autorités en charge de voir enfin les instances judiciaires accomplir leur mission.

De plus, certains membres de cette classe ont voulu jeter le doute sur cette décision en avançant des arguments de caractère ethnique, et en se portant à la défense de membres de ce groupe de prédateurs, sous le prétexte qu'ils auraient été visés pour des motivations régionalistes. Ces personnes n'ont apporté aucune preuve pour soutenir leurs accusations, et nient le droit de l'appareil judiciaire de toucher à des membres de leur «tamurt,» tout en se prétendant militants de l'Etat de droit et des droits de l'homme. Ces intellectuels doivent faire le choix entre le «villagisme» d'antan et les conceptions modernes de l'Etat de droit.

Ils ne peuvent défendre une cause et son contraire et nier aux Algériennes et Algériens le droit d'être soumis aux mêmes lois et à la même justice, quels que soient leur région d'origine, leurs fonctions ou leur niveau social.



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