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Que faire ?

par Nadir Marouf *

Cette question, empruntée à Lénine, alors débordé par les voix discordantes au lendemain de la révolution d'octobre 1917, n'est qu'une simple allusion.

Il s'agit de faire remarquer que la situation qui prévaut dans notre pays, à savoir le risque de dérapage pouvant survenir des revendications cacophoniques, pour ne pas dire contradictoires, est non seulement patent, mais est de nature à faire l'affaire des forces opposées à l'émancipation du peuple algérien. A cela s'ajoute, via les réseaux sociaux, le spectre, avéré ou non, du complotisme : les différentes couches sociales qui occupent la rue seraient infiltrées par des forces occultes, à la fois intérieures (tenants de l'autonomie kabyle et autres régionalismes, résurgence du DRS etc.) et extérieures, notamment occidentales (services secrets français et américains soucieux de maintenir leurs intérêts). Il ressort que l'échec éventuel du mouvement populaire, révolutionnaire dans son essence, peut provenir du manque de perspicacité quant aux conduites à tenir. Ajoutons d'emblée que la revendication démocratique dans les pays nés de la décolonisation n'est pas toujours compatible avec les démocraties occidentales. Les bourgeoisies « compradore « du Tiers-Monde, dans la mesure où leur sort est structurellement lié â celui des anciennes puissances occupantes, confortent une telle suspicion. Sinon, on ne comprend pas pourquoi la diplomatie française, avec à sa tête le chef de l'Etat, est balbutiante face å ce qui se passe dans la rue algérienne. Face à cette résurrection populaire

les médias de la rive nord, quant à eux, ne parviennent pas å nommer la chose politique, en dehors des qualifications événementielles : les politologues français réunis en conclave dans certaines chaînes télévisées se contentent de rappeler que l'aspiration à la démocratie et aux valeurs républicaines a pris deux siècles en Europe occidentale pour constituer le socle commun à toutes les sensibilités politiques. Je fais remarquer toutefois que cette affirmation n'est vraie qu'à moitié, sachant que des ruptures fascisantes en plein milieu du XXe siècle ont reproduit les guerres de religion des temps médiévaux, sans oublier que le fait colonial, considéré par les Saint-Simoniens comme une œuvre civilisatrice concourant au progrès universel, et par les autres (ceux que l'historiographie désigne par les «Colonistes») comme une oeuvre d'éradication des indigènes inutiles (je renvoie aux fameuses enfumades liées à la «pacification») constitue, c'est le moins qu'on puisse dire, une aporie à l'éthique républicaine. Le rapport colonial étant un long fleuve tranquille, il continue à structurer les rapports de coopération qui se nouent entre la France et l'Algérie, en dépit des manifestations populaires qui entendent couper le cordon ombilical du lien d'allégeance implicite consenti par nos oligarques.

RETOUR À L'HISTOIRE CONTEMPORAINE

Cette question est loin d'être conjoncturelle : je pense à l'hypocrisie fondamentale des pays occidentaux quand, d'un côté, ils arguent avec mépris et condescendance que le monde musulman n'est pas éligible à la culture démocratique, et que, d'un autre côté, l'aspiration démocratique exprimée quelquefois par certains pays extra-européens ne rencontre pas toujours soutien et empathie par les hérauts des valeurs républicaines. L'exemple le plus flagrant remonte à l'entre-deux-guerres, quand Kamal Attatürk a fondé une Constitution républicaine et laïque, calée sur les principes de la révolution française : non seulement il a dû faire face aux résistances conservatrices internes de la Turquie d'alors, mais il a eu à combattre trois belligérants de taille, à savoir, la France, la Grande-Bretagne et la Russie, dont la seule préoccupation était la mainmise sur les territoires arabes et les Karpates, jadis soumis à l'empire ottoman, et avec la complicité bienveillante des chefs de tribus arabes. L'allégeance des pays du Golfe à l'égard de l'Occident ne s'est jamais démentie, jusqu'au jour d'aujourd'hui (à l'exception tardive de l'Egypte, de la Syrie et de l'Irak). Au cours des années trente, la Turquie, malgré l'adversité occidentale, a maintenu le cap envers et contre tout, avec une armée progressiste garante d'un État moderne. Le mépris de l'Occident n'a pas cessé depuis. La demande du gouvernement turc d'adhérer à l'Union européenne a été balayée par cette dernière, arguant du contentieux arménien de 1915. Pire encore, le discours européaniste, développé par Giscard d'Estaing, consistait à définir l'européanité comme consubstantielle de la civilisation judéo-chrétienne - dont les contours géographiques excluaient la Turquie, comble de l'aberration géopolitique (puisqu'une partie de la Turquie fait partie de l'Europe). La fin de non-recevoir a traîné en longueur, malgré quelques critiques, notamment formulées par Michel Rocard qui considérerait que l'adhésion de la Turquie était de nature à bâtir un pont entre l'Occident et le monde arabe, gagné à l'époque par les milieux islamistes. Face à ce bras de fer, les vieux démons du conservatisme pré-kémaliste se sont réveillés, ce qui nous vaut un gouvernement revanchard avec Erdogan à la tête du pays. En définitive, si la démocratie est revendiquée comme un patrimoine de l'Occident chrétien (puisque telle est l'affirmation aujourd'hui d'une classe politique qui surfe à la fois sur un anti-cléricalisme né de la révolution bourgeoise et sur son assise civilisationnelle d'obédience religieuse, ce qui n'est pas un moindre paradoxe), il ne fait pas montre d'un grand enthousiasme vis-à-vis des peuples qui tentent de se mettre à son école. Aussi, la leçon à tirer de l'histoire est que notre destin nous appartient, qu'il doit être façonné par nos enfants, dont la quête de modernité est, je le crois profondément, à l'abri de toute allégeance idéologique ou culturelle vis-à-vis d'une puissance coloniale qu'elle n'a, par ailleurs, pas connue.

AU PLUS PRÈS DE NOUS

Ce long détour nous évite de nous enliser dans certains faux procès.

Le décor étant planté, il me paraît indispensable que la tâche primordiale de l'heure est de nous concentrer sur ce qui est possible à court terme. La revendication démocratique, celle des valeurs républicaines, nécessite de longs débats au sein d'une société civile qui n'est pas forcément homogène quant à sa quête existentielle. Notre peuple s'est abreuvé à plusieurs «sources», et cela est dû, d'abord aux dégâts collatéraux de la décennie noire, ensuite aux trajectoires éducatives (dont la langue a pu jouer comme discriminant), s'agissant des cursus universitaires choisis (suivant les disciplines où prévaut soit l'arabe, soit le français), mais aussi au capital culturel des familles. Ce phénomène de différenciation s'est accentué au cours des 20 dernières années. L'enseignant que je suis constate cette réalité au quotidien.

Quoi qu'il en soit, cette question d'ordre sociétal ne peut être gérée, à l'évidence, ici et maintenant. De la même manière, se pose dans notre pays, le rapport à la civilité. Il ne s'agit pas ici s'invectiver le peuple. Le déficit de civilité, qu'il s'agisse du marchand qui répugne à délivrer une facture, du citoyen lambda qui ne respecte pas la propreté des lieux publics, du conducteur qui fait fi du code de la route etc., de tout cela, j'ai eu l'occasion de publier un papier dans Le Quotidien d'Oran (édition du 28/12/18), en évoquant le syndrome d'un mal-vivre dont les causes sont liées à l'anomie prégnante générée par une désespérance généralisée. Tout cela nécessite du temps et peut être résorbé par le renouveau d'un fraternismalisme qui trouvera sa source dans une société qui retrouve la raison de vivre et l'espoir de lendemains meilleurs.

En revanche, ce qui incombe au peuple algérien qui a décidé de prendre son destin en mains, c'est de se consacrer au dénominateur commun, celui qui unit les jeunes et les moins jeunes, quels que soient leurs statuts respectifs, autour d'un même objectif : se mobiliser contre la précarisation face à l'emploi, pour la transparence des institutions, contre la grande prédation qui sévit à l'intérieur de la classe politique comme au sein des oligarques, apparentés ou pas, qui trouvent leur compte dans la capture de la rente. Beaucoup de papiers ont été publiés dans la presse nationale sur ce thème, avec de judicieuses analyses (A. Derguni dans le Q.O., Bessaoud au Soir d'Algérie, etc.), ce qui me dispense d'en rajouter.

Dans un deuxième temps, la nouvelle Constitution devra tenir compte des aberrations d'une centralisation «makhzenienne» du pouvoir politique et économique.

QUELQUES PROPOSITIONS

Le temps est venu, à ce titre, de réinstaurer un organe de planification qui soit placé au sommet de l'Etat. C'était le cas sous Benbella, quand la Direction du Plan était logée à la Présidence. Elle était constituée de structures sectorielles qui couvraient tous les ministères. Son efficacité était cependant faible du fait des faibles ressources financières disponibles et, en matière de compétences, faibles en nombre et non pas en qualité. La création un peu plus tard d'un secrétariat d'Etat du Plan et de l'Aménagement du territoire a permis de renforcer cette institution dans la mesure où elle avait la capacité de localiser les opérations d'investissement en fonction des spécificités régionales.

La restauration d'une telle instance, avec les compétences multiformes dont bénéfice l'Algérie d'aujourd'hui, et auxquelles peuvent être associés nos cadres vivant à l'étranger, ne peut être que bénéfique pour mettre bon ordre au flou artistique qui préside aujourd'hui å l'action économique.

Le deuxième vœu, c'est la politique de régionalisation, dans un pays vaste et géographiquement diversifié. Les tentatives de redécoupage territorial ont obéi jusqu'à présent à des considérations administratives, et non à celles des vocations.

L'action du Plan, couplée à la politique de régionalisation (régions regroupant plusieurs wilayas sous l'autorité d'un conseil régional à la française) serait un garde-fou indispensable contre l'improvisation et le court-termisme. L'existence de compétences avérées en nombre et en qualité, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays, ne peut que donner un souffle nouveau en terme de rationalité.

Le troisième axe concerne la politique de l'enseignement supérieur et de la recherche. Je ne reviendrai pas sur mes nombreux développements parus tant à la presse que dans un ouvrage paru en 2017 («Un demi-siècle de recherche en sciences humaines, revue du LAC, Harmattan-Algérie).

La tendance à arrimer la recherche aux désidératas de l'entreprise est un choix qui oblitère un pan entier de la vocation universitaire, celui notamment de la recherche fondamentale. Il n'est pas inutile de prévoir, à côté de l'université ès qualités, des écoles d'ingénieurs, grandes ou petites, ayant vocation à fonctionner sur des programmations contractuelles avec les entreprises, dans la mesure où elles s'articulent au moyen terme, à côté de l'université, dont la vocation académique la dispense de n'être rien d'autre qu'un Centre de formation pour l'emploi.

Voilà quelques pistes jetées en pâture, qui pourraient s'insérer dans l'édifice constitutionnel à venir, et dont doivent s'emparer nos éminents juristes dans un avenir que j'espère proche.

*Professeur Émérite des Universités



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