Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Normes et valeurs en péril, ou l'ordre anomique

par Nadir Marouf *

Le XXIème siècle, déjà bien engagé, repose sur un socle tellurique : un socle non prédictible pour tout ce qui touche aux calamités naturelles, du moins sur la longue durée. D'où deux paradoxes, dont l'un est fort connu par les spécialistes de la physique du globe et des questions environnementales.

Quant à l'autre paradoxe, il concerne l'impuissance des prévisionnistes, qu'il s'agisse des politologues médiatiques qui, telle madame Soleil, nous prédisaient une chose et son contraire durant les jours qui ont suivi l'attentat du 11 septembre 2001, ou des économistes de renom, s'appuyant sur la théorie des modèles (économétriques en l'occurrence), sorte de «boule de cristal» nouvelle donne prenant pour nom «recherche opérationnelle», programmation dynamique, cybernétique ( «science du pilote» versus science de la décision).

Jeune étudiant à Strasbourg au début des années 60, j'étais admiratif d'un agrégatif en sciences économiques français que je trouvais planqué dans un fauteuil dans le café «La Gallia», lisant la page boursière du journal Le Monde. «Il me suffit d'examiner les graphes de la conjoncture économique mondiale, me disait-il, pour savoir si la guerre va s'arrêter ou pas au Vietnam, et même en Algérie (on était à trois mois du cessez-le-feu)». Ma crédulité était à son comble, aussi regrettais-je alors de ne pas abandonner la philosophie (obligatoire en propédeutique lettres) pour celle de mon aîné.

Pour la petite histoire, j'ai déchanté bien vite du miracle oraclien de la PROSPECTIVE, très à la mode alors, pour des raisons qu'il serait fastidieux d'évoquer ici.

Pour faire court, il suffit de lire ou d'écouter toute la glose sur le devenir du monde, sur le déchiffrement des faits qui nous submergent et qui, quoiqu'il en soit, vont plus vite que nos réflexions à leur endroit, c'est-à-dire au «pourquoi» et au «comment».

«L'entropie ou l'ordre improbable»

Cet intitulé vient d'un ouvrage de Michel Forcé, dans lequel le concept de «désordre» puisé dans la thermodynamique sert de paradigme aux aléas de l'ordre social. Les manuels d'histoire nous enseignent que, contrairement aux sociétés médiévales, où l'événement politique est dicté par les caprices du Prince, mû par des convictions religieuses, des alliances matrimoniales ou (l'un procédant de l'autre) des considérations dynastiques, c'est-à-dire en gros par la rationalité pré-capitaliste (Karl Polanyi), le monde moderne est subordonné à un système de causalité où prime L'ECONOMIQUE, où toute forme de contingence disparaît.

Ce qui précède tend à montrer que, dans l'état actuel de la planète, le compte n'y est pas.

Ce long préambule n'est pourtant pas là pour disserter sur une question philosophique.

L'ordre improbable s'installe également dans le registre des normes et valeurs, de plus en plus anomiques. Nous assistons aujourd'hui à une sorte d'autisme -volontaire ou non (mais ça est une autre histoire), où les réalités sociales et politiques sont vues avec les yeux de «lynx» ou de «taupe» (La Fontaine) selon le lieu d'où se tient le locuteur.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on pouvait discerner ce à quoi ressemble la «Communauté internationale». La polysémie à laquelle donne lieu la «chose communautaire» (res communis en droit romain) est, certes, troublante : quel rapport avec la communauté locale, celle de la Djemaa villageoise chez nous, avec la «Communauté des Egaux» de Gracchus Babœuf (18e siècle), inspirateur de Marx, et plus récemment «Le Patrimoine Commun de l'Humanité» (PCH), garde-fou des Nations unies, et respecté à la carte par les États.

En dehors du flou épistémologique de ce concept-fleuve, loin d'avoir ramené à la raison la puissance américaine en matière d'accord sur le climat, par exemple, la dérive anomique (perte du sens et des valeurs communes), brouille le chemin de la sauvegarde de l'humanité et laisse le champ libre à la loi du plus fort pour peser de tout son poids sur tous les sujets sensibles.

Donnons quelques exemples

Qu'on soit «regardant» sur les violences qui sévissent en Syrie, certes regrettables, elles n'en demeurent pas moins «trop regardantes» aux yeux des médias occidentaux, alors que la condamnation sans appel de l'Occident ne s'embarrasse pas de la recherche de preuves quant à l'utilisation d'armes chimiques.

En revanche, le temps accordé par les médias audiovisuels occidentaux aux 17 victimes palestiniennes et 1400 blessés dont 750 par balles réelles, en ce jour du 2 avril 2018, est scandaleusement homéopathique. Plus grave encore, un projet de recommandation rédigé par l'administration onusienne pour être soumis au vote des membres du Conseil de Sécurité vient d'être bloqué par les USA. Que dit cette recommandation? : «appeler les deux parties. (Israéliens et Palestiniens) à plus de retenue» ! Qu'y a-t-il d'immoral ou de scandaleux dans cette recommandation, sachant que les manifestants de Ghaza étaient désarmés, preuve à l'appui, et que la réplique sanguinaire de l'armée d'en face était jugée «disproportionnée». ?

Qu'en est-il plus à l'ouest ? Vue de face ou de profil, là aussi, la réalité vécue par le peuple sahraoui qui n'en finit pas avec la relégation inhumaine dont il est l'objet, même s'il a trouvë refuge dans le no man's land de Tindouf. Au moment où le tribunal européen condamne avec force l'exploitation par le Maroc, contre vents et marées, des ressources halieutiques du Sahara occidental, c'est à-dire un territoire qui ne lui appartient pas au regard du droit international, les médias occidentaux font la sourde oreille : hier, dans l'émission Inside animée sur TF1 par l'intrépide Nicos Aligas, le téléspectateur est convié à admirer le panorama paradisiaque de Dakhla, bercé par la musique de fond de Led Zepplin : au programme, les investissements hôteliers grandioses d'un certain Seddiki, marocain de nationalité, résidant à Marbella, industriel dans le textile à Casablanca et, pour couronner le tout, amateur de planche à voile, dont il vient de faire son énième business dans ce nouvel Eldorado du Sahara usurpé. Plusieurs produits y sont proposés : kit-bording club (planche à voile et kit-surf), pro-kite Morroco, Sahara-Sailing Croisières, sans oublier Dakhla Rovers, Mecque du massage intime...

Face à ce gâchis du luxe et de la détente, au grand large, la compagnie Western Sahara Resource-Watch, un navire de pêche marocain baptisé l'Adrar, battant pavillon «Belize» (pavillon de complaisance nous renvoyant à la côte est de l'Amérique centrale dénommée «sub umbra flora»...) et recevant les ordres de Casablanca, jette à la mer la sardine dont la taille est non conforme. Des observateurs avisés attestent que 60 tonnes de poisson sont ainsi sacrifiées en une journée, car la taille de la bête est jugée non conforme aux référentiels touristiques de consommation. Ainsi, selon la même source, en une année, 1000 tonnes de sardines furent jetées à la mer, au moment où les réfugiés sahraouis ont pour tout bagage nutritionnel la fatidique boîte de sardines made in China.

Vu de face, vu de profil

Il arrive parfois que de tels prédateurs, qui ne sont malheureusement pas les seuls au monde, soient couverts. (cachotterie hypocrite ou partisane) par certains journalistes blancs comme neige. Au nom de la bonne conscience environnementale, ils en arrivent à oublier le lièvre qui se cache derrière la raison écologique, peut-être par ignorance ou par naïveté, mais pas seulement. A l'occasion d'un documentaire de Yann Arthus-Bertrand sur «Le Maroc vu du ciel», diffusé l'été dernier, ce dernier a pris soin -contrairement au documentaire du même titre sur l'Algérie- de proposer à Ali Badou, animateur franco-marocain, d'être son porte-voix. Deux hypothèses non élucidées sont possibles. Soit Ali Badou n'était que porte-voix stricto sensu, c'est-à-dire un simple «chercheur d'eau», pour faire écho à une terminologie de l'ethnologie coloniale, soit -ce qui me paraît plus plausible- il était bel et bien l'auteur de son propre commentaire (je crois savoir qu'Arthus-Bertrand s'en est expliqué dans un magazine laissant entendre que l'entière latitude était donnée à Ali Badou pour le commentaire). En tout cas peu importe, sachant que tout ceci relève de subtilités protocolaires qui n'enlèvent rien à la responsabilité morale de l'ensemble de l'équipe partie prenante du documentaire ni à la responsabilité juridique du réalisateur principal, à savoir Arthus-Bertrand.

De quoi s'agit-il en fait ?

On nous invite à survoler le Maroc du nord au sud, à partir de Tanger. Arrivés aux contreforts de l'Anti-Atlas, dans le Souss, survolant Agadir, puis la région de Goulimine, il ne reste plus que quelques localités secondaires avant de franchir la frontière qui séparait le Maroc de l'ex-Sahara espagnol. Devant mon écran, je m'attendais à ce que l'itinéraire bifurque vers le nord-est, suivant la vallée du Draa, droit vers le Tafilalet, matrice de la dynastie alaouite et jouxtant la zone qui va de Bechar à Béni-Ounif plus au nord (Figuig se situant de l'autre côté de la vallée). Connaissant la personnalité d'Ali Badou, un homme tout en nuances, plein de retenue, et surtout à l'abri de tout parti pris idéologique susceptible de faire controverse, je l'entends franchir cette ligne rouge bien connue de tous, objet d'un contentieux en instance depuis près de 40 ans, en continuant à ânonner sur la beauté du DÉSERT!

Aucune mention de sa part, fût-elle discrète, n'indiquait au téléspectateur qu'il survolait un espace conflictuel, sans avoir à prendre position par ailleurs, et ce pour de simples raisons déontologiques liées à son job.

Epilogue

Décidément déçu, voire-même choqué par cette émission, je me suis mis en tête que ce montage était loin d'être innocent : il n'est pas exclu, me dis-je, que le maître d'œuvre de «L'Algérie vue du Ciel» (où le commentaire n'était pas, ceci dit en passant, un plaidoyer pro domo), s'étant vu tirer les oreilles de n'avoir pas pensé au voisin marocain, a voulu se rattraper en lui faisant un cadeau : laisser libre champ à un fils du pays de faire le commentaire...

Non satisfait de mon interprétation, j'ai tenté d'envoyer un message à Arthus-Bertrand, empruntant une adresse électronique lisible sur Google. Résultat : silence radio...à ce jour !

Il y a cependant un épilogue à cette histoire : une semaine à peine après le documentaire, Mediapart a publié sur les réseaux sociaux un véritable réquisitoire sur ce qu'il est convenu d'appeler une «entreprise d'apprentis sorciers». Merci Mediapart !

(*) Professeur émérite, titulaire des Universités



Télécharger le journal