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L’ADIEU A BEN BELLA

par Ammar Koroghli*

Suite et fin

Après la longue nuit coloniale, tel fut l’espace qui a servi d’univers à toute une flopée de familles qui espéraient exister. Survivre fut leur credo quotidien. Bien des querelles ont jonché cette promiscuité. Souvent pour des broutilles. C’était une manière de penser son existence. De panser cette blessure sociale vécue d’emblée dès l’indépendance. Occupés à vaquer à leur profession, les hommes échappaient à ces rixes anodines mais riches de quelques vocables dont enfants nous aurions souhaité nous passer. Mon père (Allah yarahmou), véritable damné des chantiers, était payé à la quinzaine. Souvent endetté auprès de notre épicier attitré, Hamma. Il me souvient que ma mère (Allah yarhamha) m’envoyait systématiquement chez lui pour moult courses. Avec sa bonne bouille, il ne manquait jamais l’occasion de sortir son stylo pour ses additions. Il était notre créancier, mais aussi un peu notre sauveur car sans lui, il était difficile de boucler les fins de mois au vu des maigres salaires de nos parents. L’indépendance était alors prometteuse de la huitième merveille du monde. Vous auriez alors demandé à notre peuple de soulever à mains nues des montagnes, il l’aurait fait. Le credo de nos parents : faire réussir leurs enfants par l’école, la chkoula. Pour certains d’entre-eux, ils ne purent hélas voir leur progéniture réussir ce fou pari d’en faire autre chose que de la chair à chantiers…

L’INDEPENDANCE ET LES MARSIENS

Ameyar, un compagnon d’infortune de notre quartier d’alors, bravait les interdits officiels pour me tenir des discours mémorables. Croisé dans l’un des innombrables cafés de la ville du 8 mai 45, il me tint à peu près ce discours mémorable. Les marsiens déferlent sur la ville. Les partisans du 19 mars, ces ralliés de la dernière heure gagnent du terrain de jour en jour. Le pays va bientôt leur appartenir. Certains pensent qu’il est déjà en leur possession. De mauvaises langues prétendent qu’ils sont partout, y compris dans les hautes sphères. Ils ont fait de tous les appareils leur propriété exclusive. Leur monopole. Ils ont envahi toutes les activités. Ce sont des sauterelles, de véritables reptiles. On a beau jaser sur leur compte et affirmer qu’ils sucent le sang de la plèbe et puent la corruption, ils s’affichent en grosses bagnoles et construisent des villas inexpugnables. Des forteresses seigneuriales modernes. Ils grossissent leurs comptes dans les grandes capitales bancaires alors qu’ils les fustigent à longueur d’ondes…
Les vrais patriotes sont morts au champ d’honneur (je trouvais qu’il exagérait). Les marsiens ne sont que des charlatans, des arracheurs de dents de souk. D’ailleurs, seul un marsien ose se pavaner le jour de la fête de l’indépendance nationale, en prenant des airs de héros auquel le peuple est venu rendre hommage. En vérité, je te le dis, une nouvelle race de rapaces qui n’a pas été prévue par Darwin est née : ceux qui tiennent lieu de classe politique. Son discours aseptisé, ses airs de conquérante, la course vers les postes et places, sa réputation de budgétivore en font un ensemble de bouffons réunis en conclave. Une camarilla. Derrière l’apparence d’une assemblée de sages notables, ils ne se supportent pas. Parce qu’ils ne parviennent pas à se séparer, ils donnent l’impression d’être unis. Ce ne sont que des clans. Ils ont remplacé les tribus des douars dont ils sont issus. Chacun d’eux a son réseau de complicité (sa clientèle, si tu préfères) pour investir plus facilement tous les postes et fonctions qui leur permettent de se maintenir dans les privilèges qu’ils se sont octroyés. Ce ne sont guère que des profiteurs, des opportunistes, des jouisseurs.
Vois-tu, me disait-il, l’important pour eux, c’est d’être étiquetés comme personnalités. D’être identifiés comme tels. Ils veillent à asseoir leur autorité et leur réputation. Ils les entretiennent en camouflant leurs erreurs. Image de marque oblige. C’est une espèce qui meurt pour le désir de paraître, la reconnaissance sociale et l’audience à l’étranger. On ne les rencontre pas à n’importe quel coin de rue. Ils ont leurs quartiers résidentiels, sur les hauteurs d’Alger et autre club des Pins. Et bien entendu leurs garde-corps. Ils considèrent qu’à trop s’exposer, ils risquent de perdre leur autorité. Contrairement à ce que pensent beaucoup d’entre nous, ils fuient les applaudissements des foules. Ils se travestissent en envoyant un des leurs dans la rue, devant les micros des tribunes officielles. Généralement, ils sont tous candidats aux honneurs et font la queue pour accéder aux marches du podium qui y mène. Et ils sont dangereux. Il ne faut pas les sous-estimer. Les faux-semblants, les raisons alibis et les paravents justifications sont leurs spécialités. Méfie toi d’eux comme de la peste car ce sont des forts en gueules, mais aussi en tortures. Ils veulent élire domicile dans tous les foyers et assiéger toutes les places et les rues.
Comme la bourgeoisie européenne, ils se sont constitués en seigneuries, taillés des fiefs et suscités une cour dont la mièvrerie dévouée, la docilité besogneuse, le calcul cynique et la soumission répétée à chaque occasion sont devenus des rites connus. Ils considèrent l’Algérie comme leur planète à léguer à leur progéniture. Ils sont d’ailleurs l’objet de dérisions dans les cafés par les jeunes. Au moment de leur désoeuvrement. Sans vergogne, ils se sont vêtus de l’immoralité qui leur sied. Ils installèrent la pénurie, en criant à la crise venue de l’extérieur et laissant à la plèbe qu’ils méprisent la débrouillardise… L’arme absolue contre tous ces magouilleurs en tout genre, c’est l’humour qui nous permet de nous gausser de la loi régissant les rapports entre eux : le copinage tous azimuts et l’utilisation envers leurs supérieurs de la pommade, de l’encens et de la brosse. Apprends que la bassesse et le recul sont leur arsenal préféré. Ils restent tapis dans l’ombre pour organiser leur curée. Si tu es humble devant eux, ils te bouffent et font preuve d’un pédantisme dont l’outrecuidance dépasse toutes les bornes. Le rabâchage fuse par leurs bouches comme des vérités cinglantes et prêtes à être imprimées et diffusées, brochures à mettre sur nos tables de chevets et à psalmodier chaque soir.
Observe un peu, me disait-il, les services multiples qu’ils se rendent, les fraudes auxquelles ils se livrent et les cadeaux qu’ils se font. C’est de la comédie. Une hypocrisie entretenue par tout un chacun d’eux. Les uns espèrent sinon amadouer, du moins neutraliser les récalcitrants et les gagner à leur camp. Se frayer un chemin dans la jungle dont ils connaissent seuls les lianes inextricables ? Impossible pour le commun des mortels de les égaler… Désormais, le désarroi, la crise de conscience et la révolte qui dormaient en nous doivent se réveiller. Les magouilles, les manœuvres, les intriques, les complots, les coups bas et autres recettes auxquelles ils se livrent à longueur d’année doivent être mis en lumière et dénoncés. En un mot, il faut conjurer le désespoir qu’ils cherchent à institutionnaliser...
En effet, c’est dur d’être des victimes du sadisme du pouvoir dans son propre pays. Les toiles d’araignée et la poussière viennent se déposer sur notre fatalisme légendaire. Le pouvoir peut être fier de nous avoir comme citoyens soumis. Il exploite à satiété chez nous les sentiments patriotiques. Même après de longs mois de silence, nous entendons les mêmes sornettes. Face aux injustices innombrables générées par la politique de nos tyranneaux, on meurt à petit feu. La dérision, cette thérapie de l’heure, n’est plus de mise. Privés de notre droit à l’expression, nous devons prendre en horreur les profiteurs de tout acabit. La société court un grave danger : devenir un vaste univers cellulaire. Une sorte de réserve où nous serons parqués. Que pouvons-nous contre la terreur organisée ? Contre la brutalité de nos bourreaux ? Car ils cherchent à empoisonner en nous toute forme d’espoir et à polluer nos mentalités par leur propagande à bon marché, nous devons sans relâche souffler pour rallumer le feu du changement. Face à nos assassins, réels ou en puissance, l’indignation n’est plus l’ultime secours. Oui, le changement de système et de personnel politique est possible. L’Algérie est composé de jeunes à 70%. Ils sont la majorité, le parti majoritaire. Et c’est à eux de gouverner et de remercier dans tous les sens du terme la gérontocratie gouvernante constituée en oligarchie...          
Les prostitués du pouvoir, les anciens et nouveaux harkis du système et autres spécialistes ès flicage et magouille en tout genre craignent la subversion par-dessus tout. Il n’est qu’à voir la réticence du pouvoir quant aux manifestations. Rien n’est plus dangereux que de devenir les béni oui-oui de ces clowns en mal d’inspiration. Ils ont fait de l’Etat une vaste machine à briser les volontés saines du pays. Leur tendance à la malveillance appelle notre répulsion, non notre perplexité. Ils ont semé de mauvaises graines : le népotisme tribal, le clientélisme et les prébendes. Nous effacer et exécuter leurs ordres ? Voilà l’attitude qu’ils nous dictent pour gagner notre pain. Devant notre stupeur et notre engourdissement, leurs consciences séniles jubilent de frénésie destructrice. Ils veulent créer leur vérité. Une vérité à leur image. Pour nous, la réclusion. Leurs discours sont de véritables somnifères. Chaque soir, ils ont anesthésié nos esprits depuis de nombreuses années... Les dîners et les rencontres sont les occasions pour eux de cibler une carrière, ciblée de longue date. Un marketing durablement établi. Ils sont tous membres d’un réseau et ont un bon carnet d’adresses. Aucun d’eux n’ignore les habitudes des autres. Ils se tiennent par la barbichette et s’avertissent mutuellement via la petite lucarne encore squattée par la pensée unique (même si elle se multiplie par dix, la une, la deux, la trois… demeure investie par la pensée unique et craint par-dessus tout le débat contradictoire).
Les mensonges? Leur spécialité préférée. Cela leur sert à fabriquer une mentalité dans l’opinion de chacun de nous. Tu parles s’ils sont crédibles ! Ils cultivent l’arrogance et l’ostentation. Leurs passages à la télévision dont ils ont fait leur monopole ne sauraient les rendre crédibles. Ils n’ont dans leurs bouches que les menaces et les intimidations. En plus, ce sont des bigots hors catégorie. Sans oublier qu’ils sont fiers de la logomachie de leurs médias qui tardent, près de cinquante ans d’indépendance, à devenir des services publics permettant la critique et le débat sur les grands sujets qui engagent notre pays. Depuis l’indépendance, ils ne cessent de cultiver la médiocratie. La méritocratie ? Le vilain vocable !
Nous pouvons êtres altiers nous aussi. Avec notre fâcheuse tendance à obéir à l’autorité et à tout recevoir d’elle, sans rechigner… Devant la rancœur et le désarroi que nous affichons, ils bâtissent une République devenue, d’année en année, leur fonds de commerce… Tels sont mes souvenirs et mon analyse sur notre Algérie. Je tenais à vous en faire part. Reposez en paix, Monsieur Ben Bella. Allah yarahmèk.

*Auteur-avocat algérien

1- Libération du 2 juillet 1991: «L’Algérie entre bureaucratie et monétarisme»;
2- Horizons du 1er août 1992: «Les mouches du coche de la démocratie»;
3- Le Quotidien d’Oran du 09 mai 2010: «Dur métier que la démocratie».



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