Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Des imams en politique

par Abed Charef

Des imams célèbres expriment leur joie après l'assassinat d'un autre imam, tout aussi célèbre. Le choc est énorme pour une opinion musulmane, en pleine confusion, et qui n'arrive pas à établir une frontière entre le politique et le religieux.

Chaque guerre a ses symboles, et ses images fortes. De la révolution libyenne, on aura retenu le fameux discours de Maammar Kadhafi menaçant de poursuivre les rebelles « zengazenga », puis ce même Kadhafi, lynché par une foule hystérique, avant que son corps ne soit exposé dans un hangar. Les images d'un de ses fils, lui aussi arrêté vivant, mutilé, avant d'être assassiné, ont également marqué les Algériens. Pour l'Egypte, deux images ont dominé. Celle de la fameuse attaque aux chameaux contre la place Tahrir et, plus tard, celle de Hosni Moubarak, malade, trainé dans son lit pour être amené devant un tribunal.

Auparavant, la Tunisie avant ouvert le bal avec cette image d'un homme seul, dans la rue, la nuit, criant son soulagement, pour annoncer à ses concitoyens : « Ben Ali hrab », Ben Ali a fui. Il marchait dans la rue, ivre de bonheur, répétant inlassablement cette formule simple : Ben Ali a fui la Tunisie, le calvaire est fini. En Syrie, les images se bousculent, mais ce qui risque de marquer les esprits ne relèvera peut-être pas de l'image. Ce sera le choc provoqué par l'appel au meurtre contre le syrien Ramadane El-Bouti, lancé par le prédicateur Mohamed Kardhaoui, suivi de l'assassinat effectif d'Al-Bouti, et comment Kardhaopui et Sudeissi, imam de La Mecque, ont exprimé leur satisfaction.

Quelques rappels d'abord. Saïd Ramadane Al-Bouti appartient à une école pacifique, qui prône l'action pacifique et le respect de l'ordre établi. Il est aussi imprégné d'une pensée politique basée sur la reconnaissance de l'Etat-Nation, et croit, de ce fait, plus à son pays, la Syrie, qu'à une mythique nation musulmane. Quand la crise syrienne a éclaté, il a pris fait et cause pour le pouvoir en place qui, pour lui, représente l'Etat syrien face à l'inconnu. Une image classique partagée par les tenants d'un islam traditionnel pacifique, connu également en Algérie, au Maroc, en Egypte et ailleurs.

Al-Bouti était aussi un personnage très attachant. Il parlait d'une voix douce, et cherchait à convaincre plutôt qu'à dominer ou menacer, comme le font souvent les militants islamistes. Je l'ai rencontré à deux reprises, et j'étais frappé par sa ressemblance physique avec les vieux berbères du Dhahra. Face à cette attitude d'Al-Bouti, Kardhaoui a émis une fetwa, légalisant explicitement son assassinat.

https://www.facebook.com/photo.php?v=10200192493029869

Sur la chaine Al-Jazeera, il a déclaré qu'il fallait les combattre tous. « Ceux qui travaillent avec le régime, nous devons les combattre tous, militaires, civils, oulémas, ignorants ». Leur attitude est « injuste comme celle du régime. Toute personne qui participe au combat doit les combattre », a-t-il dit.

Quelques jours après la diffusion de cette émission, Al-Bouti était assassiné lors d'une explosion dans une mosquée. L'attentat a fait 42 morts. Qardhaoui déplore alors la mort d'un cheikh qui a été un « ami ». http://www.youtube.com/watch?v=7HrVMXTXHaQ

Mais il maintient la charge contre Al-Boutiqui a, selon lui, « contredit les Ouléma de Syrie », et a été aux côtés du régime (syrien), contre son peuple jusqu'au dernier moment ». « J'aurais voulu que Dieu l'oriente vers le droit chemin ; je suis contre lui, mais nous n'acceptons pas que les gens soient tués dans les mosquées », se défend Qardhaoui, qui tente de rejeter la responsabilité de la mort d'Al-Bouti sur le régime syrien, en affirmant que la mosquée où il a été tué est ultra-surveillée. « Qui a tué Cheikh Al-Bouti ? », se demande-t-il.

L'attitude du célèbre muphti d'Al-Jazeera a provoqué un véritable choc, et a soulevé une violente polémique. Sa crédibilité, déjà entamée en raison de son attitude calquée sur la nouvelle vague qui souffle sur le monde arabe, a reçu un nouveau coup. Mais Kardhaoui a reçu un appui de choix. L'imam de La Mecque, le célèbre Sudeissi, qui officie à la Grande Mosquée de La Mecque, est lui-même intervenu pour appuyer Qardhaoui, tenant un discours d'une rare violence contre Al-Bouti, qu'il a qualifié d'«Imam de l'hérésie et de l'égarement. Avec sa mort, le mal sera atténué », a-t-il dit.

Selon Sudeissi, Al-Bouti était un des « fers de lance de l'hérésie et de l'égarement. Il enjolivait les pratiques hérétiques et incitait les gens à les adopter ; dans le même temps, il mettait en garde contre les sunnites. « A cause de lui, nombre de gens se sont égarés du droit chemin, selon Sudeissi, qui accuse Al-Bouti d'avoir «passé sa vie à servir un Etat athée qu'il a défendu du temps de Hafedh El-Assad. Il a persisté dans cette voie sous Bachar, dont il était le plus grand soutien parmi les hommes de religion ».

Ceci d'Al-Bouti « un moudjahid au service du diable », selon Soudeissi, car il a « encouragé à l'extermination des musulmans ». il est « complice de l'assassinat de milliers de musulmans ».Il est légitime et licite d'exprimer sa joie après la mort d'Al-Bouti, affirme, catégorique, Sudeissi.

L'intervention de Sudeissi a jeté un froid. Autant il est de mode de s'en prendre à l'imam d'Al-Jazeera et de l'OTAN, autant il est difficile de critiquer celui qui officie dans l'un des deux premiers Lieux saints. Sudeissi, c'est le soleil. Il n'y a rien au-dessus. Plus haut qu'Al-Azhar et Qom réunis. Tout le monde a aussi le sentiment que c'est aussi le point de vue de l'Arabie Saoudite. Un point de vue qui pèse dix millions de barils/jour.

Mais au-delà de tout, cette affaire révèle que quand les religieux entrent en politique, ils font aussi mal que les politiques qui veulent régenter le religieux.