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DELHI - Imaginez le scénario suivant : une société privée crée et contrôle sa
propre juridiction au sein d'un État souverain. Cette entreprise établit sa
propre monnaie, promulgue des lois, et met en place des tribunaux, prisons,
forces de police, et même des services de renseignement. Elle élabore ses
propres réglementations (ou décide de ne pas en appliquer) en matière fiscale
ainsi que dans les domaines du travail et de l'environnement, sans égard pour
leur compatibilité avec les lois nationales.
Imaginez maintenant que cette entreprise adopte le Bitcoin comme monnaie officielle, et qu'elle annonce un certain nombre de plans de privatisation des services publics. Elle remplace le système judiciaire existant par un « centre d'arbitrage », et va jusqu'à mettre en place un système de citoyenneté payante nécessitant la signature d'un « contrat social » conçu pour encourager les bons comportements. Finalement, le gouvernement démocratiquement élu du pays intervient pour mettre fin à ces absurdités, et affirme que les lois nationales s'appliquent également à cette juridiction. Or, plutôt que de se conformer à cette volonté, l'entreprise attaque en justice le gouvernement en lui réclamant plusieurs milliards de dollars, invoquant ses prévisions de pertes financières. Semblant tout droit sorti d'un roman dystopique, ce scénario correspond précisément à la situation actuelle au Honduras. Le gouvernement hondurien est actuellement confronté à sept procédures de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE), initiées par plusieurs entreprises privées. Une société américaine basée dans le Delaware, Honduras Próspera, poursuit le pays pour un montant ahurissant de 10,7 milliards $, soit deux tiers du budget de l'État estimé pour 2023. Cette histoire débute par le coup d'État militaire de 2009, qui renverse le président hondurien démocratiquement élu, Manuel Zelaya. À l'issue de ce bouleversement, le nouveau gouvernement promulgue rapidement une loi consistant à établir des zones spéciales de développement présentant les caractéristiques décrites précédemment. En 2012, la Cour suprême du Honduras invalide cette loi, qui s'inscrit selon elle en violation flagrante de la souveraineté du Honduras. En réponse, le Congrès national destitue plusieurs juges, et les remplace par des magistrats plus conciliants. Cette refonte judiciaire posera les bases de l'adoption en 2013 d'une loi similaire sur les zones pour l'emploi et le développement économique (ZEDE). Il existe actuellement trois ZEDE au Honduras : Próspera, Orquídea et Ciudad Morazán. Ces entités fonctionnent comme des cités-États indépendantes, inspirées des fantasmes libertaires d'investisseurs milliardaires tels que Peter Thiel et Marc Andreessen, qui rêvent depuis longtemps de paradis fiscaux fondés sur les cryptomonnaies et indifférents aux règles démocratiques fondamentales. Plusieurs lois permettant l'expansion illimitée de ces zones ont facilité l'expropriation de terres appartenant aux résidents locaux. Dans la ZEDE de Próspera, 44 % des membres de l'autorité gouvernante sont directement nommés par le propriétaire de l'entreprise, et 22 % supplémentaires sont élus par des propriétaires terriens dont les votes sont proportionnels à la superficie de leur propriété. Ces événements ont suscité une indignation publique généralisée, tant au Honduras qu'à travers le monde. Après la victoire du parti de gauche Libre, dirigé par la présidente Xiomara Castro, aux élections de 2021, le nouveau gouvernement a rapidement honoré sa promesse de campagne consistant à révoquer la loi sur les ZEDE, une mesure largement soutenue par la population du Honduras. Próspera a néanmoins décidé de réagir, faisant valoir que son accord avec le gouvernement précédent garantissait une période de stabilité juridique de 50 ans, qu'il reconnaissait la primauté des droits et privilèges des investisseurs, et qu'il incluait des « sauvegardes » en vertu de l'accord de libre-échange entre la République dominicaine et l'Amérique centrale (CAFTA-DR) ainsi que du traité bilatéral d'investissement entre les États-Unis et le Honduras. Próspera continue aujourd'hui d'exploiter St. John's Bay, sa « ville phare », et réclame des dommages et intérêts au gouvernement du Honduras pour avoir eu l'audace de vouloir appliquer les lois du pays. Les gouvernements, en particulier dans les pays à revenu faible et intermédiaire, sont naturellement méfiants à l'égard des mécanismes de RDIE, qui permettent aux investisseurs étrangers de réclamer des compensations au motif de changements de politiques ayant affecté leurs activités. À l'origine, ces mécanismes étaient censés empêcher l'expropriation d'actifs privés via les nationalisations. Seulement voilà, la définition de l'expropriation a été étendue à tel point qu'elle peut désormais inclure toute action gouvernementale que les investisseurs estiment susceptible d'impacter négativement leurs bénéfices, telle que l'adoption de nouveaux impôts et réglementations. Lorsque des litiges surviennent, ils sont résolus par le biais de tribunaux d'arbitrage internationaux. Il existe aujourd'hui plusieurs de ces tribunaux, dont des tribunaux publics tels que le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale, et la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international, ainsi que des organismes privés tels la Cour internationale d'arbitrage de Londres et le Centre d'arbitrage international de Singapour. Or, ces tribunaux se prononcent de manière écrasante en faveur des investisseurs. Les arbitres peuvent contraindre les États à verser des dommages et intérêts considérables, sans possibilité de recours juridique contre les décisions. Par ailleurs, le système est conçu pour permettre aux entreprises de déposer plainte contre les États tout en empêchant ceux-ci de poursuivre des entreprises privées. Ce parti pris évident a d'ailleurs poussé un certain nombre de pays en voie de développement à se retirer du CIRDI. Les États-Unis ont joué un rôle majeur (et regrettable) dans la création de ce système. En 2020, alors candidat à la présidence, Joe Biden critiquait vivement les mécanismes de RDIE, en écrivant : « Je pense que les entreprises ne devraient pas bénéficier de tribunaux spéciaux qui ne sont pas disponibles pour d'autres organisations ». Biden a par la suite déclaré qu'il s'opposait à « la capacité des entreprises privées à s'attaquer aux politiques relatives au travail, à la santé et à l'environnement » via les procédures de RDIE, ainsi qu'à « l'inclusion de telles dispositions dans les futurs accords commerciaux ». Depuis, Biden a honoré sa promesse d'exclusion des clauses de RDIE des futurs accords commerciaux, qui toutefois continuent de s'appliquer aux traités existants, tel que celui qui affecte actuellement le Honduras. Au mois de mai, plus de 33 membres du Congrès, conduits par la sénatrice Elizabeth Warren et le représentant Lloyd Doggett, ont adressé une lettre à la représentante américaine au commerce Katherine Tai et au secrétaire d'État Antony Blinken, les exhortant à soutenir le Honduras dans l'affaire des RDIE. L'administration Biden a cependant laissé cette procédure obscène se tenir devant les tribunaux américains, ce qui contredit la position affirmée du président concernant la nature injuste et antidémocratique des mécanismes de RDIE. L'affaire des RDIE au Honduras constitue une importante mise à l'épreuve pour l'administration Biden, qui, si elle laissait primer ce deux poids deux mesures extrême, en particulier dans une affaire aussi claire, mettrait à mal de façon irréparable toute prétention restante des États-Unis au leadership mondial. *Professeure d'économie à l'Université du Massachusetts d'Amherst, est membre de la Transformational Economics Commission du Club de Rome, et coprésidente de la Commission indépendante pour la réforme de l'impôt international sur les sociétés. |
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