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En Tunisie comme en Egypte, mais aussi en Syrie ou en Libye, il est
beaucoup fait usage (peut-être trop) du mot Révolution. Dans ce qui suit, il ne
s'agit pas de juger de la pertinence d'un tel emploi mais une chose est sûre :
la Révolution est souvent perçue comme la remise en cause du pouvoir en place
alors que l'enjeu est bien plus important. Il ne s'agit pas simplement de
chasser le tyran ou de venir à bout d'un système politique inique. C'est,
pourrait-on dire, le plus facile car, au-delà de crier, « le peuple veut la
chute du régime » (et d'arriver à le faire tomber), il faut aussi être capable
de changer sa manière de penser et d'admettre que c'est elle qui, d'une
certaine façon, a permis à la dictature de s'installer et de durer. Il faut
donc être convaincu qu'une Révolution n'en est pas une si elle ne fait pas
évoluer les mentalités et si elle ne remet pas en cause nombre de certitudes
figées depuis des décennies voire des siècles.
Ainsi, les récents événements en Egypte et en Tunisie incitent à se demander si le monde arabe ne retombe pas dans ses travers avec une résurgence de l'attente de l'homme providentiel. Alors que le processus engendré par les événements de 2011 semble dérailler (violences, tentations d'un retour à l'ordre musclé, manifestations hégémoniques des islamistes), il n'est question que de telle ou telle figure susceptible de ramener le calme et la concorde. Comme si le salut ne pouvait naître que d'un seul individu ! Comme si la dynamique engendrée par les manifestations populaires sans leader n'avait servi à rien. Comme si les grandes mobilisations sans figures de proue sur les réseaux sociaux n'avaient été qu'une parenthèse. Nombreux sont les experts qui expliquent cette tendance par la proéminence du père dans les sociétés arabes. Le chef-roi, le zaïm, le guide (ou combattant) suprême, le raïs, « the higness » (l'altesse), tout cela viendrait, pour reprendre l'expression du journaliste marocain Karim Boukhari, « du complexe du père que l'on ne tue pas parce que cela ne se fait pas » (1). Il y a du vrai dans cette explication mais l'on aurait pu penser, à l'aune du Printemps arabe, qu'elle commence à dater. En effet, comme le relève le penseur Emmanuel Todd, le monde arabe est entré depuis longtemps dans une séquence où « les fils savent lire, et les pères non ». Comprendre, une situation où les plus jeunes sont plus instruits, plus influencés par le monde extérieur, plus en prise avec les grands enjeux modernes ce qui « entraîne une rupture des relations d'autorité, non seulement à l'échelle familiale, mais implicitement à l'échelle de toute une société » (2). Les tentations récentes d'en appeler au sauveur providentiel peuvent donc être considérées comme la manifestation de forces de rappel propres aux sociétés patrilinéaires. Mais il n'y a pas que cela et le cas des islamistes parvenus au pouvoir illustre un autre type de fascination pour le pouvoir absolu. Lorsque le président Morsi a décidé de s'arroger plusieurs pouvoirs, nombreux ont été les commentateurs et acteurs politiques qui l'ont qualifié, non sans une certaine ironie, de pharaon. On sait, en effet, l'importance symbolique que ce terme recèle chez les islamistes égyptiens puisqu'il désigne le souverain impie, le dirigeant idolâtre à abattre coûte que coûte. Traiter Morsi de pharaon renvoyait donc ce dernier à ses propres détestations mais, à dire vrai, cette comparaison n'était pas la plus pertinente. En réalité, c'est plutôt de calife dont il aurait pu être question même si on comprend qu'il est plus facile et moins dangereux de parler de pharaon. Etre calife, c'est-à-dire un successeur du Prophète à la tête de la communauté de tous les croyants et avoir des pouvoirs religieux et politiques absolus et incontestés : voilà le non-dit qui, consciemment ou non, de manière assumée ou non, façonne et motive nombre de leaders islamistes. On objectera que les Frères musulmans, à la différence des salafistes, ont pris leurs distances avec le thème de la restauration du califat aboli par Atatürk. Il n'empêche : Morsi ne se voit certainement pas en nouveau Nasser. Sa référence à lui, c'est le califat et la nécessité pour son peuple de lui obéir sans discuter puisqu'il est désormais porteur d'une double légitimité. Celle des urnes et, plus encore, celle de l'appartenance à un mouvement se réclamant de la religion. On se souvient de l'une des premières déclarations du Premier ministre tunisien Hamadi Jébali, ce dernier promettant l'établissement prochain du sixième Califat. Ce n'était pas qu'une simple déclaration euphorique d'un homme qui venait de passer de la clandestinité au sommet de l'Etat. Bien au contraire, cela traduisait une conception absolutiste de l'exercice du pouvoir. Tant qu'ils rêveront d'un calife en remplacement du tyran, les islamistes se comporteront comme des dictateurs en herbe et leurs promesses de respecter la démocratie et l'alternance resteront sujettes à caution. Mais, le camp non-islamiste n'est pas exempt de reproches non plus. Les opposants épris de démocratie qui, en réalité, ne demandent qu'à exercer un pouvoir absolu courent les salons. Il suffit de voir la manière dont ils persistent à diriger leurs partis. Pas de débats, pas de courants, pas de numéro deux, un passage de témoin sans cesse repoussé et un culte permanent de leur propre personnalité? C'est d'ailleurs pourquoi il n'est pas difficile de créer des divisions au sein de ces formations en incitant les lieutenants, qui n'en peuvent plus d'attendre leur tour, à faire sécession. L'Algérie en est l'exemple. Tous les partis d'opposition (et même ceux proches du pouvoir !) ont connu - ou connaîtront - ce genre d'épisodes où des factieux sont incités à jeter dehors un zaïm trop longtemps accroché à son fauteuil? Se débarrasser du « zaïmisme » et du « califisme » ne sera pas chose facile mais cela doit être l'un des enjeux majeurs des transformations actuelles. Il ne s'agit pas d'imposer une quelconque forme de collectivisme, idée derrière laquelle se sont cachés maints dictateurs et systèmes totalitaires. Mais, en ce début de siècle, l'avenir des nations passe tout de même par l'action et les réflexions collectives. Par l'expérimentation de nouvelles formes de démocratie et de mise en place d'un Etat de droit. A défaut, les processus révolutionnaires en cours risquent bel et bien d'échouer car l'Egypte, comme le reste du monde arabe, n'a nul besoin d'un nouveau Nasser et encore moins d'un sixième califat. (1) Editorial, Tel Quel, 14 juillet 2012. (2) Allah n'y est pour rien, sur les révolutions arabes et quelques autres, Arrêtsurimages.net, juin 2011. |
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