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L'indicatif radiophonique hawfi «Tlemcen ya aliya», la mythique touchiat kamal hsine, le rebab langoureux
de Anis, les fioritures de la mandoline et la voix suave de Rifel.
Le palais de la Culture Abdelkrim Dali de Tlemcen a abrité dans la soirée de ce vendredi (29 novembre 2019) un concert de musique andalouse de haute tenue dédié par l'Association culturelle et musicale Mustapha Belkhodja d'Oran. L'illustre ACMB ne pouvait pas mieux choisir un cadre doublement symbolique pour organiser cet événement commémoratif. Et pour cause. Il s'agit d'un vibrant hommage posthume au «Sultan» du rebab, en l'occurrence Cheïkh Mustapha Kamil Belkhodja, son «parrain» charismatique, dont elle porte majestueusement le nom. Quant au programme concocté pour la circonstance, l'orchestre a gratifié les mélomanes présents dans une première partie d'une nouba raml el maya se déclinant en sept mouvements : un mseder «madhloum wa mouchtaki», un btaïhi «salli houmoumek fi dal achiya», un derdj «fèh el banafsèdj», un insiraf «rouba laïline dhafirtou bil badri», qadria «fil hayat ma naltou ghardi», un insiraf/makhlas «tarhalou anni wa sariu» et un makhlas «laqitou habibi». Un tour de chant agrémenté d'un istikhbar mouwal exécuté par le jeune Adil Belkhodja... Auparavant, en ouverture, l'orchestre a interprété instrumentalement le hawfi «Tlemcen ya aliya», soit l'indicatif (jingle) de Dar el ida'a de Tlemcen des années 40. En guise d'intermède : projection d'un film documentaire sur le parcours artistique de Mustapha Kamil Belkhodja (illustré de témoignages de Dr Amine Kalfat, Me Réda Belkhodja, Sid Ahmed Belkhodja, Me Choukri Kalfat et Dr Fethi Hamidou), produit et réalisé par l'ACMB (les frères Rifel et Anis). Dans la deuxième partie où Anis troquera le rebeb contre l'alto, l'orchestre a joué la tchouchia kamel el kbira (mode hsine), suivie de deux hawzi «b'qit mahoum» (mawel/araq) de Cheïkh Boumediène Bensaïd dit Zelbouni et «men saba m'a mlih ferdja» de Cheïkh Ben M'saïb, ponctués par deux istikhbarate raml el maya dédiés par Rifel Kalfat et Amine Hadj Allal. Au titre du medh, l'orchestre a interprété une qacida «Sid ahmed tidjani» avant de clore avec «tabqaw ala khir». La scène était animée par un data show où passait en boucle le portrait du sultan du rebab, des photos archives et des images des sponsors. Cette association qui émane et tire son nom de l'orchestre dit du lycée Dr Benzerdjeb de Tlemcen créé en 1970, sous la direction de Hadj Ben Kalfate, prendra en 1975, abstraction faite d'un lien de parenté avéré caractérisé par une mélomanie cultivée, le nom du grand virtuose du rebab dont le coup d'archet a laissé auprès de nombreux mélomanes un souvenir impérissable. Installée à Oran, l'association musicale «Mustapha Belkhodja», qui est présidée par Dr Amine Kalfat, mandoliniste hors pair (initié par son oncle Djamel de la Slam), chirurgien dentiste de son état, et dont l'orchestre est dirigé par son fils, le maestro Mahmoud Rifel (à l'alto), avec à ses côtés son jeune frère Anis Amanallah (au rebab), compte aujourd'hui en son sein deux fils du cheïkh, Réda (à l'alto), avocat, et Nabil (à la kouitra), fonctionnaire, alors que son regretté frère Fouzi, médecin, qui jouait au rebab avec eux, est décédé en 2014 (24 juin) ; la chaise ne restera pas «vide» puisque le fils de ce dernier, Adil en l'occurrence, prendra le «relai» paternel avec son luth. Il faut souligner dans ce sillage que ladite association avait organisé un hommage au regretté Dr Fouzi Belkhodja un vendredi 03 avril 2015 au cinéma Es-Saâda (ex- Colisée) d'Oran. L'orchestre compte en sein quinze éléments (un rebab, une mandoline, quatre kouitra, quatre luths, trois violons alto, une derbouka et un tar). A noter la présence de deux anciens membres dudit orchestre de 1970, à savoir Hadj Ben Kalfate et Réda Belkhodja. Mustapha Kamil Belkhodja naquit le 4 août 1917 à Tlemcen au sein d'une famille de mélomanes, dans le quartier de Rhiba. Très jeune, il fréquenta l'école coranique de la petite mosquée de Sidi el Wazane, le primaire à l'école Décieux, puis le collège De Slane... Le prénom composé donné par son père lui fut octroyé par référence au grand penseur et militant égyptien Mustapha Kamil Bacha (1874-1908) et non au père fondateur de la Turquie moderne Mustapha Kémal, alias Attaturk, en 1923 soit 06 années après sa naissance, d'après le défunt Belkacem Belarbia, ancien conservateur du musée Ahmed Zabana d'Oran. Son grand-père paternel, Hadj Mohamed Seghir, décédé en 1907, était, dit-on, un fin archet. Très jeune, Mustapha Belkhodja apprit à jouer de la mandoline. Il s'initia ensuite à la kouitra et au violon alto. Mais c'est grâce au maître Omar Bekhchi qu'il découvre un instrument traditionnel (monocorde) difficile, le rebab, dans lequel il va exceller, et qui va devenir son instrument fétiche. Passionné par la musique andalouse, il crée en 1932, en compagnie de son ami Mohamed Bouali, une association musicale appelée Union et progrès, au sein de laquelle enseignait cheikh Abdelhamid Bendimered. En 1934, Mustapha Belkhodja va fonder, avec Mohamed Bouali, Anouar Soulimane, Hocine Damerdji et Mohamed Hadj Slimane, la Société littéraire, artistique et musicale (Slam), dont cheikh Omar Bekhchi et cheikh Kazi Aouel Ghaouti figureront parmi les premiers professeurs. En juin 1939, il passe avec succès les épreuves du baccalauréat et s'inscrit à la faculté de médecine de Montpellier. Au bout de deux années, il rentre en Algérie et se retrouve étudiant à la faculté de pharmacie d'Alger. C'est durant cette période qu'il fit la rencontre des grands maîtres de la sanaâ d'Alger, tels que cheïkh Mahieddine Lakehal, les frères Fekhardji, Abderrahmane Belhocine, Dahmane Benachour, Youcef Khodja... Plusieurs morceaux de la sanaâ sont ainsi insérés, grâce à eux, dans le répertoire tlemcénien et vice-versa. A la faveur de son séjour à Alger, il côtoie au sein de l'Association El Hayet, le grand maitre de la musique andalouse algéroise de l'époque, Mahieddine Lakehal. A ce propos, et selon un témoignage du Dr Fethi Hamidou, rapporté par le Dr Amine Kalfat, Mustapha Belkhodja se rendait au siège de ladite Association pour les répétitions. C'était son maitre Mahieddine Lakehal en personne qui se levait pour l'accueillir. Ce maitre savait sans doute à qui il avait affaire. C'est à cette époque que Mustapha Belkhodja assimilait une bonne partie du répertoire algérois dont il enrichira plus tard celui de Tlemcen. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il rentre à Tlemcen où il devient instituteur. A ce titre, il enseigna à Bel Abbès (école Gaston Julia de 1950 à 1952 et école Avicenne de 1954 à 1961) et Sfisef (école de M'cid de 1953 à 1954)... Il renoue alors avec ses anciens camarades. En 1946, la Slam donne un concert de musique andalouse qui sera sous la direction de Mustapha Belkhodja retransmis en direct par Radio-Alger via un combiné téléphonique, à partir d'une maison mauresque dite Dar El-Assakri de Tlemcen abritant le premier embryon des studios, située dans le quartier Mustapha (Ars Didou), à proximité du siège du Cercle des jeunes Algériens de Bab el Djiad. Ce baptême des ondes était supervisé par un chargé des affaires culturelles auprès de l'administration de l'époque, le nommé Yahia Boutemene, en présence de personnalités marquantes, tel Cheïkh Abdelkader Mahdad, «un lettré bilingue», si l'on se réfère au livre de Morsli Bouayed «Tlemcen en un clin d'œil»... C'est à cette occasion que le défunt maestro jouera au violon alto le motif musical du haoufi culte «Tlemçan ya-l-alya» qui sera adopté comme indicatif (jingle) de Radio-Tlemcen. A partir de cette date, Mustapha Belkhodja est pratiquement présent à tous les concerts radiophoniques donnés par cheïkh Larbi Bensari de 1948 à 1962. Il lui arrivait aussi d'accompagner au violon alto le cheïkh lors des fêtes familiales. Après l'indépendance, il reprend ses activités au cercle des jeunes Algériens, pour créer, en 1964, une association appelée Gharnata en compagnie de son ami cheïkh Mohamed Bouali. Ce n'est qu'en 1966, avec la reprise des activités de la Slam, qu'il consacre tous ses efforts, avec une participation «exceptionnelle» au 1er Festival national de la musique andalouse qui s'est déroulé au théâtre national d'Alger lors de la soirée du 17 décembre 1966, couronnée par une médaille d'or (décernée à la Slam). Il joue à cette occasion en solo, avec son rebab, pardon ses doigts magiques, une grande partie de la «touchiat kamal hsine», un véritable morceau d'anthologie. Il est alors surnommé à cette occasion «le sultan du rebab», par Cheïkh Dahmane Benachour de Blida. C'est le président Houari Boumediène qui a remis à cette occasion la médaille d'Or à Mustapha Belkhodja (le chef d'orchestre étant Cheïkh Mohammed Bouali, n.d.l.r), en présence de Mohammed Benyahia, Rabah Bitat et Kaïd Ahmed ainsi que Mahieddine Bachtarzi, lors d'une cérémonie officielle au palais du peuple (voir photo)... «C'était un musicien d'un très grand talent qui a ému toute l'Algérie lors du Festival de la musique classique en 1966. Son rebab a fait obtenir à sa troupe la Slam, la médaille d'or du concours. Un grand avenir dans l'art musical national s'ouvrait devant lui mais, hélas, le festival a été son chant de cygne et le rêve est terminé ! C'est ainsi que feu Djelloul Ben Kalfate, président de Gharnata, rendit hommage à celui qui fut le virtuose du rebab, cheïkh Mustapha Belkhodja (in bulletin n°7 du Festival national de la musique andalouse, 1981). Cet auteur de «Il était une fois Tlemcen» lui dédia à ce titre cet insigne panégyrique: «Sur le fond musical constitué par le bourdonnement des luths et des mandoles et par les coups sourds de la percussion, la voix du rebab s'élevait grave, rauque, étouffée, nostalgique, enivrante. Les doigts de Mustapha Belkhodja s'élevaient, s'abaissaient, tremblaient, allant de ci, de là, cherchant sur la longue corde de l'instrument la place exacte, et combien précise et précieuse de la note caressante, éthérée, confidentielle que l'âme attend. La mélodie se développe, passionnante, envoûtante, écoutée avec avidité, évoquant toute l'âme de l'Andalousie. Les yeux étaient fixés sur l'exécutant, le prêtre qui officiait, qui dédiait sa mélodie, venue du fond des âges, à la vie qui passe, aux joies éphémères d'ici-bas, au mythe du bonheur, toujours poursuivi et jamais atteint. Le miracle des doigts magiques qui caressaient la corde pour en tirer les accents déchirants qui ensorcellent l'âme est terminé. La main, animatrice miraculeuse de la matière est elle-même devenue matière et ne parlera plus. Ainsi en a décidé le sort...». Fin de citation. Ce «sort» qui fit que le rebab du cheïkh se confondait comme par enchantement, tel un sortilège, avec son corps à l'exemple du nay (flûte persane) «possédé» par le mawlawi (soufi) lors de l'exécution du «samaâ», formant ainsi «l'homme parfait». On notera à ce titre que les Cheïkhs Omar Bekhchi (1884-1958), Larbi Bensari (1872-1964) et Mustapha Belkhodja (1917-1968) représentaient les trois figures emblématiques du rebab. Un trio indétrônable, inégalable. Quelques semaines plus tard (après le fameux Festival de 1966), il aiguise les cordes de son rebab, en Tunisie, où il fut chaleureusement applaudi. Il convient d'indiquer qu'une troupe musicale tunisienne porte le nom «Rebab», accompagnée d'un ballet dirigé par Sihem Belkhodja. Mustapha Belkhodja tire sa révérence à l'âge de 51 ans, le 20 juillet 1968, à Alger, après une soirée vécue avec ses amis, à la piscine El-Kettani. Il a laissé quatre fils, dont trois sont des musiciens accomplis. Ne dit-on pas qu'on reconnaît l'arbre à ses fruits ? «M'nayen dek el f'riya' qalou m'dik es djira». L'Académie arabe de musique le distingue honorablement le 3 mai 2001, à l'occasion de la 16ème édition de son congrès qui s'est tenu à Alger. Passons maintenant en revue les noms de grands musiciens de l'ancienne génération de Tlemcen, qui jouaient du rebab : Cheïkh Larbi Bensari et ses deux fils Redouane et Si Mohammed, Cheïkh Omar Bekhchi, Cheïkh Abdelkrim Dali, Cheïkh Abderrahmane Sekkal, notamment, qui ont fait des émules au sein des Associations musicales, à l'instar des Taha Aboura, Yahia El Ghoul et son frère Belkacem, Braham Abi Ayed, Salah Boukli, Ahmed Mellouk, Tahar El Hassar, Fouzi Belkhodja, Mourad Sekkal, Fouzi Kalfat, Kheireddine Bouabdellah... Parmi les jeunes qui ont pris le relai, on peut citer Rifel Kalfat, Anis Amanallah Kalfat, Nabil El Ghoul, Tchiali, Hadj Allal, Rahmoun, Yacine Tabet... Par rapport à Alger, rappelons les noms des frères Fekhardji (Mohamed et Abderrazak), Sid Ali Ben M'rabet, Farid Khodja, Nadjib Kateb, Rachid Gherbas, entre autres, sans oublier le grand maestro Sadek El Bedjaoui (dont la nièce joue du rebab au sein de l'Association éponyme de Bedjaïa)... Pour ce qui est de la facture du rebab, la ville de Tlemcen a enfanté plusieurs artisans luthiers spécialisés dans la fabrication de cet instrument fétiche, entre autres, dont Mustapha Bendimered, Abdeldjelil Hassaïne, Mahmoud Fekhar, Belkacem El Ghoul, Salah Boukli, Braham Abi Ayed, Kheireddine Bouabdellah... Quant à la question de l'initiation, «Hormis Si Mohamed Bensari qui transmettait les rudiments de cet instrument, ceux qui jouent du rebab l'ont appris sur le tas», estime Cheïkh Abdelkader Bekkaï, président de l'Association Tarab El Acil. Un avis partagé par le Dr Yahia El Ghoul, ancien chef d'orchestre de l'illustre Association Nacim El Andalous, également musicologue : «Je m'en suis initié tout seul avec le rebab de Cheïkh Larbi Bensari ; la maitrise du violon permet en fait de manier le rebab». Il faut souligner dans ce sillage qu'un atelier dédié aux techniques d'exécution du rebab en l'occurrence, avait été organisé en mars 2017 au centre des études andalouses de Tlemcen au profit des jeunes musiciens de l'andalou, à l'initiative de l'Association El Kortobia. |
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