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Ce
livre est le fruit d'une nuit que Kamel Daoud a passée au musée Picasso à
Paris. Pour lui, c'est une nuit sacrée. «Si j'ai accepté, c'est pour une unique
raison : l'érotisme est une clef dans ma vision du monde et de ma culture».
Le livre est constitué de plusieurs chapitres titrés, centrés tous sur Picasso, mais qui expliquent aussi la relation de l'Homme au monde à travers des thèmes philosophiques comme le corps, le nu, l'amour, l'altérité? L'auteur commence par décrire Paris. Pour lui, ce n'est pas seulement une géographie et une topographie, mais une philosophie. «Paris est le Paradis, el Firdaous, pour celui qui vient du sud du monde : mais il y perd son corps, son droit de jouissance, son sexe et sa chaleur à cause de ses soupçons ou de ses différences et pauvretés». Kamel Daoud commente ensuite les tableaux pour découvrir Picasso, le monde, et lui-même aussi. Ce qui fait que Picasso est un génie éternel. «Pour comprendre Picasso, il faut être un enfant du vers, pas du verset», dit l'écrivain. Il ne s'agit pas de commentaires pédagogiques inspirés par les théories de peinture ; l'auteur forge des réflexions profondes à partir des tableaux. Il ne donne pas de réponses ou d'informations, mais pose des questions. L'écrivain fouille profondément l'érotisme chez Picasso. Pour lui, c'est une clef pour comprendre le monde et se comprendre soi-même. Kamel Daoud estime que l'érotisme chez Picasso est un rite de chasse. Autrement dit, le chasseur court après la proie (le corps de l'Autre) pour la dévorer, mais à la fin il se laisse dévorer par sa cible. «Dans le sacrifice érotique on inverse les rôles : on ne brûle pas la proie, mais on brûle pour elle ! C'est le cuit qui dévore le cru». Pour Kamel Daoud, quand Picasso peint le nu, il fait du cannibalisme. Le peintre mange la femme. Celle-ci est très souvent immobilisée sur les toiles : Picasso la fixe pour pouvoir la dévorer. L'immobilisation n'est pas une chosification, un repli, mais une éternité. Pour illustrer cette réflexion, l'écrivain fait rappel à un livre qui traverse toutes ses œuvres : Robinson Crusoé. Robinson et Vendredi sont éternels : il suffit de changer les noms de ce duel mythique : Orient-Occident, Je-Autre, Picasso-Femme, Visiteur-Toiles... Fasciné par la robinsonnade et l'altérité, l'auteur dit : «Le musée est comme une plage et les nus de Picasso sont mes Vendredis». L'auteur de «Meursault contre-enquête» s'attarde aussi sur la philosophie du corps. Il dépasse son concept anatomique et explique comment on existe et on s'efface par le corps. Celui-ci établit le rapport au monde. «L'art est le corps, une guerre ancienne. Son contraire est le meurtre ou le martyre». Il estime notamment que les monothéismes sont une dépossession du corps. Dans cette nuit sacrée, l'écrivain-visiteur crée un personnage fictif. Il l'appelle Abdallah. C'est un homme qui a offert son corps à Dieu et qui a perdu le désir du monde. Effacé, il est au musée Picasso pour détruire l'Occident en le frappant dans son point faible : l'art. Il veut tout détruire parce que «Dès lors peindre c'est tenir tête à Dieu, restaurer peut être des divinités plus anciennes que le monothéisme». Kamel Daoud conclut son livre sur cette phrase qui résume cette nuit sacrée parmi les femmes de Picasso : «Moi, je sors exalté de cette expérience presque : je savais que j'avais raison quand, adolescent dans mon village, j'ai conclu que l'érotisme est la religion la plus ancienne, que mon corps est mon unique mosquée et que l'art est la seule éternité dont je peux être certain». En somme, Kamel Daoud ne fait pas l'in-ventaire du musée Picasso. Il fait la confrontation, dans ce musée semblable à l'île de Robinson, de deux mondes : l'un mange la femme pour exister et l'autre existe à travers le corps de la femme, l'un offre le corps à l'art et l'autre l'offre à Dieu, l'un qui a le désir de vivre et l'autre qui croit à la vie après la mort? Le livre est nourri de pensées et réflexions sur différents thèmes qui conditionnent le rapport de l'Homme au monde : le corps, la religion, la femme, Dieu, l'Autre? Embellie de poésie et de métaphores, l'écriture donne l'impression de lire une fiction. Ce livre, à la suite d'Ibn Tufayl, Daniel Defoe et Michel Tournier, offre une sublime robinsonnade dont l'espace n'est pas une île ou une plage, mais un musée. Kamel Daoud est un épris de philosophie, mais aussi un philosophe ! Kamel Daoud, «Le peintre dévorant la femme», éd. Stock, 2018. * Ecrivain-chroniqueur |
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