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Enfin pour Mannheim, le fascisme
est passé par deux phases qui semblent s'opposer idéologiquement. La première
concerne le changement au niveau du personnel où l'infiltration de
syndicalistes dans le mouvement fasciste a engendré des répercussions
théoriques et idéologiques qui ont produit des effets d'instabilité sur le plan
de sa cohésion sociale, intellectuelle et spirituelle. Cette période a duré
deux ans. Dans la seconde phase qui commença en 1921, le fascisme se stabilisa
et prit son envol pour virer complètement à droite.
D'autres sociologues ont fait écho à Mannheim en reprenant plus ou moins ses thèses touchant les questions de fond de l'interprétation du fascisme. Il s'agit entre autres de Georges Gurvitch dont la grille de lecture part également des «cadres de connaissances» de la société avec cependant un champ plus vaste qui s'étend aux autres continents, en l'occurrence l'Afrique et l'Asie. Gurvitch fonde son analyse du fascisme plus sur sa réalisation en tant que régime politique et social que sur sa genèse. Il considère, en effet, le fascisme comme le reflet des sociétés «technico-bureaucratiques» caractérisées par la fusion de l'Etat totalitaire avec les grands cartels industriels et banquiers dans lesquels s'intègre l'armée, formant ainsi des groupes provenant de la haute bureaucratie technocratique générés par ces mêmes cartels et dont l'objectif est d'imposer une gestion dirigiste et centralisée de l'économie et de la société. L'originalité de l'analyse de Gurvitch est qu'il conçoit l'Etat fasciste non pas comme une entité qui s'identifie et se dilue en la personne du chef, le «führer» ou le «duce», mais plutôt comme un ensemble militaro-industriel hétéroclite structurellement agencé autour d'objectifs associant pouvoir et argent ne laissant au charisme du chef qu'un aspect symbolique, voire même ringard. Ainsi et en comparaison au schéma de base de l'interprétation du fascisme, l'analyse de ce phénomène par les variantes des «cadres de la connaissance» paraît d'un intérêt dérisoire, ce d'autant qu'aucun sociologue n'est parvenu à édifier un système historiquement plus élaboré que celui de Mannheim. Comme on l'a déjà souligné, Mannheim accorde une importance particulière à la mobilité sociale au sein de ces groupes qui, par leur nature, ne sont pas hermétiques mais ouverts, ce qui permet aux individus d'une même société d'y entrer et d'en sortir. Beaucoup d'autres sociologues ou penseurs ont pris une autre orientation en accordant une place prépondérante aux classes moyennes et plus particulièrement à la petite bourgeoisie dans ce processus historique. C'est dans ces deux directions que se sont orientés ceux qui ont voulu savoir sur quelles masses le fascisme s'est-il appuyé pour se réaliser, au moins au début de sa gestation. C'est en partant de ces deux directions de la recherche et de l'analyse touchant la nature du fascisme, que la sociologie a obtenu les résultats les plus concrets et les plus probants qui concordent avec ceux auxquels parvenaient les conclusions des historiens. L'interprétation socio-économique Sur le plan chronologique, l'analyse socio-économique du fascisme est postérieure à toutes celles qu'on a abordées précédemment. Elle se présente d'une certaine façon comme la synthèse de toutes les autres, en ce sens que ses adeptes reprochent à leurs auteurs l'échec d'une vision unifiante et synthétique de ce phénomène historico-politique. En effet, aborder le fascisme sous l'angle socio-économique requiert l'usage de matériaux appropriés qui devraient servir de composants à la construction d'une vision globale s'articulant autour de notions-clés dont l'objectif est d'analyser et de comprendre un phénomène qui n'a cessé d'attiser la curiosité intellectuelle de penseurs de tous bords. Que l'on ne considère le fascisme que comme une tentative de régulation de l'économie en crise et de son système social déficient, ou bien de faire appel à la théorie de Rostow sur les différents stades de développement économique et leur impact sur les formes d'organisation politique, ou alors que l'on adopte l'idée de l'industrialisation tardive, on est tous, d'une manière ou d'une autre, rattachés au cadre socio-économique relatif au développement et à l'industrialisation. L'adepte de cette tendance n'est autre que le Russo-Américain A.F Kenneth Organski (1923-1998) pour qui le fascisme est un phénomène qui s'inscrit dans un processus d'industrialisation d'abord embryonnaire, ensuite entièrement affermi par l'Etat fasciste lui-même. Dans son ouvrage «The Stages of Political Developpement» (Les stades du développement politique) paru en 1965, l'auteur centre sa réflexion sur l'essor économique moderne et ses répercussions sur le développement politique, et ce en examinant quatre stades successifs: le stade de l'unification primitive qui correspondrait à l'émergence en Europe des Etats nationaux. Le second stade se caractériserait par l'apparition d'une nouvelle classe dirigeante déterminée par le nouveau système économique et par l'intégration à la nation, des masses jusque-là marginalisées. Dans cette phase les rapports entre le peuple et le gouvernement augmenteraient et se consolideraient par des liens d'interdépendance. Le troisième stade est celui de l'industrialisation accomplie où le gouvernement garantirait au peuple sa protection contre les pouvoirs exorbitants du capital, en assurant aux couches défavorisées de la société une vie décente, contrairement aux stades précédents. Le quatrième stade enfin reflèterait l'avènement de la révolution industrielle rendue possible par l'avancée technologique. Pour Organski, le premier et le dernier de ces stades seraient sans intérêt pour la compréhension du phénomène fasciste. Seul le deuxième stade intéresserait la question tandis que le troisième s'apparenterait au national-socialisme, qui est pour lui une forme non fasciste. En somme pour notre auteur, et contrairement à ce qu'affirment les marxistes, le fascisme n'est ni l'émanation d'une classe sociale déterminée ni d'une idéologie particulière ou d'une certaine forme de l'Etat; il est le fruit du développement industriel consécutif au rythme que ce mouvement imposerait au processus de la révolution industrielle à sa phase de décollage. Ainsi l'accomplissement de l'industrialisation par le mouvement fasciste ne va pas sans antagonisme social et politique, car dans ce contexte deux mondes s'affrontent, l'un moderne représenté par la société industrielle et l'autre traditionnel auquel l'aristocratie terrienne se rattache. Le développement de l'un stimule la réaction de l'autre qui a tendance à ralentir son rythme par l'entremise de son élite agraire afin de préserver ses intérêts immédiats ou, comme diraient les marxistes, stratégiques à long terme. En conclusion, le fascisme se présente donc pour Organski comme l'expression d'un conflit entre secteur moderne et secteur traditionnel de l'économie avec cette possibilité pour le fascisme, de s'affirmer à un moment déterminé du processus d'industrialisation. Dans le sillage d'Organski, un autre sociologue américain, en l'occurrence Barrington Moore (1913-2005), livre ses analyses du fascisme dans un livre écrit en 1966 intitulé «Les origines sociales de la dictature et de la démocratie». Ses réflexions l'emmènent à considérer le fascisme comme l'un des facteurs ayant stimulé le passage de la société préindustrielle à l'industrialisation, au même titre que le capitalisme démocratique et le communisme. C'est une voie parmi d'autres par laquelle le changement politique et social arrive à l'issue d'un développement économique correspondant. On ne peut le concevoir «sans la démocratie ou ce qu'on appelle généralement l'avènement des masses. Le fascisme s'est efforcé de donner à la réaction et au conservatisme une dimension populaire et plébéienne, à la faveur de quoi le conservatisme a rompu évidemment avec la liberté». (?) C'est donc l'anticapitalisme du peuple qui distingue le mieux le fascisme du XXe siècle de ses prédécesseurs, les régimes conservateurs et semi-parlementaires du XIXe siècle, le fascisme, comme il a été signalé précédemment, est né d'une situation conflictuelle entre le monde rural traditionnel et le monde moderne porté sur l'industrie, il n'en demeure pas moins que ses leaders ne sont pas des agents du grand capital, comme on a tendance à le faire croire. C'est en Allemagne que le fascisme s'est propagé en ratissant large dans les masses menacées par le capitalisme et c'est dans ce même pays que les masses ont payé le lourd tribut de leur allégeance à un régime pervers pour qui la violence et la mort revêtent un caractère spectaculaire, voire même érotique. On peut dire sans ambages, que les analyses de W. Organski et de B. Moore sur le fascisme du point de vue socio-économique se rejoignent sur nombre de points. Aussi apparaissent-elles non pas comme des idées complémentaires relatives à cette question thématique, mais plutôt comme une confirmation des thèses de l'un par l'autre en ce sens qu'on a pu observer beaucoup de ressemblances et de recoupements dans leurs approches respectives du fascisme en tant que phénomène historico-politique. A titre d'exemple, l'idée-clef de la naissance conflictuelle du fascisme, ou de celle du processus d'industrialisation par qui ce phénomène s'affirme et s'accomplit sont récurrentes et nous procure une impression de redite. Hannah Arendt et le totalitarisme Dans son célèbre triptyque consacré aux «Origines du totalitarisme» (1- Sur l'antisémitisme. 2- L'impérialisme. 3- Le système totalitaire), Hannah Arendt (philosophe américaine issue d'une famille juive allemande) entame son analyse par une description originale du phénomène totalitaire dans lequel le fascisme et le stalinisme s'intègrent dans une vision plus large où l'Etat-Nation disparaît au profit d'un système impérialiste et expansionniste poussé par des crises économiques et sociales à se répandre inévitablement au-delà de ses frontières politiques dans des entreprises de conquêtes coloniales. Le colonialisme annonce, pour Arendt, les prémisses du totalitarisme. Chez Arendt, ce qui caractérise le système totalitaire est son aspect pluridimensionnel à la fois démographique par l'adhésion des masses, géographique par l'expansion territoriale et idéologique par la propagande et l'embrigadement de la population. C'est sur les masses que ce système trouve son appui et son articulation; c'est par le mouvement qu'il s'inscrit dans la durée, mais c'est dans la stabilité qu'il freine et s'éteint. Dans son analyse du système stalinien de 1945 à 1953 et du nazisme de 1929 à 1941, Arendt distingue le système totalitaire de la tyrannie et de la dictature: «Dans ce contexte, écrit-elle, le point décisif est que le système totalitaire diffère des dictatures et des tyrannies; de distinguer entre celui-là et celles-ci n'est nullement un point d'érudition qu'on pourrait tranquillement abandonner aux «théoriciens», car la domination totale est la seule forme de régime avec laquelle la coexistence ne soit plus possible». Le mouvement totalitaire dans sa phase d'expansion prend racine dans les masses par l'usage de la propagande et de la terreur qui sans elles, ne peut se justifier et s'imposer. Ainsi Staline en voulant «réécrire» l'histoire de la Révolution russe, entreprit à la faveur de ce stratagème, la destruction systématique des livres et des documents anciens ainsi que de leurs auteurs et de leurs lecteurs. La publication en 1938 de la nouvelle version de l'histoire du parti communiste marqua la fin de l'épuration des intellectuels soviétiques. Les nazis en firent de même dans les territoires de l'Europe de l'Est en éliminant en Pologne, la majorité de l'intelligentsia non parce qu'elle leur résistait, mais parce que leur conviction doctrinaire représentait les intellectuels polonais comme des êtres inférieurs et débiles. Si la propagande fait partie de la guerre psychologique, la terreur par contre va au-delà des objectifs psychologiques car elle sévit toujours sur les populations, même si elles sont entièrement soumises. Là où la terreur atteint son apogée par des systèmes de mise à mort programmée, comme les camps de concentration en Allemagne, l'emploi de la propagande cesse complètement. Vue sous un autre angle, la propagande apparaît comme l'une des facettes fondamentalement stratégique du mouvement totalitaire, alors que la terreur constitue l'essence même de ce mouvement. En contrepartie de la propagande, la terreur était plus instrumentalisée par les nazis que par le régime stalinien. On ne s'attaquait pas aux personnalités comme par le passé, mais on achevait bien les petites gens, c'est-à-dire les simples militants socialistes ou ceux des autres partis d'opposition. L'objectif était de faire retentir un impact fort par la férocité du geste plus que par la magie du verbe et de prévenir la population du danger qu'il y avait à militer dans d'autres organisations politiques. Ces procédés macabres terrifiaient tout le monde et à mesure que le mouvement avançait, ils s'amplifiaient sans que les autorités légitimes du moment, c'est-à-dire la police, l'armée ou les tribunaux pussent intervenir démontrant ainsi leur impuissance devant la montée du péril national-socialiste. Aucune instance aussi souveraine soit-elle ne pouvait condamner leurs crimes politiques qu'ils commettaient à la manière des gangsters américains et qui plus est, les revendiquaient publiquement. Il faut dire que l'impression que faisaient de tels actes sur les adversaires politiques et toute la population était terrifiante à tel point qu'il était plus sûr de faire partie d'une organisation paramilitaire nazie que d'être un loyal Républicain sous la bannière d'un Etat sans pouvoirs régaliens. Ainsi, le gangstérisme tout autant que la publicité commerciale américaine servirent aux nazis pour imposer leur projet totalitaire par la terreur et par la propagande qui sont les deux faces d'une même médaille. Mais gardons-nous de voir dans le nazisme une forme de gangstérisme, car en tant que mouvement politique, il ne peut s'apparenter au banditisme et nous pensons que les nazis n'avaient pas l'exclusivité des méthodes des gangsters. L'histoire renseigne, pour celui qui veut bien scruter les événements de cette époque, que Staline a également utilisé dans ses grandes œuvres assassines les mêmes procédés que ceux des nazis et ce par l'entremise d'un appareil terrible, le GPU ou Guépéou, qui allait donner un peu plus tard naissance au KGB. Léon Trotsky, l'un des plus illustres penseurs et stratèges de la révolution russe, en a fait les frais un 21 juin 1940 à Mexico dans sa propre maison, où son assassin, à l'aide d'un piolet d'alpinisme lui a fracassé le crâne alors qu'il déchiffrait un manuscrit qu'on lui a remis. Peu importe les moyens et les méthodes mortifères, l'assassinat politique est le propre de tous les régimes antirépublicains et pas seulement des totalitarismes. Souvenons-nous dans un passé récent, des assassinats programmés d'intellectuels, artistes, hommes de lettres ou de science, qui s'opposaient aux régimes dictatoriaux en Europe et en Amérique latine. Je cite à titre d'exemple, l'assassinat des poètes Federico Garcia Lorca par les franquistes du général Franco en 1936, et en 1973 de Pablo Neruda par les putschistes de Pinochet. C'est que les dictateurs du monde entier dédaignent la culture, et dès qu'ils entendent ce mot, ils tirent leurs revolvers. Ce qu'Arendt démontre dans son approche du phénomène totalitaire, c'est que la propagande tient une place prépondérante dans la stratégie de conquête du pouvoir. Elle s'articule autour d'une conception fictive et prophétique de la réalité destinée à embrigader les masses par l'occupation du champ idéologique que les mouvements ouvriers et bourgeois n'ont pu combler. Dès que le mouvement totalitaire a le contrôle des masses, la violence intervient pour imposer par l'usage de la force, les «doctrines idéologiques» et les «mensonges politiques» au nom du projet totalitaire. A suivre |
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