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«Dans ce livre, les bateaux
naviguent ; les vagues répètent leur chanson ; les vignerons descendent des
collines des Cinque terres, sur la Riviera génoise ; les olives sont gaulées en
Provence et en Grèce ; les pêcheurs tirent leur filet sur la lagune immobile de
Venise ou dans les canaux de Djerba ; des charpentiers construisent des barques
pareilles aujourd'hui à celles d'hier?Et cette fois encore, à les regarder,
nous sommes hors du temps».
(Fernand Braudel : «La Méditerranée : l'espace et l'histoire») C'est dans ce berceau de la civilisation humaine, cette «région de l'esprit» (A. Toynbee), qu'a été conçu, au chœur des vagues, au gré des vents et au bruissement des feuilles des oliveraies et des vignobles, le régime politique le plus populaire, le plus transparent et le plus prestigieux que l'Athènes éternelle a légué à l'humanité tout entière : la démocratie. En effet au sens étymologique le terme «démocratie» provient du grec ancien, «démos» qui signifie peuple et « cratos» qui veut dire pouvoir ; donc la démocratie est le pouvoir du peuple. Si nous avons pris ce mot comme titre dans sa langue originelle, c'est plutôt pour mettre en relief sa forte résonance due à sa grande importance. Ce sont les Grecs qui ont inventé la politique. Indépendamment du terme lui-même tous les autres vocables de la science politique sont d'origine grecque : démocratie, aristocratie, monarchie, ploutocratie, oligarchie, tyrannie. Seule la dictature est d'origine romaine, mais c'est encore la version romaine de la tyrannie grecque. La politique avait tellement passionné les Grecs qu'ils étaient les premiers à avoir réfléchi à la création d'une forme d'organisation institutionnelle nettement plus évoluée que la forme tribale : l'Etat. Cette institution nouvelle serait la conséquence des transformations socio-économiques et politiques qu'a subies la société hellénique au cours de son histoire et dont l'objectif consistait à réguler les rapports de plus en plus complexes entre les différents groupes sociaux ainsi que les relations entre les instances du gouvernement. Leur génie s'est ainsi propagé jusqu'au début du XXe siècle aussi bien chez les hommes politiques que chez les théoriciens. La question qui se pose est de savoir pour quelle raison l'Antiquité et plus particulièrement l'antiquité grecque a-t-elle été le berceau de la science politique ? La réponse est on ne peut plus logique : c'est que les Grecs ont été parmi les groupes humains, les précurseurs et les concepteurs d'une forme d'Etat qui incluait la participation active et obligatoire de tous ceux qui en étaient membres, à la vie politique d'une entité nouvelle : la Cité, la Polis. C'est dire que tout était à repenser et à réinventer dans une société ou les facultés créatives et cognitives étaient en pleine expansion. C'est à partir du VIIIe siècle avant J.-C. que la Cité-Etat, la Polis a fait son apparition. Certes, les Grecs n'étaient pas les premiers à avoir conçu cette nouvelle forme d'organisation politique. Les fouilles entreprises en Mésopotamie, les récits bibliques, témoignent de l'existence dans le monde asiatique occidental de cités qui étaient le domaine propre du Dieu, du roi ou du prêtre et qui ne connaissait que des sujets. Mais l'originalité de la Polis grecque par rapport aux autres types d'Etat est l'émergence des politai, c'est-à-dire des citoyens rassemblés formant l'Ecclésia (assemblée du peuple) pour débattre légalement des affaires de la Cité. Cela explique que la politique ait pu passionner les Grecs et que la science politique ait pu naître chez eux. Cependant, il est des moments que l'Histoire ne peut ignorer. Vers l'année 480 avant notre ère, l'escadre grecque conduite par Thémistocle, écrase dans la baie de Salamine à quelques kilomètres d'Athènes, la flotte perse et sauve l'Hellade de l'esclavage. Le 22 avril 404, Lysandre, amiralissime spartiate, entre dans la rade du Pirée consommant la défaite d'Athènes et mettant fin à la guerre du Péloponnèse qui a duré vingt-cinq ans et qui a ensanglanté la péninsule et déchiré les cités grecques les unes après les autres. Entre ces deux dates guerrières, c'est l'âge d'or de la civilisation grecque : le siècle de Périclès. Avant c'est comme une préhistoire ou tout s'enchaîne et se noue pour l'avènement d'institutions et de valeurs nouvelles ; après c'est le moment de la confusion, des antagonismes vils, sans grandeur, qui vont aboutir en 338 à la destruction de la Grèce par Philippe de Macédoine et de la disparition du paysage politique grec de la Cité en tant qu'entité politique indépendante. Cette phase rayonnante et belliqueuse nous a tellement fasciné, que les acteurs qui la vécurent nous paraissent aujourd'hui moins comme des personnages historiques que comme des héros épiques. Dès l'entame du IVe siècle avant J.-C., philosophes, politiques, rhéteurs et historiens considérèrent la période qui s'étend de la fin des guerres médiques (entre Grecs et Perses -480) à la défaite d'Athènes par Sparte (fin de la guerre du Péloponnèse -404) comme un instant suprême du devenir humain ou un événement historique sublime s'était produit et allait changer le cours de l'Histoire à travers les différentes étapes de l'évolution des civilisations humaines. Des penseurs comme Platon, Isocrate, Aristote observaient avec un œil attentif et analysaient la genèse des événements qui étaient à l'origine de la constitution de l'empire athénien, et ceux ayant entraîné son anéantissement soixante-treize ans plus tard. Aussi, les exploits des hommes d'alors et leurs expériences positives ou négatives devaient-ils alimenter un champ de réflexion d'une profondeur et d'une richesse incommensurables. L'étude du siècle de Périclès de Thucydide à Hegel a fourni constamment des matériaux ô combien riches en enseignements pour les spécialistes de la philosophie politique. Avènement de l'idéal démocratique dans la Grèce antique Pour l'imagination historienne, le monde grec est lié à la rationalité, au concept, à l'harmonie et au bonheur. L'architecture en toute finesse de l'Acropole de Phidias, les bouleversantes tragédies de Sophocle, les envolées lyriques des discours de Périclès tels que rapportés par Thucydide lui-même, sont autant d'éléments que la tradition a utilisés pour baliser les contours de ce monde apaisé, épris de savoir et d'art. Le Ve siècle a été aussi le théâtre des guerres et des massacres. Il commence par un conflit d'une ampleur considérable qui met aux prises les Perses et les cités grecques, unies pour la circonstance contre l'envahisseur pour défendre leur liberté et leurs divinités. Des villes florissantes furent saccagées et brûlées et des populations entières réduites en esclavage ; la ruse et le stratagème deviennent des vertus qui ont supplanté les liens d'amitié et de paix. L'émergence de l'esprit inventif et de la puissance de la réflexion annonce avec clarté l'apparition d'un système de pensée novateur orienté vers l'avenir mais trop en avance sur son temps. Comment se fait-il que des cités que tout semble unir pour le meilleur et pour le pire, qui ont la même origine historique, qui parlent la même langue et adorent les mêmes divinités, se dressent les unes contre les autres dans un combat sanglant qui a duré un quart de siècle ? Le vrai problème est dans l'unification, car le danger commun que les cités grecques ont couru face à l'invasion perse et la résistance farouche que ces dernières, (unies pour un jour et rivales pour toujours), lui ont opposée démontre on ne peut plus qu'il est possible et souhaitable de grouper en un tout organique et homogène des cités riveraines qui ont les mêmes ennemis traditionnels et les mêmes aspirations communes. Ne dit-on pas que l'union fait la force ? Mais, c'est compter sans la haine de voisinage, sans les rivalités politiques et sans les antagonismes commerçants ; c'est compter aussi sans le désir d'hégémonie des villes riches et anciennes sur le reste du monde hellénique. L'idée du vivre ensemble est présente, mais chaque Cité l'oriente à son avantage compte tenu de son poids et de son influence dans la péninsule grecque, ce qui se traduit concrètement par des visées impérialistes et par la colonisation des unes par les autres. Ces contradictions sont apparues à un moment où les grandes Cités, celles qui sont appelées à jouer un rôle déterminant, sont arrivées à un niveau de maturité important, où les oppositions institutionnelles entre villes rivales à l'intérieur d'un cadre commun sont maîtrisées et où la Cité a conquis son statut économique, social et politique. Ainsi, la Ville se transforme en un creuset dans lequel foisonnent toutes les activités qui lui donnent sa signification et sa pleine justification et dont le but avéré est de promouvoir le citoyen par sa contribution directe à la gestion des affaires publiques en toute liberté et responsabilité. Cependant elle ne sait pas encore quel chemin prendre et dans quelle direction s'engager pour s'épanouir pleinement. Doit-elle préserver jalousement son indépendance vis-à-vis des Cités voisines et risquer des empiètements sur les prérogatives de celles-ci qui, par réaction, pourraient la détruire ? Lui faut-il restreindre son pouvoir à la mesure de sa sécurité et maintenir une hégémonie modérée ? N'a-t-elle pas plutôt pour mission en cherchant au fond d'elle-même une organisation politique, toujours rénovée, afin d'accomplir par la persuasion ou par la force, les objectifs les plus nobles de l'idéal grec ? Cette dernière solution est le choix de l'Athènes péricléenne, la Cité avant-gardiste aux idées révolutionnaires, contrainte par son statut de ville ancienne autant que par son histoire et son savoir, à projeter une nouvelle ambition à la hauteur de sa dimension. Athènes est appelée à choisir donc entre un mode de vie relativement stable et insipide où les conflits et les batailles seront violents comme par le passé, mais sans transcender pour autant le présent par une projection d'un ordre constamment renouvelé et décisif, ou une existence historique où rien ne sera définitivement acquis, mais dans laquelle s'érigera un esprit créateur, apte à procurer des satisfactions immenses et des conquêtes exceptionnelles. Méfions-nous cependant de l'anachronisme. Il se pourrait que les Grecs n'aient jamais adopté cette conception toute moderne, selon laquelle le pouvoir accru de l'homme sur la nature peut changer la structure, l'action et les pensées de l'homme même. Mais au Ve siècle, la démocratie athénienne a permis l'éclosion de l'intelligence et du savoir-faire, pour une meilleure appréhension du réel et une utilisation du pouvoir au service des intérêts suprêmes de la Cité et du citoyen. Celui qui sait appréhender les lois de la Nature, dompter et transformer la matière pour le confort social, maîtrise, cela va de soi, l'art de la parole et la graphie la langue. Ainsi, au Ve siècle apparaît pour la première fois dans la civilisation occidentale l'alternative tragique entre la mouvance et la pause, entre l'héritage et la nouveauté ; Athènes, en choisissant sa préférence pour la dynamique de l'Histoire au mépris de la stagnation dans le passé, a inventé un mode de gouvernement que la pensée politique reconnaît comme modèle. Elle est en finalité une œuvre grandiose et une conquête pour la postérité. Alors comment s'articule cette formation politique nouvelle ? Quel édifice institutionnel a-t-elle construit pour le fonctionnement de son système politique et l'exercice du pouvoir ? Quels sont les présupposés théoriques et philosophiques qui ont présidé à l'avènement de la démocratie athénienne ? A ces questions nous allons donner des réponses à la fois descriptives et de synthèse. L'Ecclésia, la Boulé et le tribunal de l'Héliée La démocratie grecque s'exerce à travers trois institutions majeures : l'Ecclésia, la Boulé et le tribunal de l?Héliée. L'Ecclésia est l'organe délibérant par excellence qui réunit le Démos (le peuple assemblé) dans les places mythiques de l'Agora et du Pnyx à l'effet de débattre des affaires publiques de la Cité. Devant promouvoir l'isonomie, c'est-à-dire l'égalité de tous les citoyens devant la loi, la démocratie athénienne a aboli les différences sociales entre les membres du Démos afin de créer l'homogénéité au sein de l'institution et permettre ainsi à chacun d'exercer en toute liberté la parcelle de pouvoir qu'il détient. Les réunions plénières sont d'abord mensuelles ensuite plus rapprochées. Cette extrême fréquence trouve son explication dans le fait que les travaux matériels et l'activité économique sont accomplis essentiellement par les métèques (étrangers) et les esclaves. En face du peuple réuni dans sa totalité en Ecclésia, les Cinq cents ou Boulé sont chargés sous son contrôle de l'organisation des débats et de l'administration des délibérations publiques, mais les Bouleutes ne proviennent pas d'une représentation. Il est vrai qu'ils affichent certains traits de nos élus actuels notamment par quelques privilèges dus à l'exercice de leur pouvoir, cependant ils ne sont pas élus ; ils sont désignés par tirage au sort. Ne dit-on pas qu'un peuple religieux voyait toujours dans le hasard une manifestation des Dieux ? Mais les Grecs préfèrent ce mode de désignation au scrutin électoral qui, selon la conception antique, n'altère pas la démocratie. L'élection génère des groupes sélectifs susceptibles de former une oligarchie ou une aristocratie qui risquent de porter un coup fatal à cette merveilleuse invention de l'homme. A côté de ces deux institutions publiques, se profile le tribunal populaire de l'Héliée. Composé de 6000 citoyens ayant plus de trente ans (5000 membres à part entière et 1000 suppléants), il est chargé de rendre la justice. Il est divisé en plusieurs sections de cinq cents membres tirées elles-mêmes au sort pour chaque procès. Il est présidé par un archonte (magistrat). Il n'y a pas d'avocat de la défense, on est son propre avocat, mais on a le droit de se faire écrire sa plaidoirie par un logographe (un rédacteur de discours) ou, le cas échéant, se faire défendre par un ami. Tout citoyen athénien peut donc décider du destin de sa cité à l'assemblée, rendre justice en siégeant au tribunal, être membre de la Boulé et exercer une magistrature au moins une fois dans sa vie. Nulle part ailleurs un système aussi égalitaire, aussi élaboré et méticuleusement mis en pratique, n'a existé sur terre depuis l'avènement des civilisations humaines, que dans la Grèce de Périclès. Athènes devient ainsi le véritable centre de la Grèce, « la Grèce de la Grèce » ou « l'école de la Grèce» pour reprendre la formule que Thucydide prête à Périclès. A suivre... *Juriste, Constantine |
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