Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Un praticien de
la lutte concrète, philosophe par moments, a avancé que si on voulait connaître
le goût d'une poire, il fallait la transformer en la goûtant1. Il semble donc,
selon cette proposition, que la connaissance de la poire et la découverte de son
noyau ne peuvent se réaliser que dans la mesure où la poire en tant que telle
est détruite dans le procès de sa connaissance.
L'analyste qui ne dépasse pas le stade de la contemplation ne peut saisir que l'apparence de la poire et non sa substance. Le rapport entre le sujet et l'objet de la connaissance apparaît ainsi comme un procès à travers lequel le sujet s'enrichit et se transforme en déconstruisant l'objet. Si le sujet ne participe pas à la transformation de l'objet, sa connaissance ne peut être que spéculative et à la limite stérile. 1- SUR LA STERILITE DE L'UNIVERSITAIRE ALGERIEN La stérilité apparente de l'universitaire algérien serait, dans cette optique, un phénomène relevant de l'absence de procès entre cet universitaire et son objet d'étude particulier. Or, cette absence renvoie aussi bien à la pratique concrète des universitaires algériens qu'à l'environnement au sein duquel ils se meuvent ou plutôt qu'ils côtoient. L'histoire de l'Algérie indépendante montre toutefois l'existence d'un discours particulier dont l'un des aspects saillants émerge en tant que possibilité d'acheter le développement de l'extérieur grâce à la rente pétrolière2. Ainsi la non-pratique de l'universitaire algérien ne peut être comprise que pour autant qu'elle est inscrite dans le cadre d'un système dont la logique se réduit à une reproduction simple et où le travail productif (celui qui génère la plus-value) n'occupe qu'une position marginale dans la reproduction du dit système. La marginalisation du travail productif permet ainsi de faire l'économie de l'effort intellectuel nécessaire à la compréhension de la réalité en mouvement. Cet état de fait n'a pu exister que dans la mesure où la rente pétrolière a remplacé le travail productif dans le procès de renouvellement du système. Et ce dernier se renouvelle de fait grâce à un saupoudrage approprié de la rente sur toutes les couches sociales indigènes en général et sur les catégories sociales qui sont supposées produire du sens, i.e. les universitaires, en particulier. La rente (en tant que transfert de valeur de l'extérieur de l'économie domestique) a servi de base à un discours à sens unique et a desservi l'émergence de tout autre discours. En effet, en face de l'idéologue qui fredonne le discours de la grande fratrie (les couches dominant l'Etat-rentier), l'universitaire qui adopte le point de vue du travail productif et qui essaie de mettre l'accent sur les aspects qualitatifs de la dynamique sociale ne peut développer qu'un discours inapproprié. Car, l'existence de la rente a, de fait, réduit l'acte productif à un ensemble de pratiques gestuelles sans rapport avec le procès réel de production. Ainsi, un discours linéaire n'a cessé d'imprégner l'idéologie de l'individu noyé dans la masse. Ce discours s'est développé en accord avec les conditions de reproduction de la formation sociale algérienne. Car, l'existence de la rente permet, d'une part, d'importer de la quincaillerie et d'autre part, n'exige pas sa maîtrise étant donné que la reproduction du système peut se passer de l'accumulation d'un surplus interne. Dans ce cadre d'analyse, la reproduction de la formation sociale algérienne peut s'effectuer en dépit où plutôt grâce à la marginalisation soutenue de l'université et de son potentiel. Ainsi l'Etat-rentier peut se permettre d'ériger une université algérienne (pourvoyeur potentiel d'intellectuels), qui ne produit en général que des moitiés d'intellectuels3. Un premier groupe, constitué d'individus formés en langue arabe dans les sciences sociales et humaines, se réduit en général à un ensemble d'idéologues manipulant des concepts dont l'histoire est rarement questionnée. Etant quasiment déconnecté de l'expérience concrète des diverses couches sociales indigènes, le « savoir » de ce groupe tourne à vide et génère dans les faits un galimatias incompréhensible à tout individu étranger à la secte. Car, le discours proposé n'éclaire pas (en vue de son appréhension, dans une première étape et de sa transformation, dans une deuxième étape) une réalité en mouvement mais spécule sur ce que cette dernière devrait être en utilisant des concepts figés, i.e. a-historiques. Le deuxième groupe, constitué d'individus formés en langue française dans les disciplines techniques, peut être porteur d'une technicité effective mais est dans l'incapacité de la traduire en un système de significations. Il est, de ce fait, quasiment aveugle étant donné qu'il ne reçoit pas d'éclairage du premier groupe. Cet ensemble amorphe manipule des machines mais est incapable d'appréhender la longue histoire de ces dernières. Ces deux groupes, chacun constitué de moitiés d'intellectuels ou d'intellectuels amputés d'une moitié, se déploient, dès lors, à travers des circuits parallèles qui ne permettent point d'envisager un quelconque enrichissement mutuel. Le premier groupe développe ainsi un normativisme répétitif et un langage codé sans prise avec la réalité en mouvement tandis que le deuxième groupe met en exergue un pseudo-pragmatisme dont il ne saisit ni le sens ni la portée. 2- LA LOGIQUE RENTIERE OU LA CLOCHARDISATION DE L'UNIVERSITE Ce procès de segmentation du système universitaire ne peut aboutir à la longue qu'à son dépérissement graduel. Et ce dépérissement (programmé ?) ne prend un sens que dans la mesure où la rente est saisie en tant que rapport social dominant. En effet, la rente, en permettant à l'Etat-rentier de se reproduire quasiment en « vase clos », provoque de fait la dévalorisation du travail productif en général et du travail universitaire en particulier. Et l'Etat-rentier n'a besoin ni de travailleurs productifs ni de producteurs de sens (les universitaires en particulier) car ces deux catégories ne peuvent que contredire la logique de la rente. En effet, la rente, en tant que rapport social dominant, exclut de fait la contribution du travail productif et exige la dévalorisation de toute activité intellectuelle (celle qui donne un sens à une réalité). Car, la prise en compte des activités productive et intellectuelle créerait de nouveaux agents actifs (en dehors de l'Etat-rentier) qui revendiqueraient leur autonomie vis à vis de la rente et entreraient en concurrence (pour le pouvoir) avec ceux qui dominent l'Etat et distribuent la rente. Ainsi, au regard des besoins du système rentier, La segmentation du système universitaire prend un sens particulier. Le système rentier n'a pas besoin d'un système universitaire performant. Au contraire, l'université, en tant qu'appareil idéologique de l'Etat-rentier, doit produire et reproduire le discours de la rente. Et, elle le fait de telle sorte que les universitaires (les moitiés d'intellectuels) apparaissent pour ce qu'ils doivent être dans un système basé sur la rente. Les universitaires n'ont aucun impact sur leur environnement ; ils ne contribuent pas en général en tant qu'agents actifs à la reproduction du système rentier. Pourtant ils perçoivent un revenu sans contrepartie palpable. Les universitaires apparaissent dès lors comme des rentiers en puissance et reproduisent dans l'environnement qui leur est assigné, la logique du système rentier. Ainsi, toute manipulation technique de l'universitaire algérien (élément du deuxième groupe) semble superflue dans la mesure où le développement (dans le cadre d'une économie rentière) n'est pas appréhendé comme un procès d'ensemble mais est envisagé dans une logique linéaire qui se réduit à une importation continue de quincaillerie. Et l'universitaire dont les connaissances sont en général surannées, qui présente des cours désuets, qui manipule des instruments délabrés, qui reçoit une prime de recherche et une prime de documentation, qui tente souvent de réinventer la roue et auquel la tutelle octroie des « bourses de stage à l'étranger » constitue le profil type de l'universitaire-chercheur algérien4. Ses enseignements et ses résultats de recherche (si résultats il y a) n'intéressent personne. Car, l'étudiant auquel les cours sont destinés s'intéresse surtout à sa note et rarement à sa formation (culture rentière oblige). La tutelle qui paie ne s'intéresse, en général, pas à de quelconques résultats de recherche (il suffit de recenser le nombre d'«équipes de recherche » qui reçoivent des primes de recherche pendant des mois voire des années et qui disparaissent à la fin du contrat sans laisser la moindre trace écrite). Enfin, la société, en général, se fiche royalement de l'universitaire étant donné que ce dernier ne côtoie en général pas les « grosses légumes » et ne participe à la distribution ni de logements sociaux ni de lots de terrain. Le salaire, la prime de recherche et la prime de documentation au même titre que les soi-disant bourses de stage à l'étranger que l'universitaire (en particulier celui qui occupe un poste administratif) perçoit matérialisent ainsi beaucoup plus une forme de corruption qu'une incitation à être performant. Car, la tutelle (le ministre, le recteur, le chef de département ou le doyen de la faculté5 et même l'appariteur) et l'enseignant-chercheur savent que la performance pédagogique et la production scientifique ne sont pas les objectifs essentiels du travail de l'universitaire. Cependant, la tutelle fait semblant de payer et l'enseignant-chercheur, en général, fait semblant d'enseigner et de chercher, et la logique rentière est assurée dans sa reproduction objective et subjective. Et, l'universitaire qui présente des cours dépassés et qui cherche sans trouver mais qui perçoit cependant un salaire et une prime dite de recherche ne représente en fait qu'un maillon dans la chaîne des clients de l'Etat-rentier. Sa place réservée n'est pas de comprendre pour reproduire (et pour innover dans un deuxième temps) mais de participer passivement en tant que client à la consommation non-productive de la rente.6 Et sur la base de cette non-praxis (la consommation non-productive de la rente), la pratique sociopolitique (qui concerne particulièrement le premier groupe d'universitaires) ne peut se résumer qu'à une pratique masturbato-idéologique. Car, étant en marge du mouvement historique et étant dans l'incapacité de saisir (pour questionner) le devenir de son environnement, i.e. la formation sociale algérienne, l'universitaire se retrouve, dans les faits, à se poser la question de savoir pourquoi la roue n'a pas une forme trapézoïdale. Et, étant déconnecté de la réalité qu'il côtoie, cet universitaire déploie des efforts soutenus pour ingurgiter des textes dont il ne peut comprendre ni la provenance ni la relativité. Et parce qu'il ne goûte pas à la poire pour dévoiler, analyser et comprendre son noyau, l'universitaire ne peut que s'extasier devant sa forme « miraculeuse ». Et, parce qu'il ne peut pas produire de sens, il n'a d'autres alternatives que de régurgiter ce qui lui est proposé par autrui, en général et par les idéologues de l'Etat-rentier, en particulier. Dés lors, l'universitaire est, en général, constamment en retard d'une guerre et participe de fait à la pérennité du système rentier.7 Ainsi la rente en tant que rapport social dominant permet aux couches rentières de dévaloriser le travail intellectuel (au même titre que le travail productif) et de projeter une image particulière de l'universitaire. Etant considéré comme stérile8 ce dernier est placé au même niveau que n'importe quel ignare. Et cette équivalence (entre l'universitaire et l'ignare) permet à tout ignare de discourir sur les sciences en général et les sciences sociales en particulier et de proposer ses solutions aux problèmes que peut rencontrer la formation sociale algérienne. L'ignare prend alors son discours pour la science et est adopté par les couches rentières comme penseur émérite étant donné que sa masturbation idéologique favorise la reproduction à l'identique du système rentier. En effet, la logique de la rente exige de fait une reproduction simple car le système rentier en tant que système pré-capitaliste ne peut se renouveler qu'à l'identique9 car, toute innovation risque de perturber l'équilibre du système dans son ensemble.10 Et l'exigence de reproduction à l'identique explique pourquoi une université performante est à la limite superflue et pourquoi les universitaires n'arrivent pas à se situer dans ce grand bazar que constitue l'Algérie.11 * Département d'économie, université de Annaba. Notes 1- Mao Tsé Toung, 1973, De la pratique, in ?uvres Choisies, tome I, Petite collection Maspéro, p. 173. 2- Le discours dominant actuel met plutôt l'accent sur l'investissement étranger. 3- El-Kenz, Ali, 1989, Au fil de la crise, 4 études sur l'Algérie et le Monde Arabe, Bouchène, Alger, p. 27. 4- L'isolement des universités algériennes par rapport aux universités performantes des pays développés ne peut aboutir qu'à la dégénérescence des universitaires algériens. 5- La « transformation » des instituts en facultés et du système classique en système LMD semble, jusqu'à preuve du contraire, avoir autant d'impact que le fardage d'un macchabée sur son état de macchabée. 6- La compétence est rarement un critère d'appréciation lorsqu'il s'agit de nominations aux postes de responsabilité. L'appartenance à un réseau de clientèle par contre constitue un atout maître pour les progressions fulgurantes. Ceci n'est évidemment pas une spécificité de l'université. 7- Les revendications traditionnelles du CNES (conseil national des enseignants du supérieur) réconfortent de fait l'idéologie de l'Etat-rentier, étant donné qu'elles peuvent se résumer par la formule : le partage de la rente est actuellement injuste, les universitaires en veulent une part plus substantielle. 8- Cette stérilité n'empêche cependant pas l'université algérienne de produire une quantité incalculable de titulaires de magistères, de docteurs d'Etat et autres mutants, alors que les conditions pour produire des ingénieurs et des licenciés sont quasiment absentes. Ce n'est certainement pas le seul miracle qui prend pour scène le théâtre Algérie. 9- Le renouvellement à l'identique transparaît dans les discours sur les constantes nationales et autres notions fossilisées et fossilisantes. Il (le renouvellement à l'identique) explique en outre le recyclage permanent sur la scène politique de fossiles ambulants. 10- La reproduction élargie est une caractéristique du mode de production capitaliste et l'innovation est une conséquence directe de la lutte des classes dans le cadre d'une formation sociale capitaliste. 11- La tournure que prend le débat actuel sur la pertinence du système Lmd montre que les protagonistes du débat ne semblent pas avoir compris qu'un fait (le système Lmd) est incompréhensible et insaisissable s'il n'est pas inséré dans le tout (la formation sociale algérienne et le projet social porté par le pouvoir en place). En d'autres termes, il est tout à fait incongru de porter un quelconque jugement sur le système Lmd si le projet social qu'il est censé servir n'est pas préalablement cerné et défini. Or, jusqu'à preuve du contraire et en dehors d'une politique de dépense tout azimut, le pouvoir en place ne propose aucun projet social cohérent. Par conséquent, il est même possible de considérer que le système Lmd correspond tout à fait aux intérêts du pouvoir en place puisque le dit système produit des diplômés dont les connexions neuronales sont totalement débranchées. Ce type de diplômés est le garant parfait de la pérennité d'un système (le système rentier) dont la pérennité requiert une reproduction simple. |
|