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L'Europe et la polycrise

par Thomas Buberl*

GENÈVE – Chaque période historique est définie par ses propres défis. Après la Seconde Guerre mondiale, l'Europe a dû trouver un moyen de mettre fin aux crises récurrentes et relativement indépendantes liées aux cycles du marché, à la politique intérieure et à la concurrence des grandes puissances qui l'avaient déchirée pendant des décennies. Elle a relevé ce défi en construisant des États-nations stables et des systèmes de protection sociale efficaces dans le contexte de cadres européens et internationaux solides.

Depuis le début du siècle, l'Europe est confrontée à un nouveau défi : répondre à une polycrise extrêmement complexe, composée d'un large éventail de crises interdépendantes. Nombre d'entre elles pourraient, à elles seules, s'avérer catastrophiques, en raison de processus cumulatifs et d'autorenforcement, tels que les points de bascule du changement climatique et l'effet boule de neige de la dette publique. Aucune de ces crises, cependant, ne se déroule dans le vide. Au contraire, les crises interconnectées d'aujourd'hui s'aggravent et se renforcent mutuellement. Par exemple, une crise démographique déstabilise l'État-providence, sapant le bien-être économique, qui à son tour alimente les perturbations sociales et politiques. Un déclin significatif et durable de la cohésion sociale et politique peut contribuer à d'autres types de crises, comme la crise actuelle de la démocratie libérale, tout en entravant la capacité des États à répondre à d'autres menaces encore, comme le changement climatique. L'incapacité générale à faire face efficacement à l'escalade de la polycrise a contribué à créer un sentiment de catastrophe imminente dans le public européen, qui se sent de plus en plus impuissant. Mais les menaces existentielles auxquelles nous sommes confrontés, des conflits armés au changement climatique catastrophique, peuvent être surmontées, non pas en « reprenant le contrôle », comme le promettent les dirigeants politiques populistes, mais en apprenant à contrôler ce qui ne l'est pas encore.

Nos institutions politiques, financières et internationales ont tendance à être structurées pour la gestion des crises cycliques du passé, ce qui les rend mal adaptées pour répondre à la polycrise actuelle, qui exige à la fois robustesse et flexibilité. L'Europe est confrontée à un défi supplémentaire : ses institutions, qui dépendent du consensus, de la cohérence et du compromis, peinent à faire face à des intérêts étroits, complexes et diversifiés. Toutefois, si l'Europe a bien besoin d'une transformation institutionnelle pour relever les défis existentiels d'aujourd'hui, elle est aussi particulièrement bien équipée pour y parvenir, grâce à l'expérience considérable qu'elle a acquise en traversant des crises et en conciliant solidarité et liberté. Pour cela, il lui faut développer une vision claire de l'avenir, approfondir la coopération dans les domaines-clés et concevoir un nouveau cadre organisationnel.

Commençons par la vision. L'Europe a besoin d'une stratégie explicite pour faire face à la polycrise, qui synchronise les horizons temporels afin d'améliorer la gestion des crises à court terme (ce qui est essentiel pour briser les mécanismes de crise qui se renforcent d'eux-mêmes) et d'établir des objectifs communs à long terme (ce qui est essentiel pour maintenir l'élan).

Des unités plus petites, plus autonomes et plus flexibles devraient être chargées de mettre en œuvre cette vision, en collaboration avec des acteurs indépendants – souvent issus de la société civile – spécialisés dans la recherche d'un consensus, l'élaboration de stratégies à long terme et le suivi de leur mise en œuvre et de leurs effets. Une culture de la décision et de la responsabilité est essentielle.

La vision à long terme devrait refléter l'ambition générationnelle. L'Inde a établi une feuille de route pour devenir une économie développée d'ici 2047, un siècle après son indépendance. La Chine prévoit de parvenir à un « rajeunissement national » d'ici 2049, année du centenaire de la République populaire. L'Europe devrait ancrer sa propre stratégie en 2045, 100 ans après avoir pris un nouveau départ après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. En élaborant cette nouvelle vision, l'Europe devrait s'inspirer des forces des autres, par exemple de la capacité de réflexion stratégique de l'Amérique, illustrée par le travail de recherche et de développement sur les technologies émergentes de l'Agence des projets de recherche avancée de la défense (Darpa). Le deuxième impératif consiste à mettre en place de nouveaux cadres solides couvrant trois éléments essentiels de la sécurité européenne : les finances, la défense et le bien-être social. La nouvelle architecture financière devra accroître les investissements en Europe afin de stimuler la productivité et de soutenir l'innovation technologique dans des secteurs critiques. Compte tenu de la taille réduite de sa base d'investisseurs et de sa fragmentation structurelle, l'Europe devra améliorer l'efficacité de l'allocation des capitaux et de la mobilisation de l'épargne. L'achèvement de l'union des marchés des capitaux devrait être la tâche principale de la nouvelle Commission européenne. En ce qui concerne la défense, la guerre en Ukraine a montré que l'architecture actuelle de l'Europe était fragile et lente. Un nouveau cadre est absolument nécessaire. Il doit être capable de gérer les achats à l'échelle du continent, de soutenir l'interopérabilité entre les forces de sécurité et de donner à l'Europe un avantage technologique. De même, la nouvelle conception de la protection sociale doit être cohérente, fiscalement viable et répondre aux besoins des sociétés modernes. Au cours des dernières décennies, l'Europe a laissé se creuser les dettes et les déficits de financement dans toute une série de domaines – notamment la santé, le logement, l'éducation et l'énergie – en raison de l'absence de consensus sur ce que devrait être l'État-providence moderne. Étant donné que la sauvegarde du mode de vie européen est essentielle à la solidarité sociale à long terme, cette situation ne peut plus durer.

Le troisième impératif clé pour l'Europe face à la polycrise est de concevoir un nouveau modèle d'organisation, basé sur la flexibilité, l'adaptabilité et la subsidiarité. Les problèmes doivent être abordés au niveau où ils se posent. Les défis mondiaux – tels que le changement climatique, la prolifération nucléaire, l'intelligence artificielle et la stabilité financière – exigent une coopération et une réglementation internationales plus structurées. Les défis qui devraient être traités au niveau de l'UE comprennent l'actualisation du modèle économique européen, le renforcement de la productivité et de la compétitivité, ainsi que la gestion de la politique commerciale.

Les États-nations, pour leur part, doivent encourager la solidarité et, avec les communautés locales, gérer la mise en œuvre concrète des politiques. La coopération public-privé est également essentielle, afin de tirer parti de l'expérience, du savoir-faire et de la capacité institutionnelle des entreprises en matière d'adaptation, de gestion des risques et de réponse aux crises. Le nouveau modèle d'organisation devrait ressembler davantage à un filet qu'à une chaîne, car la force d'un filet est la somme de ses nœuds, tandis qu'une chaîne n'est aussi solide que son maillon le plus faible. L'Europe ne peut pas se permettre d'attendre le prochain choc pour agir. Si nous voulons surmonter la polycrise, nous avons besoin aujourd'hui d'une réflexion stratégique, d'un leadership collectif et d'une pensée originale, guidés par l'ambition commune de « refonder l'Europe » d'ici à 2045.

*Directeur général d'AXA.